Dossier Alimentation Société

Montpellier : expérimenter une caisse alimentaire

Lola Keraron

Comment lutter contre la précarité alimentaire, assurer un revenu juste aux paysan·nes, tout en expérimentant la démocratie directe ? Depuis février 2023, une Caisse locale d’alimentation s’est lancée à Montpellier, gérée par un comité citoyen. Reportage.

À l’étage du local du Secours catholique de Montpellier, une trentaine de personnes de tous âges forment un grand cercle. Comme tous les mois, un comité citoyen se réunit pour gérer la Caisse alimentaire commune. L’initiative s’inspire fortement du projet de Sécurité sociale de l’alimentation. « La caisse a deux principaux objectifs : réduire les inégalités sociales et soutenir les modèles agricoles écologiques. Le pont entre les deux, c’est la démocratie », explique Elsa, membre du comité citoyen.

La caisse distribue à 400 foyers de la métropole un budget de 100 euros par mois, convertis en Monnaie alimentaire (MonA), une monnaie locale et numérique dédiée au projet (1). Cette monnaie peut être dépensée dans un ensemble de lieux de vente ou chez certains producteurs, respectant des critères écologiques et sociaux définis par le comité citoyen. Parmi ces 400 personnes, 59 font partie du comité, qui gère la caisse démocratiquement. Celle-ci est financée à moitié par des fonds privés ou publics (2) et à moitié par des cotisations. Chaque foyer cotise librement chaque mois, entre 1 et 150 euros (ou plus). Une grille d’autodétermination permet à chacun·e d’évaluer le montant recommandé en fonction de ses revenus, de son budget disponible et de son budget alimentaire.

« Je galérais pour donner des bonnes choses à mes enfants »

Membre du comité citoyen, Elsa fait partie des soignant·es à qui on a interdit d’exercer pendant le Covid (3). Sans salaire et avec deux enfants à charge, elle se retrouve obligée de recourir à l’aide alimentaire. « J’ai touché la réalité des gens que j’accompagnais jusqu’à présent dans mon travail, témoigne l’éducatrice spécialisée. Faire la queue pendant des heures, devoir montrer des papiers justificatifs, etc. : cette humiliation-là, je me la prenais en pleine tête. En plus d’être touchée de manière globale et politique, j’étais touchée dans mes tripes parce que je galérais à donner des bonnes choses à mes enfants. »

« Ces 100 MonA mensuels n’étaient pas un énorme coup de pouce financier. Mais quand tu fais la queue à la distribution alimentaire et que tu vois des gens se taper dessus pour un bout de jambon sous cellophane, acheter de la bonne viande au boucher, ça fait du bien, se souvient Elsa. Et surtout, mon boucher ne savait pas que j’étais précaire. Je n’avais plus la sensation d’être étiquetée. » Arriver à se défaire de ces étiquettes, après des années de stigmatisation, peut prendre du temps. « Encore aujourd’hui, au bout d’un an et demi, il y a des personnes qui demandent : »Est-ce que tu peux venir avec moi à la Biocoop ? Ce n’est pas mon monde« ».

« Ce qui me plaît, c’est que ça se fait sans contrôle »

« Ce qui me plaît, c’est que ça se fait sans contrôle », ajoute Mickaële, retraitée de 76 ans membre du comité citoyen. Habituée à une vie confortable, elle se retrouve avec 700 euros par mois quand son mari, atteint d’Alzheimer, doit partir en Ehpad. Elle découvre elle aussi à son tour la violence de l’aide alimentaire et l’incapacité de choisir son alimentation. Contrairement à ces dispositifs, « on ne veut pas savoir ce que les gens gagnent, on fait ça en confiance, explique-t-elle. Cette confiance, il faut qu’elle reste totale. »

« Avec la MonA, j’ai pu découvrir des endroits que je ne connaissais pas, témoigne Malika, également membre du comité citoyen et habitante d’un quartier prioritaire de Montpellier. » Elle a grandi en milieu rural et sa mère l’a habituée à manger de bons produits. « Ce qui m’a le plus touchée, c’est la situation des agriculteurs, qui sont vraiment en galère. On le fait aussi pour être solidaires avec eux », explique-t-elle.

« Mon maraîcher, ça lui a fait très mal de devoir acheter un smartphone pour recevoir des MonA. Mais il ne regrette pas du tout d’avoir rejoint le projet, affirme Elsa. Il n’avait pas bien mesuré la souffrance que ça lui procurait de ne pouvoir vendre des légumes qu’à des gens qui gagnent trois fois plus que lui. Aujourd’hui, le public qui vient sur son stand n’est plus le même. »

Expérimenter la démocratie directe

Tout a commencé en juillet 2021. Un collectif de 25 organisations liées aux questions agricoles, alimentaires et sociales, dénommé Territoires à vivreS Montpellier, a commencé à se réunir dans la volonté de faire appliquer le droit à l’alimentation. Au bout de sept mois de travail, en février 2022, il décide de mettre en place une caisse alimentaire à l’échelle de Montpellier. Il organise une série d’événements et propose aux habitant·es de constituer un comité citoyen, qui décidera du montant des cotisations et du système de conventionnement.

Le comité est composé initialement de 47 volontaires dont la moitié sont en situation de précarité (4). Il se réunit pour la première fois en octobre. « Dès le premier comité, j’ai eu des émotions politiques que je n’avais jamais ressenties, même si je suis engagée dans plein d’associations, se souvient Elsa. Dans ce comité se côtoient des personnes d’horizons très différents. C’était très intéressant de créer une pensée commune avec des personnes aisées, qui ne sont pas touchées par les mêmes questions que moi. »

Accompagné par deux salarié·es des associations Civam et Vrac (5), le comité citoyen se forme sur les questions agricoles, écologiques, de précarité alimentaire, ou encore démocratiques, en écoutant de nombreux intervenant·es. Les salarié·es prennent en main l’animation des réunions et mettent en place de précieux outils d’éducation populaire pour permettre à tout le monde de s’exprimer malgré les différences de genre, de classe et de bagage culturel. La base reste un principe très simple : des allers-retours entre des discussions en petits groupes et le grand groupe. Par ailleurs, si une personne ne se sent pas bien ou n’est pas d’accord avec une décision qui va être prise, un·e médiat·rice peut recueillir sa parole et la transmettre au comité.

« Cette fois ci, c’est bien le peuple qui va décider »

Pour prendre des décisions, le comité fonctionne au maximum au consensus (« tout le monde est d’accord ») et, sinon, au consentement (« personne n’est pas d’accord »). Jusque-là, le comité n’a pas eu besoin de recourir au vote, la dernière modalité prévue. « À chaque comité, il y a ce moment de frisson, quand on est tous d’accord. C’est vraiment génial, témoigne Elsa. Quand tu l’éprouves, ça fait quelque chose dans le corps : »OK, on va tous défendre ce projet et on le lâchera pas."

« On a la sensation de décider de la proposition d’une des clés nécessaires à un monde moins injuste. » La jeune femme reste marquée par la première soirée de présentation publique du projet, à laquelle participaient quelques élu·es : « Quand les quelques élus présents ont commencé à adopter une posture d’élus, j’ai senti une levée de boucliers de tous les citoyens, se souvient-elle. On s’est tous dit : »Sur ce coup-là, les élus ne prendront pas les rennes, cette fois ci, c’est bien le peuple qui va décider.« »

Une expérimentation qui grandit

La Caisse est véritablement lancée en février 2023, en commençant à petite échelle avec les membres du comité citoyen et quatre lieux de vente, partenaires du projet depuis les débuts (6). En parallèle, le comité citoyen commence à cartographier et visiter des lieux de ventes et à rencontrer des product·rices. Il se met d’accord sur six principaux critères à prendre en compte pour conventionner des points de vente ou des producteurs : le nombre d’intermédiaires, l’origine, la qualité environnementale, les taux de marges, les conditions de travail et la gouvernance.

Au fur et à mesure, l’expérimentation s’élargit. Le comité citoyen conventionne de nouveaux lieux et producteurs, jusqu’à arriver à 55 aujourd’hui. Environ 350 nouvelles personnes ont rejoint l’expérimentation (sans pour autant intégrer le comité citoyen). La majorité a été tirée au sort parmi une liste de volontaires, de manière à représenter les habitant·es de Montpellier. Quatre-vingts personnes, en plus grande précarité, ont été proposées par le réseau Territoires à vivreS.

« On a appris à nous sentir légitimes »

Cette séance de début juillet est la dernière avant la deuxième phase de l’expérimentation. À partir de la rentrée 2024, la caisse rejoint le projet nommé TerrAsol, ce qui lui permet d’avoir un plus gros budget donc de s’agrandir de nouveau : elle envisage de s’élargir à 600 foyers en 2025. La mise en œuvre concrète de la démocratie pose de nombreuses questions : alors que le mandat de la majorité des membres du comité citoyen est supposé prendre fin en novembre (au bout de deux ans), comment renouveler le comité sans mettre la Caisse en péril ? Comment combler le fossé entre les membres du comité citoyen et les autres expérimentat·rices, qui n’ont pas accès aux discussions et ne participent pas aux décisions ? Comment devenir plus autonome vis-à-vis des salarié·es, notamment dans l’animation des séances ?

Après cette matinée de réflexion intense, il est temps de s’arrêter pour déguster un délicieux repas partagé. « Il ne faut pas se faire emporter par cette résignation générale, conclut Malika. Ce qui m’a plu, quand on a fait le lancement de la caisse, c’est qu’on a apporté de l’espoir aux gens. » « Souvent, on nous dit qu’on est des rêveurs, remarque Elsa. Même si ça n’aboutissait pas, nous les soixante membres du comité citoyen, on a appris à nous sentir légitimes. Et ça, on ne pourra pas nous l’enlever. »

(1) Silence a publié un débat sur les monnaies locales numériques. Voir nos articles :« La numérisation des monnaies locales, vers une perte de sens ? », no 511, juin 2022 et « Les monnaies locales numériques, un levier intéressant », no 515, novembre 2022.
(2) La Caisse a obtenu des financements publics de la ville de Montpellier, de la métropole, de la région Occitanie, de la Banque des territoires, ainsi que des financements privés de la Fondation de France et de la Fondation Carasso.
(3) « Je ne suis pas antivax », tient à souligner Elsa.
(4) Une seconde vague de personnes a rejoint le comité en octobre 2023.
(5) Actuellement, six salarié·es des associations Civam et Vrac & Cocinas travaillent sur la caisse.
(6) Les groupements d’achat Vrac et Cocinas, le Marché paysan des Aubes, le supermarché coopératif La Cagette et l’épicerie solidaire l’Esperluette.

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