« On ne peut pas mettre un pied dans la forêt. Si on te trouve là-bas, on te viole ou on te met en prison », témoigne à Silence Madelaine Mbondji, riveraine d’une plantation Socfin. Ce groupe belgo-luxembourgeois qui produit du caoutchouc et de l’huile de palme est détenu à 39 % par Bolloré. Il possède pas moins de 191 000 hectares de plantations d’hévéas et de palmiers (1), dans 10 pays d’Afrique et d’Asie.
Au Cameroun, les plantations de palmiers à huile ont commencé à partir de 1968, alors que la Socapalm appartenait à l’État Camerounais. En 2000, l’État privatise l’entreprise, la vend au groupe Socfin et lui concède 76 000 hectares de terres (2). Depuis, les plantations se sont étendues, allant jusqu’à moins de 10 mètres des maisons dans certains villages, privant les habitant·es de toujours plus d’espace nécessaire à leur subsistance. Ainsi, la plantation d’Édéa, dans la région Littorale, s’est agrandie de 874 hectares en 2008.
« Cet espace représente ce qui nous restait pour pouvoir travailler nos champs et nourrir nos familles, souligne Félicite Ngo Bissouck, riveraine de cette plantation. Nous sommes sans terre. Socfin a arraché nos champs et nous a chassés sans aucune compensation. » Si l’État a dédommagé les cultures détruites dans les années 1970, Socfin n’aurait pas indemnisé tou·tes les paysan·nes impacté·es lors des extensions plus récentes (3).
« Ici, on ne peut pas aller à l’hôpital, on se soigne avec les plantes, explique la paysanne sans terre. Maintenant, on n’a plus accès à ces remèdes car Socapalm a racheté la forêt et déverse des produits chimiques qui détruisent tout. Ça nous affecte beaucoup. » Les riveraines des plantations ne peuvent plus cueillir des plantes en forêt, ni cultiver leurs champs, ni pêcher ni boire l’eau des rivières, qui ont été, d’après elles, drainées et polluées par Socfin. Elles ne peuvent plus vendre leur production au marché pour se faire un peu d’argent. « On n’a pas d’eau, pas de lumière. Les blancs nous ont assujettis et appauvris », estime Félicite Ngo Bissouck. Privées de la plupart de leurs moyens de subsistance, elles sont obligées de traverser les plantations pour accéder à des terres lointaines ou pour récupérer de quoi survivre, en prenant le risque de subir des violences.
« Il soulève la machette et me dit : ’Déshabille-toi.’ »
Ainsi, en 2022, alors qu’elle rentrait de son champ avec un sac de noix de palme, Agnès Soppo tombe sur un agent de sécurité de la plantation Socapalm de Dibombari. Il l’accuse de vol et lui demande un rapport sexuel. Elle refuse. « Il soulève la machette et me dit : ‘Déshabille-toi’ », se souvient-elle. Il la viole, puis tente de la tuer. Elle arrive à éviter deux coups de machette et il la laisse finalement sortir, blessée à la main et à la jambe. Elle appelle son mari qui vient avec d’autres hommes du village chercher cet agent, sans succès. « J’ai informé la société Socapalm, ils n’ont rien fait », affirme-t-elle.
À la plantation d’Édéa, les femmes aussi se font violenter. Mère de quatre enfants, Patience Ndongo perd son mari en 2016 et commence alors à glaner des noix de palme dans la plantation. En effet, n’ayant plus de terres, pour survivre, les riveraines se sont mises à ramasser les noix qui restent pourrir par terre après le passage de la Socapalm, afin d’avoir un peu d’huile. Un jour, en 2021, Patience tombe sur deux vigiles. Ils l’arrêtent, lui demandent de l’argent. « Vu que je ne pouvais pas les payer, ils m’ont violée, témoigne-t-elle. Quand quelque chose se passe comme ça, tu ne peux pas en parler. Si les gens l’apprennent, c’est une honte pour toi. » Beaucoup de femmes se sont retrouvées dans cette situation. « Ma propre fille s’est aussi fait violer comme ça », ajoute la riveraine.
Quand les femmes ne sont pas violées, elles sont battues ou emmenées à la gendarmerie, qui leur demande de payer des sommes qu’elles n’ont souvent pas. « Les gardiens nous tapent avec des bâtons comme ceux utilisés pour les bœufs, on te tape avec ces bâtons-là », raconte la veuve de 46 ans. Une autre fois, elle a été emmenée à la gendarmerie et a dû payer 100 000 francs pour elle et sa fille. « Si tu ne donnes pas cet argent, tu pars en prison. Nous subissons ça parce qu’on n’a pas la terre pour cultiver. On est obligées d’aller dans les plantations pour gagner de l’argent. »
« Un harcèlement sexuel généralisé des femmes »
Le cabinet de conseil EarthWorm Foundation, financé par Socfin, reconnaît lui-même des cas de harcèlement et violences sexuelles dans les plantations de celui-ci au Cameroun et au Libéria, dans trois rapports publiés en 2023 et 2024 (4). Cette situation est également dénoncée par le Fonds souverain norvégien (GPFG), qui investit dans le groupe Bolloré. Le Conseil d’éthique de ce fonds a publié un rapport accablant en juin 2024 qui révèle un « harcèlement sexuel généralisé des femmes par les employés et/ou des agents de sécurité de la Socapalm ». Dans la majorité des plantations Socapalm, « les communautés riveraines ont signalé des cas de viols, d’abus sexuels et de harcèlement. »
« Les hommes accusent souvent les femmes de voler la Socapalm pour ‘justifier’ leurs agressions », constate le Conseil. Ces violences touchent les riveraines mais aussi les travailleuses. Elles prennent souvent la forme de chantage sexuel : « sexe contre passage » pour traverser la plantation ou « sexe contre travail » pour obtenir ou conserver un emploi dans la plantation. « Qu’il s’agisse de sous-traitantes ou d’employées, chacune d’entre nous ici a eu recours au sexe dans l’espoir d’obtenir des avantages », affirment des femmes dans ce rapport. « Les viols ne semblent pas avoir fait l’objet d’enquêtes ou de sanctions importantes, et la Socapalm n’a versé aucune compensation, [à l’exception d’une affaire]. »
Si Bolloré a longtemps argué qu’il n’était pas responsable des activités de Socfin, n’étant pas l’actionnaire principal, le Conseil d’éthique réfute cet argument : « Une participation de 39,75 % dans Socfin (...), ainsi qu’une représentation de longue date dans les conseils d’administration des deux sociétés, signifie que Bolloré aurait dû avoir suffisamment d’influence pour améliorer la situation. » Face à ces constats, le Conseil d’éthique a recommandé d’exclure le groupe Bolloré du fonds norvégien. Cependant, la Norges Bank lui a donné deux ans pour améliorer la gestion des droits humains, des conditions de travail et du harcèlement sexuel. Contactés par Silence, ni le groupe Bolloré, ni Socfin, ni la Socapalm n’ont accepté de répondre à nos questions.
Fondée en 2012, l’Alliance transnationale des riverains des plantations Socfin-Bolloré regroupe des riverain·es de cinq pays pour revendiquer notamment l’accès à la terre et la fin des violences faites aux femmes. Avec l’appui de l’association ReACT Transnational, elle a lancé une campagne visant à alerter les clients de Socfin — Michelin, Bridgeston, Goodyear, Nestlé et Continental — pour qu’ils demandent des comptes à leur fournisseur, voire qu’ils arrêtent de lui acheter de l’huile de palme et du caoutchouc. « La pression économique des clients peut faire bouger les choses », estime Éloïse Maulet, de ReACT.
« Comment pouvons-nous vivre ici ? »
En plus de les priver de terres, la Socapalm empêcherait les femmes de cultiver et transformer leurs propres noix dans plusieurs villages, d’après le rapport « Briser le silence », réalisé par un ensemble d’associations (5), et des témoignages que nous avons recueillis. Ainsi, sur la plantation d’Édéa, les riveraines avaient mutualisé leurs faibles moyens pour acheter des noix aux villages voisins et un pressoir, afin de produire de l’huile de palme et de se dégager un petit revenu. Un jour, en 2023, la gendarmerie a débarqué chez une d’entre elles, Félicité Ngo Bissouck, accompagnée d’un camion de la Socapalm. Elle aurait confisqué plusieurs tonnes de noix et les pièces du pressoir, en prétextant qu’elles avaient été volées.
« C’était un moment très difficile pour moi, se souvient-elle. Tu as quelque chose qui peut te rapporter pour survivre et une société de blancs vient l’emporter. » Les femmes ont porté plainte mais aucune suite n’a été donnée à ce jour. Elles n’ont pas eu de dédommagement jusqu’à présent. « Même quand, avec nos petits moyens, on achète un pressoir, ils viennent le confisquer. Maintenant, nous n’avons plus rien. Comment pouvons-nous vivre ici ? », questionne Madeleine Mbonji.
« Chaque fois ce sont eux qui plantent. Cette fois, ce sera nous. »
Face à toutes ces violences, les femmes sont en première ligne de la résistance. Manifestations, pétitions, plaidoyers, blocages, etc. : au niveau local et nationale les riveraines se rassemblement et s’organisent. Ainsi, les riveraines d’Édéa se battent contre le renouvellement de 221 hectares de plantation. Elles estiment que ces terres doivent être libérées et revenir aux communautés. En effet, dans le bail rural conclu avec l’État (6), la Socapaplm est supposée laisser 250 hectares d’espace vital aux communautés. Depuis 2023, elles ont réalisé une série de blocages pour stopper le chantier de plantation de nouveaux palmiers et ont obtenu que le sous-préfet d’Édéa suspende les travaux. « Les hommes du village avaient peur, se souvient Marie Crescence Ngobo, de l’association le RADD, qui a accompagné les riveraines d’Édéa. Après avoir vu que les femmes se soulevaient et que même l’administration leur a donné raison, ils les ont rejointes. »
« Nous sommes dépassées. Malgré tout ce que nous faisons et tout ce que nous crions au Cameroun et dans le monde entier depuis 5 ans, nous n’avons toujours pas accès à de la terre », constate Félicite Ngo Bissouck. Face à ce constat, les riveraines ont décidé de reprendre cet espace elles-mêmes. Ainsi, le 8 janvier 2025, elles ont lancé une action de reprise d’une trentaine d’hectares de terre, et ont commencé à enlever les reste de palmiers pour planter du manioc et des bananiers. « Notre objectif est de reprendre nos terres, explique Félicite. Que les autorités le veuillent ou non, cet espace, on doit le récupérer pour pouvoir planter de la nourriture. À chaque fois, ce sont eux qui plantent. Cette fois, c’est nous qui allons replanter. »
Face à la puissance de Socfin, les riveraines compte sur un large soutien international. « On attend de vous une très grande solidarité dans cette guerre », conclut Félicite Ngo Bissouck. Comment soutenir leur combat ? En faisant entendre leurs voix de partout et en faisant un don pour financer l’organisation de rencontres ou des actions en justice.
et les violences faites aux femmes, vous pouvez faire un don à l’association
ReACT Transnational sur leur site, qui accompagne les mobilisations
de riverain·es de Socfin dans le monde, ou à l’association SYNAPARCAM
(Synergie Nationale des Paysans et Riverains du Cameroun) qui porte ce
combat nationalement. Pour celle-ci, vous pouvez faire un virement sur le compte
SYNAPARCAM en les contactant à elongproject@yahoo.fr
Pour aller plus loin : « Développement insoutenable : l’agriculture irresponsable tropicale, un contre-rapport sur le cas Socfin au regard des communautés locales », ReACT Transnational, 2019.
Contacts :
• Synergie Nationale des Paysans et Riverains du Cameroun (SYNAPARCAM), elongproject@yahoo.fr, +237 63 91 52 13, https://synaparcam4m.org.
• Alliance transnationale des riverains des plantations Socfin-Bolloré, +237 63 91 52 13.
• ReACT Transnational, La Miete, 150 rue du 4 août 1789, 69 100 Villeurbanne, 06 38 30 74 56, www.reactransnational.org
(1) D’après le rapport annuel Socfin 2023.
(2) D’après le site du groupe Socfin en décembre 2024.
(3) En 2012 , par exemple, la Socapalm a étendu la plantation Dibombari sans indemniser tous les paysan·nes dont les cultures ont été détruites. EarthWorm Fondation a fait le même constat pour la Safapalm lorsqu’elle a étendu la plantation en 2012-2013. Par ailleurs, de nombreuses destructions restent sans compensation, notamment celle des sites sacrés, des plantes utilisées comme remèdes ou des rivières polluées.
(4) Voir les rapports d’Earthworm Foundation sur les griefs visant la Socapalm (Cameroun), publié le 31 juillet 2023, celui visant la Safacam (Cameroun), publié en mai 2024, la SRC (Liberia), en juillet 2023 et la LAC (Liberia), en juin 2024.
(5) Voir le rapport des ONGs RADD, Grain et NRWP « Briser le silence, harcèlement, violences sexuelles et abus à l’encontre des femmes à l’intérieur et autour des plantations industrielles de palmiers à huile et d’hévéas », publié en 2019.
(6) D’après l’article 6-h du bail emphytéotique, les espaces vitaux correspondraient à des « parcelles de 250 ha situées autour des communautés villageoises » qui devraient être définis et encadrés spécifiquement.