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Cocktail international de féminismes antiguerre

Guillaume Gamblin

Les femmes et les féministes qui se mobilisent contre la militarisation doivent mener un double combat : à la fois contre les guerres et contre les hommes qui les oppriment au sein de leurs mouvements. Cela a mené une partie d’entre elles à fonder des réseaux autonomes de femmes.

En 1915, pendant la Première Guerre mondiale, 1 200 féministes de plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Nord, opposées à l’entrée en guerre de leurs pays, se réunissent à La Haye. Le débat fait alors rage, parmi les féministes suffragistes, entre soutenir la guerre pour gagner en respectabilité et en légitimité politique, ou critiquer la guerre comme une entreprise patriarcale qui va encore enraciner les privilèges masculinisés au sein de la nation.
La Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (Women’s International League for Peace and Freedom, WILPF) naît lors de ce congrès. Elle cherche à influencer la Société des Nations, à éduquer les enfants au pacifisme, à obtenir le droit de vote des femmes, vu comme un moyen d’éviter les politiques bellicistes et les guerres dans le futur. Non sans humour, l’une de ses premières déclarations est : « Les hommes peuvent nous rejoindre, mais ils n’auront pas le droit de voter » !

La guerre contre les femmes — les femmes contre la guerre
Hélène Hernandez

Militante anarchoféministe, Hélène Hernandez présente ici un recueil d’article (la plupart écrits par elle) publiés depuis environ 35 ans dans Le Monde libertaire ou Casse-Rôles sur ce que la guerre fait aux femmes et ce que les femmes font à la guerre. On y découvre l’action et la pensée de grandes militantes sur le sujet (d’Emma Goldman à Pinar Selek), des analyses sur le patriarcat en temps de guerre, la féminisation de l’armée, le continuum féminicidaire, le lien indissoluble entre nucléaire et militaire, etc. Et surtout, des articles publiés en réaction à des guerres précises : ex-Yougoslavie, Afghanistan, Iran, Syrie, Ouïghours, etc., ainsi que des exemples de mobilisations de femmes contre les guerres, à Greenham Common, etc. Une lecture passionnante et accessible pour découvrir le sujet par petites touches. GG
Le Monde libertaire, 2024, 258 p., 10 €.

Des réseaux présent sur tous les continents

Féministe et pacifiste, la WILPF comprend aujourd’hui des dizaines de groupes sur tous les continents. Elle travaille à redéfinir la sécurité et plaide pour investir dans les droits sociaux et économiques, dans l’écologie et la construction de la paix, plutôt que dans la force militaire. Elle considère que le néolibéralisme bloque le chemin de la paix.
Au Kenya, la WILPF mène campagne contre les féminicides et pour le contrôle des armes légères. Aux États-Unis, elle organise un « contre-recrutement » en amenant des anciens combattants dans les lycées et collèges pour offrir une vision différente de la guerre. En Nouvelle-Zélande, elle a proposé un budget féministe alternatif à celui, militarisé, prôné par l’État. En Italie, elle mène une campagne Faites du fromage, pas la guerre pour la reconversion d’une industrie d’armement sarde en centre laitier régional. Au Liban, elle organise des actions pour impliquer les hommes dans une remise en cause de la masculinité militarisée. Dans dix-sept pays d’Afrique noire, elle mène campagne sur les armes de petit calibre et leurs effets genrés.
Le réseau féministe Women’s Initiative for Gender Justice, quant à lui, fait pression sur la Cour internationale de justice pour que le viol systématique et l’esclavage sexuel en temps de guerre soient explicitement reconnus et poursuivis comme crimes de guerre.

Bloquer et occuper les lieux du pouvoir militaire

Les actions les plus significatives des féministes contre la militarisation sont les blocages et les occupations de sites militaires. Celle de Greenham Common, vue plus haut, mais aussi le Camp des femmes pour la paix d’Aldermaston, l’usine d’armes nucléaires du Royaume-Uni. À partir de 1985, des femmes réussissent à maintenir une présence sur le territoire du ministère de la Défense pendant vingt ans, avec l’ambition de bloquer de manière non-violente la conception d’une nouvelle génération d’armes nucléaires britanniques. Les hommes y sont bienvenus… en plein jour. En 2004, après une marche de Londres à Aldermaston, le projet de développer des essais par laser sur ce site est abandonné. Les femmes vont aussi perturber des assemblés générales de groupes d’armement impliqués.
Aux États-Unis, en 1980, 2 000 femmes encerclent le Pentagone, lieu du pouvoir militaire étasunien. Elles font directement le lien entre féminisme, écologie, luttes contre le nucléaire et la militarisation.
En Allemagne, entre 1974 et 1995, le groupe révolutionnaire armé Rote Zora mène un combat à la fois antipatriarcal, anticapitaliste et antimilitariste. Ses membres mènent des attaques contre des lieux liés au tourisme sexuel, aux nouvelles technologies reproductives (qui allaient donner plus tard les OGM) et contre des bases militaires étasuniennes de l’Otan en Allemagne.

Des initiatives féministes tous azimuts contre la militarisation

L’action féministe se réinvente sans cesse de manière créative face aux guerres et à la militarisation.
À Moscou, depuis 1989, les membres du Comité des mères de soldats protestent contre la manière dont leurs fils sont traités dans l’armée. Elles jouissent d’une légitimité importante dans l’opinion publique, qui ne cesse d’embarrasser le pouvoir au fil des guerres.
Un mouvement de Femmes en noir se développe dans les Balkans durant les années 1990 contre Milosevic. Ses membres mènent des actions non-violentes, apportent des soins aux victimes de viols, des hébergements aux femmes et filles réfugiées en danger.
En 1990 et 1991, durant la première guerre du Golfe, trois cents femmes arabes embarquent sur un bateau chargé de lait et de médicaments pour apporter leur solidarité concrète au peuple irakien, soumis au blocus imposé par la coalition des grandes puissances. Ce Bateau des femmes arabes pour la paix est arraisonné avant d’arriver à bon port, et ses occupantes sont tabassées et maltraitées par les soldats étasuniens, britanniques et australiens (1).
En 2000, afin de juger le système de l’esclavage sexuel institué par l’armée impériale japonaise pendant la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), des survivantes, des militantes féministes et des juristes internationales s’unissent pour organiser le Tribunal international des femmes de Tokyo. Il répond à la fois au besoin de témoignage, de justice et de réparation des victimes, et au climat de révisionnisme qui entoure alors ces faits au Japon.
En Colombie, la Route pacifique des femmes réunit de nombreuses organisations féministes. Cette coalition agit depuis 1996 pour promouvoir des accords de paix justes et inclusifs pour les femmes, pour la démilitarisation du pays après l’arrêt des combats. Elle fait campagne contre les violences de genre et les féminicides. Elle fait le lien entre violence armée et violences du quotidien, entre droits des femmes et construction de la paix.
En 2015, des femmes de Corée du Nord et de Corée du Sud marchent ensemble à travers la zone militarisée qui sépare les deux pays. Accompagnées de militantes pour la paix du monde entier, « elles mettaient en cause la mentalité guerrière qui normalise l’éventualité d’une guerre sans fin », commente Cynthia Enloe (2).

Le féminisme antiguerre apparaît ici comme un mouvement transnational qui cherche à transformer les rapports sociaux de genre issus du patriarcat et qui est très largement intersectionnel. La plupart des penseuses du féminisme antiguerre que nous avons croisées dans ce dossier travaillent d’ailleurs
à analyser les intersections entre le sexisme, le racisme, le militarisme, le capitalisme et l’impérialisme.

Contacts :
Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (WILPF), www.wilpf.org.
Femmes contre l’Otan : campagne transnationale qui rejette la course aux armements et la militarisation des relations internationales et promeut des politiques de paix féministes. womenagainstnato.org.

En Ukraine, « penser sous les bombes »
En 2022, des Ukrainiennes organisent, en Allemagne, une université d’été féministe intitulée « Penser sous les bombes ». Elles y débattent de questions épineuses telles que : comment les féministes ukrainiennes peuvent-elles critiquer le militarisme alors que leur pays conduit une guerre défensive ?
Dans le même temps, les Ukrainiennes réfugiées commençant à affluer en Pologne, des féministes polonaises « s’inquiétaient de la possibilité que des trafiquants sexuels profitent de ces circonstances chaotiques pour se présenter comme des personnes accueillantes afin de mettre la main sur les filles et les femmes, raconte Cynthia Enloe. Elles ont rapidement mis un place un réseau de conductrices bénévoles pour assurer un transport en sécurité » à ces femmes dès leur arrivée en train (1).
Quand un pays est en guerre, les priorités politiques s’éloignent de la violence « quotidienne » envers les femmes pour se concentrer sur l’agression militaire. En 2022, en pleine guerre, les féministes ukrainiennes continuent néanmoins leur travail pour la ratification par leur pays de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Elles osent insister pour maintenir ce point à l’agenda politique, d’autant plus que les femmes seules sont plus nombreuses, les hommes armés aussi, et que les éclairages publics sont souvent détruits. Elles obtiennent que le parlement ratifie la convention en juin 2022, en pleine guerre (2).
Du côté russe également, des femmes prennent des initiatives contre la guerre en cours. Fin 2023, par exemple, des mères et épouses de réservistes russes mobilisés demandent une démobilisation générale dans le cadre de la campagne « Le chemin du retour ». Elles utilisent la défense de la famille pour critiquer la politique de leur gouvernement
(1) et (2) Cynthia Enloe, Douze enseignements féministes de la guerre, p. 24, puis pp. 263-264.

Notes :
(1) Nasra Al Sadoon, Le Bateau des femmes arabes pour la paix, L’Harmattan, 1996
(2) Cynthia Enloe, Douze enseignements féministes de la guerre, Solanhets, 2024, p. 229

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