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Philippe Descola et Alessandro Pignocchi : imposer la cohabitation entre États et territoires autonomes

Lola Keraron

Comment échapper à l’alternative entre attendre le grand soir et chercher à réformer le capitalisme ? L’anthropologue Philippe Descola et le dessinateur Alessandro Pignocchi appellent à multiplier des territoires autonomes pour expérimenter d’autres rapports au vivant et constituer une force à même de transformer l’État. Entretien.

Enquêtant pendant des années sur les Achuars, une population autochtone d’Amazonie, l’anthropologue Philippe Descola a mis en lumière différentes manières de concevoir le monde et d’être en relation avec les êtres non-humains. Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en philosophie reconverti en dessinateur de BD, s’est appuyé sur ses travaux pour imaginer avec finesse et humour une société où l’animisme des indiens jivaros se serait généralisé, y compris chez les dirigeants de notre monde. Dans un essai intitulé Ethnographies des mondes à venir, les deux penseurs précisent leur projet politique.

« Le prolo se voit en plus accusé par la bourgeoisie urbaine de ne pas être assez écolo, de ne pas avoir de voiture électrique et de ne pas être végétarien. » Alessandro Pignocchi

Silence : À l’heure où nous écrivons ces lignes, avant les élections législatives, l’extrême droite n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Comment analysez-vous cette situation ?

Alessandro Pignocchi : Le capitalisme entre en crise. La classe possédante et dirigeante tend au fascisme : soit par la fascisation des partis au gouvernement, soit par la montée des partis fascistes, soit les deux. Pour se maintenir au pouvoir, le rouage premier du fascisme est la diabolisation de l’ennemi interne. Il détache les ressentiments de leurs causes économiques et les oriente vers des minorités ciblées : à une époque le juif, aujourd’hui le musulman, et dans une moindre mesure l’écologiste et « l’assisté ». Comme ces cibles n’ont rien à voir avec les causes de ces ressentiments, ceux-ci reviennent. Et quand ils reviennent, il faut former des projets guerriers. On est déjà à ce stade-là dans les discours de Macron. Cet engrenage est tellement puissant que ça rend un peu dérisoire tous nos scénarios d’alternatives désirables.
L’écologie a sûrement une part de responsabilité là-dedans. Quand tu dis « je suis écolo » dans les campagnes, tu déclenches des réactions de haine au moins aussi intenses que si tu parles d’Emmanuel Macron. L’écologie est perçue comme un outil de distinction bourgeoise supplémentaire, qui vient essayer d’achever le peu qui reste de leur mode de vie. Le fascisme a fait un lien - fallacieux, évidemment - entre la peur et la haine de différentes minorités et la situation économique, en accusant le migrant, ou l’assisté, d’en être responsable. L’écologie n’a pas du tout réussi à s’imposer comme une possibilité d’émancipation économique. Le prolo, alors qu’il pollue moins, qu’il est plus exposé aux nuisances de la crise écologique, qu’il a moins accès aux espaces protégé et aux postes de décisions politiques, se voit en plus accusé par la bourgeoisie urbaine de ne pas être assez écolo, de ne pas avoir de voiture électrique et de ne pas être végétarien.
La classe bourgeoise a donné à l’écologie la tournure qui lui convient. La strate à fort capital économique a adhéré tout de suite au techno-solutionnisme, à la voiture électrique, etc. (1) Celle à fort capital culturel ne fait pas l’effort de se décentrer et d’adopter le point de vue d’autres classes. Elle est persuadée d’être du côté du prophète éclairé qui vient enseigner aux masses la bonne direction à suivre. Elle ne se demande pas comment son discours peut être perçu par la ruralité populaire. Que peut ressentir un chasseur-éleveur, dont ces deux composantes sont vraiment constitutives de son mode d’existence, quand un bourgeois urbain vient lui dire qu’il est moralement condamnable ? Ce discours provoque un énorme rejet.

Sortir d’une vision utilitariste du vivant


Une partie du mouvement écologiste peut avoir tendance à vouloir « protéger la nature ». Vous montrez que « protection » et « exploitation » ne sont que deux facettes d’une même médaille.

A.P. : L’Occident moderne est dans un rapport d’utilisation avec les non-humains et les milieux de vie. « Protection » et « exploitation » sont deux variantes de cette relation qui va dans un sens unique et qui fait de l’ensemble de la biosphère des objets que l’on exploite, que l’on protège ou éventuellement que l’on contemple. Dans cette relation, les humains sont les seuls êtres disposant d’intérêts légitimes.

Philippe Descola : Le meilleur terme pour illustrer cela est le « service écosystémique ». Il faut protéger la nature pour les services qu’elle nous rend. Les forêts tropicales sont à protéger d’abord parce que ce sont des puits de carbone et qu’elles abritent potentiellement des espèces dont on pourrait tirer des molécules thérapeutiques. Dans cette vision utilitariste, on déforeste pour les cultures de plantation ou bien on préserve pour le bénéfice exclusif des humains. Or, il faut au contraire défendre la valeur de biodiversité en tant que telle, comme un principe général de diversité comme celle des langues, des cultures, des êtres. C’est une valeur à laquelle on aspire tous les deux profondément. L’extrême droite se fonde sur la négation de la diversité.

A.P. : Le principe révélateur de l’écologie gestionnaire est le service écosystémique, et son outil est la « compensation ». On peut dégrader un endroit mais ce n’est pas grave car on en protège un autre. Les milieux de vie apparaissent comme des objets interchangeables. On peut imaginer la violence de la compensation sur des collectifs humains autochtones ou ruraux en France, à qui on dit : « on va bétonner votre milieu de vie, mais on va le restaurer ailleurs ». Ça veut dire que les liens d’attachement d’un collectif d’humains particulier avec un territoire particulier n’ont aucun poids. La compensation est le bras armé de l’écologie gestionnaire. Cette écologie propose seulement de mieux gérer les ressources naturelles, quitte à l’imposer d’en haut. Ça peut être évidemment perçu par les classes populaires comme des contraintes supplémentaires, sur des existences qui sont déjà sur le fil.

« Ré-animiser le monde »
« Le naturalisme considère qu’il y a une séparation entre les humains et les non-humains, appelés »nature« C’est une façon voir le monde tout à fait originale, qui n’avait pas de précédent dans l’histoire de l’humanité. » Philippe Descola

Philippe Descola, vous avez mis en lumière l’existence de différentes manières de se rapporter aux autres êtres vivants non humains. En quoi consiste le « naturalisme » ?

P.D. : Le naturalisme est une façon de faire monde qui est née en Europe à l’âge classique, au 17e siècle. Elle considère qu’il y a une séparation entre les humains et les non-humains, que l’on appelle nature. Ce concept se fonde sur l’idée que les humains sont extérieurs et supérieurs aux autres êtres vivants et qu’il est dans l’intérêt des premiers de contrôler, de connaître et d’exploiter les seconds. Le naturalisme a transformé la « nature » en un champ d’investigation par l’accumulation de connaissances scientifiques pour connaître son fonctionnement. Introduire cette notion de « nature » extérieure aux humains a permis de considérer que les non-humains pouvaient être transformés en marchandises, en ressources exploitables. Cette conception a été une condition, parmi d’autres, d’émergence du capitalisme industriel au 19e siècle.
C’est une façon de concevoir les rapports entre humains et non-humains tout à fait originale, qui n’avait pas de précédent dans l’histoire de l’humanité. Elle s’est répandue comme une traînée de poudre avec le colonialisme et l’impérialisme et s’est disséminée bien au-delà de son foyer originel. Cela dit, beaucoup de populations autochtones résistent à cette façon de faire monde et continuent de développer leurs propres façons d’entretenir des liens avec les non-humains.

A.P. : Dans les milieux paysans notamment, on a plutôt résisté à l’imposition du naturalisme. La théologie chrétienne dominante a condamné les rituels qui faisaient intervenir des non-humains, qui faisaient entrer des animaux à l’église ou qui s’inscrivaient dans des activités de subsistance. La définition moderne du « progrès » a poursuivi avec encore plus de vigueur la destruction de la conception « animiste » (2) du monde. Le naturalisme a beaucoup appauvri nos relations aux non-humains. Pour nous, le combat écologique est de dépasser le naturalisme et de « ré-animiser le monde ».

Comment faire concrètement pour dépasser le naturalisme ?

A.P. : Évidemment, ce n’est pas une affaire individuelle. Il faut fissurer la sphère économique. L’outil premier est de réussir à créer des institutions ou des territoires autonomes, où les décisions politiques ne sont plus guidées par des impératifs de rentabilité mais par ce qui est collectivement considéré comme désirable – en prenant en compte les vivants non-humains. C’est le même principe que les luttes depuis toujours : remettre la main sur les outils de production. Ici, non plus l’usine, mais la terre. Reprendre en main les activités productives et en premier lieu la plus fondamentale d’entre elles, le travail paysan.
Le projet de dépasser le naturalisme est la meilleure manière de répondre, d’après nous, à la crise écologique. La forme politique de se projet est la multiplication de territoires où l’on cohabite avec la biosphère en bonne entente comme des voisins, des amis, des membres de la famille et non plus comme des sujets qui exploitent des objets. On escompte que l’intensité de vie que procure cette façon de se rapporter aux milieux de vie est suffisamment vivace pour que ce projet politique ait une chance de se développer. Il existe de nombreuses initiatives comme certaines associations de l’économie sociale et solidaire, des luttes paysannes, des territoires en lutte, etc. Tout l’enjeu est de les fédérer au sein d’un projet politique global. Pour qu’elles ne soient plus des minuscules failles, qui ménagent de petits endroits de survie au sein du capitalisme marchand.

Qu’est-ce que ces territoires autonomes à l’intérieur d’un État apporteraient ?

A.P. : Notre hypothèse est d’imposer la cohabitation entre des structures étatiques et des fédérations organisées de territoires autonomes. C’est une force de transformation de l’État ; un État qui doit cohabiter avec des territoires autonomes n’est plus le même. C’est aussi une façon de renouer avec un exercice que la gauche d’émancipation ne s’autorise plus : des grands scénarios à long terme. Cette hypothèse hybride de cohabitation a pour mérite de ne reposer ni sur un scénario révolutionnaire de type « grand soir » (dont on voit mal comment il pourrait bien se produire aujourd’hui), ni sur un scénario social-démocrate d’aménagement du capitalisme (car le capitalisme ne se laisse plus aménager). C’est la construction graduelle d’un à-côté du capitalisme. Dans les moments de pré-insurrection, on a l’impression que soit on renverse tout, soit on fait des demandes à l’État, comme « rendez-nous du pouvoir d’achat » ou « faites-en plus pour le climat ». Dans cette hypothèse, on ne lui demande rien, on lui impose un renforcement de ce qui est déjà là et qu’on a construit en amont : par exemple l’extension de la Sécurité sociale de l’alimentation (3).

Un attachement aux milieux de vie opposé au fascisme

La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est un territoire qui expérimente d’autres manières d’être au vivant. Qu’est-ce qui vous a marqué là-bas ?

A.P. : Un territoire où l’on considère les mares, les arbres, le milieu de vie comme des sujets, où l’on tient compte de leurs intérêts, où l’on essaie de se mettre à leur place quand on prend des décisions politiques, est plus intense qu’un territoire plein d’objets froids que l’on doit juste manipuler de la manière la plus rationnelle possible économiquement parlant. Un des chocs que produisent des territoires en lutte comme Notre-Dame-des-Landes, c’est que l’on éprouve ces affects-là. On ressent ce que c’est d’être un sujet tissé dans un collectif d’humains et de non-humains qui nous dépasse largement. Ce sont des affects extrêmement fondamentaux et puissants. On renoue avec des formes d’attachement aux milieux de vie qui ont constitué le sel de l’existence pour l’humanité pendant des millénaires, et que la modernité a effacé.

Il y a deux façons de dépasser le dégoût de la modernité. La proposition fasciste est de revenir aux liens comme l’attachement au village, au clocher, qui visent à exclure. La modernité a en partie coupé ces liens écrasants de la communauté villageoise, de la famille et de l’Église et c’est une très bonne chose. Notre perspective, radicalement différente, est de chérir des formes de liens qui se construisent par les usages (4) et la participation à l’autonomie territoriale. Ce sont des liens que tout le monde peut s’approprier en contribuant à la vie d’un territoire.

« Un gouvernement Front populaire aura besoin de s’appuyer sur un mouvement social puissant. » Alessandro Pignocchi

Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

A.P. : La possibilité de mettre en place ce que l’on vient d’évoquer dépend bien sûr du niveau d’hostilité du gouvernement, et tout sera bien plus difficile encore sous le fascisme. Si on a un État fasciste, ces territoires constitueront des résistances. Si c’est un gouvernement Front populaire, des forces territorialisées seront un ingrédient absolument essentiel pour l’aider à tenir ses promesses et à le contraindre à faire ce qu’il a dit qu’il ferait. Un gouvernement qui déciderait de s’attaquer réellement à la finance mondialisée, devrait affronter une conflictualité terrible de la part des classes ultra-possédantes. Sa seule façon de tenir serait de s’appuyer sur des mouvements sociaux extrêmement puissants, et en particulier, c’est notre hypothèse, des territoires autonomes, capables de nourrir la population en dehors des lois du marché, qui sera mis à mal pendant au moins une période. Sans cela, le choix de ce gouvernement serait soit de retourner sa veste, soit de démissionner.

(1) Voir le livre de Jean-Baptiste Comby, « Écolos mais pas trop », 2024, Éditions Raisons d’agir, 192 p.
(2) L’animisme est une manière de faire monde dans laquelle les êtres non-humains (les plantes, les animaux, les esprits, les milieux de vie), sont dotés d’une intériorité qui rend possible de communiquer avec eux de personne à personne. Tous ces êtres font partie de la vie sociale, au même titre que les humains. Tous partagent une même culture, mais chacun a une nature particulière. Chaque classe d’êtres se manifeste dans un corps qui lui est propre.
(3) La Sécurité sociale de l’alimentation propose de redistribuer un certain budget chaque mois à des habitant·es pour acheter des produits respectant des critères de qualité, définis démocratiquement. Voir l’article « La Sécurité sociale de l’alimentation expérimentée localement », Silence, n° 528, janvier 2024.
(4) Voir le dossier « Lieux collectifs, réinventer la propriété », Silence, n° 517, janvier 2023.

Pour aller plus loin :
• Alessandro Pignocchi, « Petit traité d’écologie sauvage », Éditions Steinkis, 2017, 119 p.
• Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, « Ethnographies des mondes à venir », Éditions Le Seuil, 2022, 176 p.
« Éloge des zad ! », Silence, n°469, juillet 2018.

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