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Étudier l’infiniment petit en provoquant d’infinis dégâts

Danièle Garet

Ce n’est pas du Loch Ness mais du lac Léman qu’émerge, après déjà 10 ans d’études très discrètes, le monstrueux projet du CERN pour un nouveau méga collisionneur de particules. Les populations « co-CERNées » découvrent, effarées, l’ampleur des impacts environnementaux qui s’annoncent. Leur mobilisation s’organise.

La mission du CERN consiste à étudier les particules élémentaires, en espérant lever un peu plus le voile sur la composition de la matière et les origines de l’univers.

Au CERN, la physique en très grand
Le Centre européen pour la recherche nucléaire, créé en 1958, est piloté par 24 pays et permet aux physicien·nes de toutes nationalités de travailler ensemble, en ayant accès aux machines les plus puissantes du monde, aujourd’hui le collisionneur LHC (large hadron collider). C’est grâce au LHC qu’a été vérifiée l’existence du fameux et fascinant boson de Higgs (*). Son modèle de coopération internationale à l’écart des conflits est reconnu, son prestige immense. Immenses aussi sont ses moyens financiers, ses consommations énergétiques et ses émissions carbone.
(*) Parmi les particules élémentaires qui composent la matière, le boson de Higgs confère au vide une sorte de “viscosité” qui freine le mouvement des particules et leur donne une apparence de masse (qu’elles ne possèdent pas en propre).
Une violente collision avec le territoire local

Pour la poursuivre, le CERN envisage la construction, à cheval entre l’Ain, la Haute-Savoie et sous le Léman en Suisse, d’un futur collisionneur circulaire (FCC) : un tunnel souterrain en anneau, de 91 km, à 240 m sous terre (!) accessible par 12 puits avec en surface 8 installations de 5 hectares, sans compter tous les accès. Il nécessiterait à terme 4 tWh (1 térawattheure : 1 milliard de kilowattheure) de consommation électrique annuelle (soit plus que celle de tout le canton de Genève), qui induirait d’énormes émissions de chaleur et de gaz à effet de serre. Pour le construire, il faudrait excaver environ 9 millions de m³ de matériaux (soit 4 pyramides de Chéops) et les émissions de CO2 d’ici 2055 atteindraient quelques 20 millions de tonnes. Le tout pour quelques 60 milliards d’euros selon les estimations des associations opposantes ! (1)

Les études de faisabilité devraient être rendues fin 2025 et les travaux de creusement commenceraient autour de 2030. Les travaux d’installation d’un premier, puis d’un deuxième collisionneur, se poursuivraient jusqu’au-delà de 2060...

Le climat ? Connaît pas

Alors bien sûr, la question saute aux yeux : dans un monde où la vie s’effondre, en route vers les + 4 degrés de réchauffement, est-ce vraiment le projet dont nous avons besoin ? Eh bien, le CERN ne se pose pas la question, nous explique Jean-Bernard Billeter, ingénieur chargé du dossier FCC au sein de l’organisation suisse Noé 21 (2) : "Le CERN fait tout simplement l’impasse sur le contexte climatique, comme si le travail de leurs collègues du GIEC n’existait pas. Il n’aborde jamais la question frontalement et se limite à des formules creuses sur le thème de "technologies innovantes" qui permettront de limiter les conséquences environnementales du projet. C’est inacceptable, surtout de la part de scientifiques."

Exit donc les recommandations du GIEC. En outre, le FCC étant inscrit sur la liste des "projets d’envergure nationale et européenne", il ne pèsera pas sur l’objectif de Zéro Artificialisation Nette de la région (3). Le CERN est exonéré de ce côté là aussi et peut se consacrer aux choses sérieuses : "Science as Usual", une attitude identique à celle du monde du business.

L’arrogance et le mépris

Tout autorise donc le CERN (outre la puissance que lui confèrent son aura, l’appui des États et ses budgets faramineux) à communiquer sur son projet avec une approche qui transpire l’arrogance et le mépris selon Jean-Pierre Burnet, très actif au sein du regroupement d’associations Co-CERNés (voir plus bas) :"Contrairement à ce que prétend le CERN, qui ne cesse de clamer son ouverture, sa transparence, il n’y a pas eu, depuis 10 ans, d’information des populations, ni même des élus locaux. Des personnes installées sur le tracé du FCC, qui n’étaient au courant de rien, reçoivent désormais des courriers les avertissant que des études vont avoir lieu sur leur terrain, par exemple des "sondages pyrotechniques", vous imaginez ? D’autres voient débarquer des techniciens qui installent des appareils de mesure sans leur demander d’autorisation.

Le CERN bénéficie de l’appui de l’État, des préfectures, et se conduit comme une puissance coloniale, comme si les territoires étaient une page blanche, vide, sur laquelle il peut décider des implantations à sa guise."

Sur la teneur du discours du centre de recherche, Jean-Bernard de Noé 21 nous explique :"Auprès des politiques et du grand public, le CERN fait du marketing. Son discours est très réducteur, centré uniquement sur les retombées positives accessoires de ses travaux. On est à la limite de la tromperie car cela distrait du fait que les recherches du CERN n’ont aucune application pratique. Bien entendu, la construction des accélérateurs-collisionneurs ont des retombées technologiques dont profitent des entreprises : le contraire serait un comble avec un budget annuel de 1 milliard 400 millions d’euros !

Les Chinois, un EPR et une certaine vision de la géopolitique

Jean-Bernard ajoute que le FCC est aussi présenté par ses promoteurs comme "une alternative plus acceptable que le projet concurrent chinois, dont le mix énergétique serait moins "propre" que le nôtre. ’Si ce n’est pas nous ce seront les Chinois’ : c’est le vieil argument qui ressort toujours. Mais, que je sache, l’État chinois n’a jamais dit qu’il retirerait son projet si celui du CERN aboutissait !"

En revanche, les associations mobilisées calculent que le fonctionnement du FCC nécessiterait, en simplifiant, l’équivalent de la production de l’un des deux futurs réacteurs de type EPR envisagés dans le Bugey. De l’énergie nucléaire censée être "propre" et verte bien sûr...

La référence au projet chinois révèle par ailleurs l’un des vrais enjeux, pour les États qui financent le CERN :"conserver la première place dans ce domaine" [celui de la physique des particules], selon la formule de Macron lors de sa visite au centre de recherche en novembre 2023. Et oui, nos dirigeants en sont souvent encore à réagir en termes de "qui possède la plus grosse."

Sitôt informée, la population debout contre le projet

La résistance au FCC commence à s’organiser. Jean-Pierre raconte :"Nous n’avions jamais entendu parler de quoi que ce soit jusqu’en octobre 2023, date à laquelle Jean-Bernard de Noé 21 a organisé une réunion publique à Annemasse et là, ça a été un choc pour tout le monde. Les associations environnementales de la région ont tout de suite décidé de se regrouper en un collectif, Co-CERNés (4). Il y en a aujourd’hui une vingtaine, dont l’ACPAT qui milite pour une autre politique des transports, l’ACLASS contre les atteintes aux sous-sols (c’est l’ex Non au gaz de schiste), Montagne en résilience, la Confédération paysanne (il y a beaucoup d’agriculteurs sur le tracé prévu) et d’autres encore. Nous sommes aussi soutenus par Les Amis de la terre, Attac, un peu aussi Extinction Rebellion et Les Soulèvements de la terre. Et du côté suisse, c’est surtout Noé 21 qui travaille avec ses réseaux.

Nous avons d’abord dû comprendre le projet, ce n’est pas simple pour des non physiciens, et nous avons avant tout organisé des réunions d’information dans les communes concernées. Chaque fois, nous avons quelques 300 personnes, nous faisons salle comble. Nous avons lancé une pétition (5), nous sommes en contact direct avec deux groupes parlementaires, LFI et les Verts. D’ailleurs EELV vient de déposer une motion réclamant un débat démocratique et une transparence sur le sujet. Nous avons écrit à tous les ministres verts européens et nous allons nous adresser au Parlement européen. Nous cherchons aussi à contacter des scientifiques : nous ne sommes absolument pas contre la recherche. Nous rejetons juste ce projet irresponsable."

Vers une coalition résistante à plus grande échelle

Jean-Pierre poursuit :"Nous sommes prêts à passer à une phase plus offensive, avec des grosses manifestations. Les gens, dès qu’ils sont informés, sont très remontés contre le projet, contre le passage en force. Il faut que nous réussissions à fédérer leurs énergies et que nous donnions à la lutte une dimension plus large, au niveau national, même si beaucoup reste à faire encore au niveau local. C’est beaucoup de travail pour une dizaine de personnes vraiment actives sur le terrain. Mais il faut le faire maintenant car nous ne nous laissons pas endormir par les discours qui répètent que rien n’est encore décidé, qu’il ne s’agit que d’un projet. Quand la décision sera prise, il sera trop tard pour se défendre, et d’ailleurs la préfecture n’a pas attendu pour prendre un arrêté empêchant déjà toute vente de terrain sur la zone. Je suis confiant dans nos chances de réussir : certains États, comme l’Allemagne, rechigneront à débourser autant d’argent. Le CERN commence à réaliser qu’il aura tout le monde à dos et que son image d’exemplarité en souffrira."

Nul doute en effet que la démesure du projet et la violence avec laquelle il tourne le dos à nos préoccupations vitales, à l’heure où la planète flambe, fassent de lui un bon candidat pour une mobilisation de grande ampleur. Concluons avec Pablo, un autre militant suisse :"La question aujourd’hui est où va l’humanité plutôt que d’où vient l’univers."

(1) Les coûts du projet font l’objet d’estimations divergentes. Le CERN avance 15 milliards, mais les associations, en cumulant toutes les dépenses, y compris les gigantesques besoins de maintenance et le remplacement de collisionneur d’emblée prévu après 15 ans, aboutissent à 60 milliards d’euros.
(2) Noé 21 est un collectif d’expert·es, basé à Genève, qui travaillent à la "transition énergétique", en privilégiant toujours les solutions les plus simples, sobres et résilientes. Noé 21, 27 rue des Gares, 1201 Genève. Tél. 41 22 329 51 36.
(3) Il s’agit d’une disposition de la loi du 20 juillet 2023 qui vise à faciliter l’atteinte des objectifs de zéro artificialisation nette.
(4) Le collectif Co-CERNés peut être contacté via son site internet.
(5) Au moment où nous bouclons ce numéro de Silence, on peut toujours signer cette pétition sur le site change.org.

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