Alain Refalo, avec le MAN, vous avez travaillé sur les stratégies civiles de résistance face à des lois injustes, mais aussi face à des régimes autoritaires ou illégitimes, en prenant entre autres appui sur des expériences de l’histoire et d’autres pays. Ces outils peuvent s’avérer précieux pour organiser la résistance en cas d’accession de l’extrême-droite au pouvoir. En quoi la non-coopération est-elle l’un des pivots de la stratégie de l’action non-violente ? Sur quelle analyse des mécanismes de la violence et de la domination s’appuie-t-elle ?
La non-coopération est en effet l’axe stratégique central d’une action non-violente de masse qui vise à priver le pouvoir d’État du soutien dont il a besoin pour maintenir sa politique oppressive, contraire aux besoins de la majorité. C’est Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire (1548) qui a eu l’intuition de cette forme de lutte, totalement révolutionnaire. Mais c’est une notion qui a d’abord été conceptualisée par Gandhi pour expliquer aux Indiens qu’ils avaient une part de responsabilité dans l’oppression qu’ils subissaient. La résignation, la passivité et surtout l’obéissance de la majorité contribuent à maintenir la domination d’un régime oppressif sur la population. Gandhi a organisé les premières grandes démonstrations de non-coopération à l’échelle d’un pays pour lutter contre l’empire colonial britannique.
Pouvez-vous nous citer quelques exemples de mouvements de non-coopération de masse qui ont pu affaiblir ou faire chuter des régimes autoritaires, illégitimes, coloniaux ou dictatoriaux ?
L’histoire regorge d’exemples. La marche du sel en Inde en 1930 (1) a été une action exemplaire de désobéissance civile de masse qui a contraint le gouvernement colonial britannique à négocier. Elle a été un jalon essentiel vers l’indépendance. Des dictatures militaires ont été renversées au Salvador et au Guatemala. Plusieurs pays africains, le Ghana, la Zambie, le Congo, ont gagné leur indépendance par une mobilisation populaire non-violente. L’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est à la fin des années 80 demeure une référence incontournable pour comprendre la force de la non-coopération de masse, initiée d’abord par une poignée de dissidents. Le régime dictatorial de Milosevic en Serbie a également été renversé par une mobilisation populaire, initiée par des étudiants qui s’étaient formés à la stratégie de l’action non-violente. Dans ces mouvements, ce qui a fait leur force, c’est leur unité, leur stratégie planifiée et leur discipline non-violente. Outre les manifestations de masse, ces mouvements ont mis en œuvre des actions puissantes comme des grèves, des boycotts, des désobéissances ciblées, des blocages et parfois des institutions alternatives qui ont affaibli les piliers de soutien du pouvoir et suscité de la division en son sein (voir encadré sur le Kosovo).
Collectif – MAN Centre-Alsace
De 1990 à 1999, les Albanais·es du Kosovo, exclu·es de la vie publique par le pouvoir serbe, organisent un système d’éducation clandestin. Celui-ci scolarise près de 400 000 élèves, de la maternelle à l’université (30 000 diplômes universitaires). Les écoles sont cachées chez des particuliers. « Ces écoles ont constitué une expérience inouïe, un véritable défi d’organisation dans un contexte très difficile, avec des moyens limités. » Inspirées par le leader politique non-violent Ibrahim Rugova, elles constituent le ferment de la résistance civile kosovare, qui se déploie également dans un gouvernement parallèle, face à la dictature de Milosevic. Ce livre réalisé par des militants du Mouvement pour une alternative non-violente de Centre-Alsace, qui se sont de nombreuses fois rendus sur place depuis 35 ans, donne à lire également de nombreux témoignages d’ancien·nes élèves et enseignant·es, et offre une contextualisation politique bienvenue. GG.
Éd. PIKa5A, 2025, 15 €. Pour toute commande, contacter le MAN Centre Alsace (Roland Braun), 34 rue de la Gare, 68500 Merxheim
Qu’est-ce que la résistance civile ?
La résistance civile est une notion peu utilisée en France. C’est une pratique de résistance, collective et non armée, organisée, dirigée contre une force adverse puissante (gouvernement oppressif, puissance militaire étrangère, coup d’État) afin de lutter pour les droits, la liberté et la justice, sans recourir à la violence. La résistance civile met en œuvre toute une panoplie de tactiques et de méthodes d’actions non-violentes coordonnées dans un plan stratégique global. La préparation et la planification sont essentielles. Elles permettent au mouvement de définir des objectifs précis et atteignables. L’enjeu est d’affaiblir les capacités de l’adversaire, tout en renforçant celles du mouvement. Cela passe par une analyse extrêmement fine des forces et faiblesses du pouvoir que l’on combat. La résistance civile, c’est véritablement le pouvoir du peuple en acte.
Qu’est-ce que la Défense civile non-violente ?
Nous sommes là dans un autre registre, puisque ce que nous appelons « défense civile non-violente » est une politique de défense nationale, préparée pour faire face à une agression militaire. Ce sont précisément les nombreux cas de résistance civile dans l’histoire qui ont nourri la réflexion sur ce type de défense. De nombreuses études existent, des gouvernements s’y sont intéressés, mais aucun pays à ce jour n’a formellement adopté un tel système de défense. Il peut, dans un premier temps, se concevoir comme une option possible dans le cadre de la stratégie globale de défense d’un pays. Si la défense militaire ne donne pas les résultats attendus ou s’il apparaît qu’elle serait suicidaire, la défense civile non-violente peut devenir une alternative pragmatique pour faire face à une agression externe. Elle mobiliserait alors l’ensemble des civils dans des actions de non-coopération afin d’empêcher l’agresseur d’atteindre ses objectifs idéologiques, politiques et économiques. Aujourd’hui, après l’invasion de l’Ukraine, les mouvements non-violents en Europe réactivent leur réflexion sur les possibilités d’une défense civile non-violente.
Avec la Défense civile non-violente, ce ne sont pas les frontières géographiques d’un pays qui sont défendues, mais les frontières de la démocratie. L’occupant peut certes pénétrer sur le territoire national, mais il s’agit de rendre ce territoire ingouvernable, par la non-coopération généralisée de tous les secteurs de la société. On a parlé de la « stratégie de l’anguille » pour parler d’un pouvoir qui devient insaisissable. La défense civile non-violente a un potentiel libertaire fort, puisqu’en l’adoptant et en la préparant activement, on donne au peuple les moyens de se défendre, y compris contre son propre État, alors qu’avec la stratégie militaire, on donne à l’État les moyens de se défendre, y compris contre son propre peuple. Serait-ce l’une des raisons pour lesquelles aucun État ne veut en entendre parler ?
En quoi s’entraîner à une telle défense permet-il de s’entraîner aussi à résister aux atteintes internes à la démocratie, aux abus du pouvoir ?
On peut retourner la question en soulignant que les luttes d’aujourd’hui sont une façon de se préparer à la défense civile non-violente. Une population qui a pris l’habitude de se mobiliser dans des résistances locales par les méthodes de l’action non-violente constitue un terreau favorable pour la mise en œuvre d’une défense civile non-violente, même si les enjeux sont différents. Pour ma part, je pense qu’une défense civile non-violente ne peut pas s’imposer d’en haut, même si l’État était convaincu de ses potentialités. Dans un premier temps, on pourrait imaginer la mise en place de « comités locaux de résistance civique » dont l’objectif serait de résister à toute atteinte à la démocratie, ici et maintenant, tout en se projetant vers une défense sur le plan national, si le pays devait faire face à une agression, interne ou externe, qui remettrait en cause les fondements de notre démocratie (qui est bien sûr imparfaite !). Le lien entre luttes sociales et défense civile a amené certains mouvements et chercheurs à parler de « défense sociale » (notamment en Allemagne) pour souligner le lien fondamental qui existe entre les luttes sociales pour la promotion et la préservation des droits et des libertés en temps de paix, et la défense par la société civile de ces mêmes droits et libertés en temps de crise.
Comment nous préparer activement à ce type de résistance dans la perspective d’une accession au pouvoir de l’extrême-droite en 2027, ou à tout autre gouvernement illégitime ou anti-démocratique ?
Le combat a déjà commencé parce que le pouvoir macroniste, pouvoir autoritaire, fait la courte échelle à l’extrême droite et que, pour une part, il met déjà en œuvre ses méthodes de répression. Depuis plusieurs années, les résistances civiques, sociales et écologiques contre les inégalités, les discriminations, le dérèglement climatique, les lois iniques, sont réprimées avec une brutalité inouïe par une police largement gangrenée par les idées de l’extrême droite. Si les citoyens ne se révoltent pas maintenant contre les atteintes aux libertés et au droit de manifester, je doute qu’ils se mobilisent si l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes. Il y a aujourd’hui une volonté d’État de caporaliser et de militariser la société. Plus que jamais, la résistance et la dissidence civique s’imposent pour préserver les valeurs essentielles de notre vivre ensemble et construire un modèle de société plus démocratique et plus juste.
Que pensez-vous de l’attitude de ces cadres de l’Éducation nationale qui se sont publiquement engagés à ne pas obéir aux directives de leur hiérarchie en cas d’accession du Rassemblement national aux rênes du gouvernement en 2024 ?
C’est une initiative particulièrement intéressante et audacieuse. Déjà, il faut savoir que les fonctionnaires ont le droit de désobéir vis-à-vis d’un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. En se positionnant de cette façon, les cadres de l’Éducation nationale lancent un avertissement clair : ils n’appliqueront pas des mesures qui contreviendraient aux valeurs de la République et aux principes du service public d’éducation. Il est évident que sans l’obéissance des fonctionnaires, un gouvernement d’extrême droite verrait ses marges de manœuvre affaiblies.
(1) La marche du sel est une action de désobéissance civile par laquelle le leader indépendantiste non-violent Gandhi a défié l’Empire britannique en organisant une marche pour aller ramasser une poignée de sel sur la côte, défiant la taxe sur le sel imposée par le régime colonial. Par ce geste hautement symbolique, il appelait ses concitoyen·nes à ne plus obéir à cette loi. Elle a eu un grand retentissement dans la marche vers l’indépendance de l’Inde.