Jean-Paul Massonnat a découvert la question des PFAS – ou « polluants éternels » en 2022. Ces substances per- et polyfluoroalkylées sont connues pour leur caractère persistant, toxique, et accumulable dans l’organisme. Ils peuvent provoquer des lésions au foie, des maladies thyroïdiennes, de l’obésité, des problèmes de fertilité et des cancers. Membre de l’association Bien-vivre à Pierre-Bénite, Jean-Paul Massonnat a été contacté car l’émission Vert de rage (1) cherchait 10 personnes volontaires pour faire analyser leur sang.
Habitant à plus de 800 mètres des usines d’Arkema et Daikin et ayant toujours eu un mode de vie sain, les résultats lui font l’effet d’un choc : « Les analyses étaient catastrophiques. Elles montraient que j’étais plein de PFAS », témoigne le retraité de 70 ans. Il est la deuxième personne la plus contaminée du groupe, après l’ouvrier d’Arkema (2). Son sang contient notamment de la substance PFNA à un taux de 11,38 microgrammes par litre, soit un taux …. 14 fois supérieur à la moyenne des Français·es (3) ! Interdite dans l’Union européenne depuis 2023, cette molécule a été utilisée par Arkema de 2003 à 2016.
Les œufs, des concentrés de PFAS
Aujourd’hui, Jean-Paul est atteint d’une légère « hypercholestérolémie », c’est-à-dire, d’une hausse du « mauvais cholestérol » dans le sang. Ce trouble est reconnu comme liée à une exposition aux PFAS, même s’il n’est pas possible de conclure d’un lien de cause à effet (4). Pourquoi l’habitant est-il autant contaminé ? On lui explique que cela pourrait être dû aux œufs de ses poules, qu’il mange depuis 3 ans. En effet, les PFAS rejetés dans l’air vont dans la terre avec la pluie, puis sont consommés par les poules, qui grattent la terre à la recherche de vers de terre. Aimant les graisses, les PFAS s’accumulent dans les œufs.
Nous rencontrons Anne, une habitante d’Oullins. Pour faire plaisir à ses deux filles, elle achète des poules en 2021. Lorsqu’elle visionne le documentaire Vert de rage, elle ne se sent pas concernée, pensant que la contamination se limite à Pierre-Bénite. Elle apprend début janvier 2023 l’interdiction de manger les œufs des poules pour les particuliers sur sa commune. Peu de temps après, elle fait analyser ses œufs dans le cadre d’une campagne de la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement. Les résultats montrent qu’ils contiennent certains PFAS, notamment le PFNA, à des taux... 7 fois supérieurs à la norme en vigueur (5) ! Elle annonce à ses enfants qu’il n’est plus possible de manger les œufs des poules et abandonne son potager avec tristesse. « Les PFAS mettent sept à dix ans à s’évacuer de l’organisme si on n’en consomme plus, mais vu qu’il y en a partout, ça ne part pas, explique Anne. Ce qui nous dégoûte c’est que ça s’arrête pas. Les rejets ils continuent dans l’eau et dans l’air. »
« Les polluants éternels, ça vous dévore de l’intérieur »
« Pendant que je vous parle, la cheminée en face de moi est en train d’en balancer dans la nature ! », abonde Jean-Paul Massonnat. En effet, en 2019, Daikin rejetait pas moins de 12 tonnes par an de hexafluoropropylène (HFP), un PFAS particulièrement volatil, directement dans l’air, d’après une enquête de France 3 région. En juillet 2023, l’usine dépassait encore largement les limites d’émission de ce composé. La société Arkema de son côté n’est pas meilleure élève : en 2022, la multinationale ne rejetait pas moins de 3,5 tonnes par an de 6:2 FTS (un polluant éternel utilisé comme tensioactif) directement dans le Rhône (6). Elle continue d’en rejeter des dizaines de kilogrammes par mois encore aujourd’hui.
« L’amiante, le mercure, le plomb ce n’est rien à côté. Les PFAS, ce sont des produits qui ne s’éliminent pas, constate Jean-Paul Massonat. On est déçus que les organismes d’État ne nous aient pas protégés. » En septembre 2022, la préfecture a interdit à Arkema l’usage de 6:2 FTS d’ici fin 2024. Ambitieux ? Pas tellement, quand on réalise que la multinationale avait déjà annoncé dans la presse remplacer cette substance à cette échéance ! Par ailleurs, la préfecture a accordé en février 2024 encore six mois de délais supplémentaires à Daikin pour respecter la réglementation. Encore pire, elle l’autorise à développer une nouvelle unité utilisant… un nouveau PFAS !« Les PFAS, ça ne se voit pas, et ça vous dévore de l’intérieur, témoigne le manipulateur radio retraité. J’ai passé ma vie à essayer de sauver les gens, de voir ça je suis écœuré. Comment des questions d’argent peuvent passer avant la santé des gens ? »
Même si les sites arrêtaient l’usage de PFAS demain, la situation serait loin d’être réglée. « Les sites sont tellement imprégnés qu’ils continuent d’émettre, encore aujourd’hui, des molécules d’anciennes générations, qui sont les plus problématiques », explique Louis Delon, membre du collectif Ozon l’eau saine. Ces PFAS à chaîne longue sont plus toxiques et s’accumulent davantage dans l’organisme. Interrogée par Silence, la DREAL reconnaît qu’« une présence rémanente d’autres composés a pu être observée ponctuellement » dans des analyses en 2022 et 2023. Elle cite le PFNA et PFUnDA, deux molécules à chaîne longue, qu’Arkema n’utilise plus depuis 2016. D’après elle, cela aurait donné lieu « à des opérations de nettoyage, voire de remplacement d’équipements. »
« On faisait boire à nos enfants une eau contaminée »
Si les communes aux alentours de l’usine ont de l’air et des sols très pollués, dans la vallée de l’Ozon, au sud de Lyon, c’est principalement l’eau du robinet qui est contaminée. En effet, les rejets d’Arkema et Daikin se sont accumulés depuis des années dans la nappe alluviale du Rhône, où se situe un point de captage d’eau alimentant de nombreuses communes de l’Ouest lyonnais. Plus de 150 000 personnes dans le Rhône boivent de l’eau potable polluée, d’après une étude de l’Agence Régionale de Santé publiée en janvier 2024.
« On a été inquiets d’apprendre que depuis 10 ans on buvait une eau contaminée, et qu’on la faisait boire à nos enfants », témoigne Louis Delon, habitant du pays de l’Ozon. L’ancien chimiste reconverti au maraîchage connaît bien ces molécules, puisqu’il les a étudiées dans le cadre d’une thèse en 2005. Il commence à s’y intéresser à nouveau en 2021, lorsqu’il apprend qu’il se trouve dans la zone du département où l’eau du robinet est la plus contaminée. N’ayant aucune information sur les conséquences de cette pollution, il commence à se renseigner.
Avec quelques habitant·es de son village, il forme en novembre 2022 le collectif Ozon l’eau saine dans le but de documenter la situation, informer et faire pression sur les pouvoirs publics. Le collectif réalise ses propres études indépendantes en prélevant de l’eau issue de rivières, du robinets, de systèmes d’irrigation ou de puits, qu’il fait analyser au Canada, considérant les résultats plus fiables là-bas qu’en France. « La pollution s’est diffusée beaucoup plus largement que ce qu’on imaginait, explique l’ancien chimiste. On a mesuré des taux de PFAS anormalement élevés et il y a très peu de spots où on n’en a pas trouvé (7). » Depuis début 2024, le collectif s’est lancé dans une nouvelle étude visant à cartographier plus précisément la pollution du sol du bassin lyonnais. Il revendique l’application du principe de précaution et l’installation de filtres à eau potable, notamment dans les écoles et dans les lieux accueillant les publics les plus vulnérables (enfants, adolescents, femmes enceintes).
« Cette pollution est connue depuis longtemps », constate Louis Delon avec amertume. « Depuis les années 60 on sait le caractère indestructible de ces produits. C’est ce que recherchaient les industriels », abonde Thierry Mounib, président de l’association Bien vivre à Pierre-Bénite. Dès la fin des années 90, un scandale sanitaire éclate aux États-Unis autour de la société Dupont et sa filiale Chemours, qui détient la marque Teflon. En 2017, des chercheurs du CNRS réalisent une étude confirmant la présence de PFAS dans les poissons du Rhône et alertent les services de l’État, sans aucune réaction. « La réaction de l’État est inexistante », dénonce Thierry Mounib. Publié en janvier 2023, « le plan PFAS n’a abouti à rien de concret. » Jusqu’à présent, il n’existe presque aucune réglementation pour encadrer les rejets de PFAS dans l’eau (8)(9).
« Éliminer les PFAS de nos vies »
« Près de chez moi, il y a des cancers dans toutes les maisons, constate Thierry Mounib. Le sang des habitant·es de Pierre-Bénite est saturé de PFAS à chaînes longues. Il faut mettre en place un suivi médical de toute la population. » Depuis l’étude réalisée par France 3 sur 10 personnes, aucune nouvelle analyse a été réalisée. L’association Bien-vivre à Pierre-Bénite demande une « étude d’imprégnation », c’est-à-dire une étude qui mesure le taux de PFAS chez la population exposée et la compare à la population générale ainsi qu’un accompagnement des personnes qui reçoivent leurs résultats.
Le 31 mai 2022, les associations Bien-Vivre à Pierre-Bénite et Notre-Affaire-à-Tous ont déposé un « référé pénal environnemental » avec Anne, Jean-Paul et d’autres personnes s’estimant victimes pour faire cesser les pollutions et mettre en place une étude sanitaire. Suite aux rejets en première et deuxième instance, la Cour de Cassation a été saisie. Les deux associations poursuivent leurs actions en justice. Ce 31 mai 2024, elles ont déposé un recours dans le but d’annuler l’arrêté encadrant l’agrandissement de Daikin, en vertu du principe de précaution.
Le cas de la vallée de la chimie n’est pas un exemple isolé. 17 000 sites sont contaminés par les PFAS à travers l’Europe. Face à ce constat, cinq pays ont fait une proposition de loi pour interdire l’ensemble des molécules de la famille PFAS au niveau européen. « La France les soutient, mais ne les rejoint pas », regrette Thierry Mounib. « On retrouve des PFAS partout, même dans le sang des ours au Canada ! La chaîne alimentaire est complètement polluée », souligne Jean-Paul Massonnat.
« On a prouvé que les PFAS sont dangereux, maintenant il faut les éliminer de notre vie. Une chose est sûre : tant qu’un industriel n’est pas face au mur, il continuera à aller vers la solution qui rapporte le plus d’argent. Il y a 15 ans, l’amiante, c’était irremplaçable. Aujourd’hui, on n’en entend plus parler, on entend parler des personnes amiantées. » Si le retraité se réjouit de la loi interdisant les PFAS adoptée à l’Assemblée en mai 2024, il regrette qu’elle fasse une exception pour les ustensiles de cuisine. « Les industriels savent qu’ils ont perdu la guerre. Mais quand ils gagnent un an, ils gagnent des milliards ! »
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la loi sur les PFAS est encore en discussion au Parlement. Ce qui est certain, c’est que la mobilisation est loin d’être terminée pour mettre fin à cette pollution, accompagner les personnes impactées et indemniser les victimes. « Il faut que ça aille le plus vite possible. On a été une génération sacrifiée, nos enfants aussi. Pour nos petits-enfants, il ne faut pas que ça devienne un assassinat programmé ! », conclut Jean-Paul Massonnat.
Contacts :
• Le collectif Ozon l’eau saine.
• L’association Bien-vivre à Pierre-Bénite, 14 rue Lucie Aubrac, 69 310 Pierre-Bénite.
Pour aller plus loin :
• Le premier volet de notre enquête« PFAS : un ancien salarié contaminé témoigne », Silence, n° 533, juin 2024.
• Le reportage « Polluants éternels : un poison en héritage », France 3 Région, 52 min., 2023.
• Le film « Dark Waters », Killer Films Participant Media, 126 min., 2019.
Notes :
(1) L’émission Vert de rage a réalisé une enquête journalistique avec l’appui du scientifique Jacob De Boer publiée en 2022, qui a permis de révéler le scandale sanitaire des PFAS dans la vallée de la chimie. « Polluants éternels », Premières Lignes Télévision, France Télévisions, Centre national du cinéma et de l’image animée, 2022.
(2) L’ouvrier d’Arkema avait un taux de PFNA de 22,21 microgrammes par litre, soit 28 fois la moyenne nationale mesurée par l’étude Esteban, publiée en 2019. Il est aujourd’hui atteint d’un cancer de la prostate et d’hypertension.
(3) D’après l’étude Esteban, les francais·es ont une moyenne 0,80 microgrammes de PFNA par litre de sang. Les habitant·es de Pierre-Bénite ont en moyenne, sur 10 personnes testées, un taux sept fois supérieur.
(4) D’après une étude publiée en 2012 par le groupe de chercheurs étatsuniens, le C8 Panel.
(5) Ses œufs contiennent 5,4 microgrammes par kilogramme de PFNA, alors que la norme réglementaire européenne est de 0,7 microgramme par kilogramme.
(6) D’après un rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable de décembre 2022.
(7) Sur les 13 points d’eau analysés, 9 avaient des taux supérieurs à la norme européenne pour l’eau potable, appliquée depuis début 2023, de 100 nanogrammes par litre pour 20 PFAS.
(8) Un seul PFAS - sur les milliers existants - est soumis à une restriction (le PFOS).
(9) Le gouvernement a chargé le député Isaac Sibille d’une mission de six mois sur les PFAS. Il a réalisé son rapport avec Albane Suaudeau, qui a quitté un poste de lobbyiste européenne à BusinessEurope (lobby des patrons) pour devenir son attachée parlementaire.