Il est difficile, pour qui s’intéresse à l’écologie politique, de passer à côté du terme « éocofascisme », qui a fait ces dernières années une percée dans les sphères militantes, académiques et médiatiques. Pourtant, il est souvent galvaudé, utilisé pour décrire des situations bien trop variées qu’il convient d’analyser plus finement.
En effet, si la xénophobie et l’autoritarisme forment une matrice idéologique largement partagée, l’extrême droite est loin d’être un courant uniforme. De même, l’écologie politique regroupe de nombreux mouvements aux idées diverses et parfois incompatibles.
Entre « carbonationalisme » et greenwashing
L’extrême droite classique n’est pas connue pour faire son beurre sur l’écologie. Pour autant, les questions environnementales sont systématiquement évoquées dans les programmes — sous un prisme particulier. Le Front national (FN) proposait en 2002 une quinzaine de pages pour « respecter l’ordre naturel » ; Marine Le Pen, vingt ans plus tard, proposait une « écologie française » qui « protège » et « transmet » ; Éric Zemmour, au même moment, souhaitait retrouver la « pureté des paysages ». Les choses se corsent, cependant, lorsqu’il est question de propositions concrètes, et les caps clairs deviennent girouettes. Si le FN proposait par exemple de développer l’éolien et le photovoltaïque, le Rassemblement national (RN) promouvait au contraire en 2022 un moratoire sur les mêmes filières (alors que les technologies ont vu leur efficacité démultipliée en quelques décennies et qu’il existe un consensus scientifique sur leur nécessité). Le FN dénonçait les conséquences de l’usage massif de pesticides, et le RN… aussi, tout en proposant, dans son livret programmatique sur l’agriculture, de ne surtout pas les interdire.
Le positionnement de l’extrême droite institutionnelle est en fait assez simple : elle est dans une forme de greenwashing nationaliste, aligne des propositions vagues pour ratisser large, en fonction de ce qu’elle perçoit des attentes de la société. Si une mesure permet de gagner du terrain dans les urnes, elle a sa place dans les discours.
Au contraire des programmes pour le moins nébuleux, les actes dessinent une réalité bien plus nette. Au Parlement européen, les député·es du RN ont montré clairement n’avoir aucune intention de respecter les engagements de la COP21, reprenant à leur compte nombre de fake news climatosceptiques et votant systématiquement contre les propositions visant à atténuer le réchauffement planétaire et à se prémunir contre ses effets — y compris celles construites pour soutenir les classes moyennes et populaires, supposément cœur de cible du parti frontiste. En France comme dans le reste du monde, les forces institutionnelles d’extrême droite adoptent majoritairement une position carbo-nationaliste : pour défendre la « civilisation européenne » dont les énergies fossiles ont été et sont toujours le carburant, elles alignent leurs intérêts avec ceux des multinationales qui exploitent celles-ci.
L’écofascisme, pourtant, existe bel et bien. Il convient d’évacuer d’emblée son usage disqualifiant, anathème complémentaire de la fameuse « écologie punitive ». Celui-ci consiste à appliquer une étiquette dictatoriale à tout discours critique du capitalisme — souvent de la part de personnes qui n’hésitent pas, elles, à appeler de leurs vœux ou à mettre en place directement des mesures autoritaires pour défendre des intérêts privés. Reste alors son usage pour décrire deux dynamiques distinctes et complémentaires, décrites par le sociologue Antoine Dubiau dans Écofascismes (Grevis, 2022) : l’écologisation du fascisme d’un côté, et la fascisation de l’écologie de l’autre.
Écologisation du fascisme
Le fascisme n’appartient pas au passé, et le mot n’est pas un simple synonyme d’extrême droite. C’est une idéologie, avec un projet politique, qui a donné et donne encore naissance à des mouvements politiques qui cherchent à prendre le pouvoir pour imposer un régime. Le projet, l’idéal fasciste, c’est toujours une forme de « régénération » : une communauté, une nation, une race, qui serait menacée, rendant nécessaire la lutte contre ce qui la menacerait et empêcherait son homogénéité (fantasmée). Ce principe s’est matérialisé à plusieurs reprises au siècle dernier et continue de le faire en s’adaptant à l’époque. Le fascisme se nourrit des crises, déclinant la haine en de nombreuses nuances, et c’est assez logiquement que certains enjeux environnementaux y ont été intégrés.
En France, c’est la Nouvelle Droite des années 1970 qui est généralement considérée comme le terreau idéologique des mouvances actuelles, rejetant à la fois le capitalisme, la modernité et la tradition judéo-chrétienne. C’est dans le passé que ces mouvances vont chercher l’« homme nouveau » commun à tous les totalitarismes. Un passé fantasmé où l’homme (la place des femmes est restreinte) vit en harmonie virile avec la nature, quasiment chasseur-cueilleur, et appartient à un peuple millénaire. Ce retour à des racines préchrétiennes idéalisées est à rapprocher notamment du mouvement völkisch d’outre-Rhin (qui fit le lit du nazisme).
Ainsi la communauté et la nature sont les piliers de l’écologie écofasciste. L’Europe est considérée comme unifiée sur le plan ethnique et culturel, devenant une sorte d’entité biologique, et les peuples seraient façonnés par leur environnement naturel, adaptés à lui. Dans ce cadre de pensée, l’immigration non-européenne devient une double menace ; s’y opposer, un enjeu à la fois identitaire et écologique, pour protéger les peuples comme les écosystèmes. Le suprémacisme blanc, pour les écofascistes, n’est plus du racisme, mais une défense de la biodiversité. Ces idées ont été développées un temps au sein du RN par Hervé Juvin, qui défend une « écologie des civilisations » pour préserver l’état naturel des choses.
C’est également dans cet attachement à la « naturalité » que fleurissent les idées homophobes, transphobes, et les oppositions aux technologies reproductives. Contre la liberté de choisir et vivre sa sexualité, contre la liberté de disposer de son propre corps, on invoque les lois de la nature (ou les lois divines). On tombe alors dans l’« écologie intégrale », un concept apparu d’abord dans les milieux catholiques, rapidement accaparé par les branches les plus intégristes et aujourd’hui très clairement ancré en France à la droite de la droite. Ce sont en fin de compte toutes les pratiques jugées « contre nature » qui se retrouvent dans le viseur.
Fascisation de l’écologie
C’est par là que s’opère, sournoisement, la fascisation de l’écologie. Des mouvements technocritiques anarchistes deviennent ouvertement homophobes et transphobes, pendant que d’autres, décroissants, tombent dans le complotisme antiscience. Les courants plus ésotériques n’échappent pas à ce processus et représentent des espaces vulnérables à ce type de dérive.
De façon plus générale, les idées fascistes guettent les ambiguïtés des discours écologistes pour s’en emparer : la décroissance, l’attrait pour l’échelle locale ou la théorie de l’effondrement, par exemple, sont vulnérables lorsque la clarification politique manque. Un chemin pavé de bonnes intentions peut mener progressivement à des idées très éloignées de celles qu’on défend lorsqu’on s’ancre idéologiquement à gauche.
Cette fascisation de l’écologie est un processus continu, dans lequel des idées réactionnaires et haineuses infiltrent progressivement les mouvements écologistes, et qu’il faut identifier pour le combattre.
Clarifier notre écologie
Au sein des mouvements écologistes et progressistes, si l’on veut lutter contre l’avancée des idées d’extrême droite, il apparaît nécessaire de ne pas, ou plus, partir du principe que l’écologie serait par essence l’apanage de la gauche. Outre les appels à la nature évoqués précédemment, l’ampleur des ravages du capitalisme et l’urgence à agir peuvent nourrir des discours autoritaires et antidémocratiques — Antoine Dubiau parle de « brèches » dans les discours écologistes, par lesquelles s’engouffrent les idées fascistes et réactionnaires. Combler ces brèches demande d’expliciter ses valeurs progressistes et émancipatrices et de clarifier ses positions.
C’est la mise en application de ces valeurs qui permet de se prémunir du glissement vers l’écofascisme, par les alliances entre les luttes. La politologue et militante Fatima Ouassak l’exprime en ces termes : « On ne peut pas mener un projet écologiste sans mener en même temps un projet antiraciste, anticolonial et internationaliste » — et antifasciste, donc.
Il n’y a pas d’écologie « ni de droite ni de gauche », mais au contraire des écologies absolument incompatibles par la façon dont elles se traduisent dans le champ politique et dans les décisions collectives. Les personnes qui ont à cœur les idéaux démocratiques, la liberté, l’égalité et la solidarité font face à de multiples menaces. Elles ont besoin de construire ensemble un mouvement radical, pas seulement électoral, capable d’influer durablement sur la marche du monde, en prenant soin les unes des autres.