Dossier Féminisme Racisme

Brésil : un espace de résistance de personnes afrodescendantes

Sarah Nouvellon

C’est par la lutte pour la terre, menée principalement par des Afro-brésiliennes, que s’est créé le Sítio Ágatha, au Nord-Est du Brésil, dans un territoire où presque tout lui était hostile. Cet espace féministe et antiraciste promeut sa propre écologie et agit comme un lieu d’éducation populaire pour la réhabilitation des savoirs et des mémoires de populations afrodescendantes et autochtones, longtemps réduites au silence et criminalisées (1).

Par la fenêtre du bus qui relie Araçoiaba à Carpina, deux petites villes situées près de Recife, dans le Nordeste brésilien, défilent des collines toutes d’un vert monotone. La forêt se fait rare dans cette région de l’État de Pernambuco qu’on appelle pourtant « Zona da Mata Norte » (2), dont le paysage a été violemment transformé par la colonisation portugaise et par la plantation intensive, séculaire et forcée de la canne à sucre.
C’est dans les brèches de ce décor qui crie encore ses blessures coloniales que s’enracine le Sítio Ágatha et ses 8, 5 ha de terres. Au milieu des arbres à cajá, des pitangas (3) et des manguiers lourds de leurs fruits, je retrouve Luiza Cavalcante, 63 ans, « agricultrice afroécologique, écrivaine, éducatrice populaire, fille de Maria José, mère de Nzinga Calvacante, grand-mère d’Ágatha », et matriarche coordinatrice du Sítio Ágatha. Plusieurs structures, fruits de chantiers participatifs, composent l’espace habitable de ce lieu où réside Luiza. Rarement seule ici, elle est régulièrement accompagnée de Nzinga, d’Agatha et d’autres personnes qui s’approprient l’espace pour un week-end, une saison entière de culture, et parfois pour des séjours prolongés de plusieurs mois. En témoignent de petites parcelles de manioc, courges, ananas et autres, qui sont cultivées selon des principes de l’agroforesterie, principalement dans le cadre de formations.

« Je venais ici pour réclamer un héritage »

L’origine du Sítio Ágatha, c’est d’abord une lutte menée par 300 familles sans-terre (4) pendant huit ans. Soutenues par la Commission pastorale de la Terre (CPT), elles sont parvenues à désapproprier l’usine Santa Teresa de certaines de ses terres, sans utilité sociale depuis plus de 40 ans (5). « La manière dont nous avons réussi à nous organiser de 1997 à 2005 a été en totale autogestion. En 2003, les occupations se sont toutes structurées dans des maisons en terre-paille : il y avait une école, un centre de formation, une cuisine communautaire, des commissions d’éthique, d’éducation, de santé… On avait réussi à transformer les rapports sociaux. »
Mais ces années, Luiza s’en rappelle aussi dans la douleur : « En 2003, le groupe João Santos, propriétaire de l’usine, a fait appel à la police, aux hommes de main, utilisant toutes les machines à sa disposition pour tout détruire. Les cultures, les habitations et tout ce qui nous était sacré, ont été anéantis. Ils ont mené une véritable guerre chimique, répandant des produits toxiques sur le sol et dans les eaux. J’ai été battue, arrêtée. J’en porte encore les séquelles. » Malgré cette forte répression et les multiples tentatives d’expulsion, les familles assentadas (6) obtiennent en 2005 la possession des terres, redistribuées en parcelles après une décision du tribunal régional fédéral de Pernambuco.
Pour Luiza, ce lieu est bien plus qu’une simple reprise de terre dans le cadre de la réforme agraire. Peu de temps après le début de l’occupation, elle découvre que ses arrière-grands-parents étaient esclaves sur les terres de l’Engenho Vinagre, à quelques kilomètres des terres occupées. « J’ai alors compris que je venais ici pour réclamer un héritage. Je ne suis pas venue seulement pour avoir une terre où travailler. C’était une reprise ancestrale. »

Reprendre la terre pour bâtir une afro-écologie

Depuis, ces parcelles de terres abritent l’Association d’éducation, d’art, de culture et d’agroécologie du Sítio Ágatha, qui agit comme une « école vivante, féministe, antiraciste, un quilombo (7) qui se bat pour la justice raciale et de genre, et pour une alimentation saine ». Le lieu est devenu un centre d’organisation politique et de formation agroécologique dans la région métropolitaine de Recife.
Ou plutôt, « afro-écologique » (8). Un concept qu’utilisent les membres du Sítio Ágatha pour décrire cette agroécologie qui, pour Nzinga, la fille de Luiza, réintègre « notre spiritualité, nos mémoires, nos manières de faire, un rapport aux différentes natures qui passent par le chant, par la danse ». La jeune maman étudie l’agroécologie à l’université fédérale de Pernambuco : « Ici, je sens que mon corps de femme noire, de mère, de sans-terre, ainsi que certaines de mes pratiques, sont très politiques et parfois dérangent. Pour moi, l’afroécologie permet de revaloriser certains de nos savoirs populaires qui sont effacés ou disqualifiés dans le monde académique. »
Depuis 2010, le Sítio Ágatha organise le premier week-end de chaque mois des mutirãos, sortes de chantiers participatifs qui allient la mise en culture de semences paysannes, la formation aux systèmes d’agroforesterie et de bioconstruction, et des temps de discussion, de chants et de danses populaires. Selon Luiza, le principe fondamental est que « tout ce que vous apprenez ici, vous vous engagez à le reproduire, à partager cette connaissance. Depuis le début des mutirãos, de nombreux potagers et jardins urbains ont vu le jour, certains déjà beaucoup plus jolis et productifs qu’ici », assure-t-elle avec le sourire.

Collaborer avec d’autres territoires

En avril 2024, au lieu du traditionnel mutirão, le Sítio Ágatha a accueilli pendant trois jours le festival Puxirõ. Comme l’explique Sergio Gwiri, qui est à l’origine du projet : « Le Puxirõ, c’est un festival qui a lieu tous les week-ends de pleine lune, entièrement autogéré, gratuit, fait par et principalement pour des personnes autochtones ou afro-brésiliennes. Son objectif est de permettre à ces personnes, qui sont nées en ville, souvent dans des quartiers périphériques de Recife, d’être proches de la terre et de se réapproprier des savoirs ancestraux. »
Gwiri, agriculteur originaire du peuple autochtone Guarani-Kaiowá de l’État du Mato Grosso do Sul, s’est installé dans la région de la Zona da Mata Norte en 2020. À quelques kilomètres du Sitio Agatha, il a établi une Comunidade que Sustenta a Agricultura (CSA, communauté de soutien à l’agriculture), similaire aux associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) en France. La CSA Yvy Porã se distingue par le fait d’être partiellement cultivée selon des modèles de culture guarani, avec semences de variétés anciennes issues des territoires autochtones guarani-kaiowá.
Ce qui guide Gwiri, plus que la perspective agroécologique, c’est le principe d’ethnoforesterie  : « C’est-à-dire le fait de planter une forêt en tenant compte de ce qui a un intérêt culturel, ethnique pour nous. Par exemple, lorsque qu’un ancien de mon village plante du maïs blanc, de l’avati morotĩ, il le fait parce que cela sera utilisé à un moment donné pour préparer le kãguy ou chicha, une boisson fermentée qui va être utilisée pour nos rituels. Le maïs n’est pas seulement un élément économique. C’est quelque chose qui anime la culture. »
Durant la troisième édition du festival Puxirõ, une trentaine de participant·es sont réuni·es au Sítio Ágatha. Gwiri y introduit les principes et la cosmovision qui guident la mise en culture guarani-kaiowa, le kokwe kaiowá. Ces semences et boutures de manioc, de maïs, de haricots, de patates douces et de genipapo sont ensuite plantées dans un champ cultivé en mandala à quatre entrées, tandis que des chants en guarani en accompagnent le processus : « Pour nous, cultiver n’est pas seulement préparer le sol. Nos cultures sont chantées, priées, ce n’est pas qu’une question technique, on appelle les dieux à venir habiter les cultures, on chante pour réveiller les semences. »
Le festival Puxirõ n’est qu’un exemple parmi d’autres de la coopération active entre les différents territoires de la Zona da Mata Norte.
Gwiri et Nzinga cherchent également à établir un réseau de semences paysannes afin de renforcer les échanges déjà en cours entre les quilombos et autres terres occupées de la région. Selon l’agriculteur, « ce qui lie nos territoires, c’est la résistance dans des contextes marqués par de nombreuses violences. Et la lutte pour préserver et diffuser nos savoirs ancestraux ».

Préserver ces savoirs dans un contexte hostile

Cette lutte est loin d’être gagnée d’avance. Aujourd’hui, le Sítio Ágatha se démarque en tant que l’une des rares parcelles conquises par les sans-terres à avoir tenu tête à l’expansion effrénée de la culture de canne à sucre. Tout autour, les parcelles originellement destinées au développement de l’agriculture paysanne ont été louées à l’industrie de la canne à sucre, ramenant dans leur sillage la monotonie des paysages, l’épandage massif de pesticides, les dettes accumulées et les conditions de travail précaire.
Gwiri expose des réalités similaires dans sa région natale du Mato Grosso do Sul, où l’agrobusiness exerce une pression implacable sur les leaders autochtones pour louer leurs terres et y cultiver du soja. Ces pratiques « perverses et criminelles » privent les populations des conditions écologiques, sociales et culturelles nécessaires à la culture et au maintien des semences anciennes. En 2023, Gwiri a dû retourner dans sa région natale pour y réintroduire une variété de maïs qui ne pouvait plus être cultivée sur les terres souillées par les pesticides.
À qui la faute ? Dans le cas du Sítio Ágatha, difficile de pointer un seul coupable, mais une partie de la responsabilité de cette situation incombe à l’inaction des agences gouvernementales, à leur étroite collaboration avec l’industrie agroalimentaire et au manque de financement pour soutenir l’agriculture paysanne sur des terres préalablement dégradées.
Depuis sa création, le fonctionnement du lieu repose principalement sur la retraite de Luiza et sur le travail bénévole. Les parcelles sont aussi régulièrement la cible de sabotages et d’intimidations de la part du voisinage. À cela s’ajoute l’installation récente, en pleine pandémie de Covid 19, d’une ligne de transmission d’énergie éolienne par le groupe Rialma, parcourant environ 130 km entre Campina Grande et Pau Ferro, et traversant le Sítio Ágatha. La construction d’une de ces tours, sur les terres agricoles du lieu, a été menée sans aucune consultation préalable des propriétaires. Elle a entraîné, entre autres, une déforestation significative et rendu inexploitables les terres adjacentes. Depuis, les membres de l’association participent activement à la visibilisation des impacts des énergies renouvelables sur l’agriculture paysanne et les communautés rurales afro-brésiliennes.
Dans de telles conditions, maintenir et préserver les conditions nécessaires à l’existence même des savoirs et mémoires afro-brésiliens et autochtones est un défi de taille. Pourtant, aujourd’hui, rien ne semble pouvoir réellement entraver la résilience de ces communautés de la Zona da Mata Norte, ni la croissance et la résonance de leur mouvement…

(1) Le terme « afro-descendantes » désigne des personnes descendant des populations africaines emportées de force en Amérique durant la période de l’esclavage. Le terme « autochtones », lui, désigne les personnes descendantes des populations qui habitaient les terres d’Amérique du Sud avant la colonisation, y compris celles et ceux qui résident désormais en milieu urbain.
(2) Soit « zone de forêt atlantique du Nord ». Cette microrégion constitue le principal centre de l’activité sucrière dans l’État de Pernambuco, en raison de sa proximité avec les points d’exportation le long des littoraux.
(3) Les cajás sont des petits fruits jaune orangé que l’on trouve au Brésil, à la chair juteuse et acidulée, principalement utilisés pour faire des jus. Les pitangas sont des arbres qui produisent des petits fruits rouges au goût aigre-doux.
(4) La plupart de ces familles sont issues de la région, leurs parents ayant travaillé dans les usines de canne à sucre et résidé sur ces terres, mais elles ont été expulsées vers les périphéries lors du processus de mécanisation de l’agriculture.
(5) La Constitution brésilienne de 1988 consacre la réforme agraire comme un principe fondamental de la nation. Cette réforme désigne la redistribution des terres qui ne garantissent plus leur fonction sociale, en accordant un accès équitable à la propriété foncière et en favorisant le développement agricole durable. L’article 184 prévoit ainsi qu’« il relève de la compétence de l’Union d’exproprier dans l’intérêt social, à des fins de réforme agraire, l’immeuble rural qui ne remplit pas sa fonction sociale ». Dans les faits, cette réforme est très peu effective, poussant certaines familles à occuper les terres pour garantir leurs droits.
(6) Ce terme fait référence aux agricult·rices sans terre devenu·es propriétaires dans le cadre de la réforme agraire.
(7) Un quilombo est historiquement une communauté formée par des descendant·es d’esclaves fugiti·ves, caractérisée par une autonomie territoriale et culturelle. Aujourd’hui, il est également utilisé dans le langage commun pour désigner plus largement un espace de résistance de personnes afrodescendantes.
(8) L’afro-écologie est un concept adopté par les membres du Sítio Ágatha pour désigner une pratique agroécologique intégrant les savoirs ancestraux et les pratiques culturelles des communautés noires et autochtones, souvent négligés par les approches académiques.

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