Un jeudi matin à la ferme de Baudonne, à Tarnos, dans les Landes. Dans les champs, un groupe de femmes cueillent des légumes en vue de la vente hebdomadaire des produits de la ferme, qui se tient au bout de l’allée arborée reliant la route, les champs et les bâtiments. Il est 9 heures et, pour le moment, le chemin est rempli d’enfants bruyant·es et de parents papotant. Face à eux, une grande bâtisse blanche, où se trouvent les bureaux et les logements pour les femmes résidentes des lieux. Les enfants se rendent à l’école primaire, “Ose”, accolée à la ferme. Elle accueille une quarantaine d’élèves dans le but de proposer un apprentissage alternatif, émancipateur et proche de la nature. Les bâtiments sont colorés et joyeux.
”La prison est un outil dissocial”
Gabriel Mouesca, directeur de la ferme, dit “Gabi” prépare du café en chantonnant. Sur les étagères du bureau de l’ancien militant de la lutte armée basque, on trouve - entre autres ouvrages évocateurs - “Le guide du prisonnier” et une brochure “Comprendre les trans-identités”. Le porteur du projet de la ferme – affiliée au réseau Emmaüs - a passé 17 ans derrière les barreaux, et défend l’importance de l’aménagement de peine comme alternative à la prison. “Je connais les conséquences abominables de la prison. C’est un outil dissocial”, insiste-t-il.
Tout l’inverse de la ferme de Baudonne, où sont accueillies des femmes détenues – en général condamnées à de longues peines. Les femmes volontaires peuvent venir dans les champs pour les 6 à 24 derniers mois de leur peine. Pour autant, elles ne sont pas libres de leurs mouvements, ne peuvent pas quitter la ferme sans permission, ne peuvent pas trouver de travail à l’extérieur et, si elles ne respectent pas les règles, elles retournent en prison. Gabi déteste et rejette le terme de “peine” et préfère parler de “sanction” qui aurait une utilité pour les victimes, la société et la personne même. “La privation de liberté est déjà une atteinte à la dignité de la personne, et on l’a choisi au nom de l’État. Mais on y ajoute une myriade d’autres privations et atteintes.”
“La prison est la peine des pauvres"
Avec le recul, Gabriel Mouesca remercie la prison d’avoir nourri sa lutte et son indignation. Fils de gendarme “venant d’un milieu privilégié”, son expérience de l’injustice et des inégalités s’arrêtait, avant sa peine, à ses lectures. Il a vécu l’incarcération comme un espace fondamentalement injuste, qui se révèle mortifère dans la plupart des cas. “La prison, c’est la peine des pauvres. Moi, j’étais un prisonnier politique, donc un privilégié. J’avais des soutiens extérieurs, un carnet d’adresses plus épais en sortant de prison qu’en y entrant. Ce n’est pas la norme ou le quotidien de la plupart des détenus, qui sortent normalement abandonnés et esseulés.”
À sa libération, il cherche une base pour son retour en société. Son seul point d’appui étant sa connaissance du milieu carcéral, il décide de se consacrer au militantisme anticarcéral. Après s’être engagé au sein de la Croix-Rouge, dans le processus de paix au Pays Basque et en tant que président de l’Observatoire International des Prisons, la ferme de Baudonne devient sa lutte. “Gabi” insiste, il ne fait pas de la charité chrétienne, et il voit dans la ferme un outil politique important qui se positionne en tant qu’alternative à la prison. Il n’aime pas parler de seconde chance ; pour lui “beaucoup des personnes en prison n’ont jamais eu de première chance”. Le but de la ferme est d’accompagner les femmes dans la réappropriation de la liberté, de l’autonomie et de leur monde social.
La première ferme dédiée aux femmes incarcérées
La première ferme d’aménagement de peine en France, celle de Moyembrie dans l’Aisne, a accueilli ses premiers travailleurs en insertion en 2004. 500 personnes y sont passées depuis. En 2016, Gabriel Mouesca créé le projet d’une ferme d’aménagement de peine dédiée aux femmes, une première pour les femmes incarcérées en France. Les terres sont vite trouvées, à côté d’une communauté Emmaüs déjà existante, mais il a fallu batailler avec la Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) et des agricult·rices loca·les pour récupérer les trois hectares qui constituent la ferme. Baudonne accueille les premières personnes en 2020.
Début octobre 2023, la ferme de Baudonne accueille 15 femmes salariées et accompagnées, dont 13 sont en contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) de 26h par semaine, et deux qui ont décidé de rester en tant qu’encadrantes après la fin de leur CDDI. Elles travaillent 5h par jour en maraîchage ou en cuisine et ont des moments dédiés à l’accompagnement dans les démarches administratives. Les femmes réapprennent des aspects de la vie courante et commune inexistants en détention : se réveiller à des horaires fixes, avoir un travail, vivre ensemble, avoir accès à un frigo. Elles sont payées au SMIC, ont droit aux congés et à la grève, droit qu’elles ont déjà utilisé.
L’équilibre financier de la ferme est fragile, confie Gabriel Mouesca. Même si les contrats de travail des femmes accueillies sont payés par le ministère du Travail et que la ferme reçoit 45 euros par personne/jour de l’administration pénitentiaire, elle doit trouver 14 000 euros supplémentaires chaque mois. Le gros du financement vient du privé, par exemple de la Fondation de France.
Développer de nouveaux ateliers ?
Karine*, une femme d’environ 55 ans qui est à la ferme depuis seulement quelques mois, est occupée à cueillir des petits piments rouges sur des buissons. Se pencher autant pour la récolte lui fait mal au dos. Alex, l’encadrant maraîcher, reconnaît que l’inadaptabilité de l’activité maraîchère aux différents maux physiques pose régulièrement problème. Il souhaite développer des ateliers complémentaires, en transformation des récoltes ou en couture par exemple, pour remédier à ces difficultés. Karine raconte aussi que la ferme voit beaucoup de passage, entre les volontaires, les bénévoles, les journalistes et les personnes curieuses. Pour elle, qui se décrit comme peu sociable, cela peut être trop. Elle apprécie d’avoir sa propre voiture avec laquelle elle va à ses rendez-vous médicaux et le samedi, jour de la permission, faire des courses.
Laura* et Marcia* sont assises par terre sous la serre, il fait très chaud, elles écoutent de la musique sur un téléphone et discutent un peu en coupant les feuilles des épinards. Laura, détenue à Marseille, est arrivée à la ferme il y a presque un mois. “La prison, ça a été le prix de ma liberté”, glisse celle qui a déjà travaillé dans les champs par le passé, pour les vendanges dans le Beaujolais et en Suisse, ou pour la récolte des pommes. “Moi, je n’aime pas le maraîchage. Mon truc, ce serait plutôt la coiffure, mais je n’ai pas de formation pour.”
“Pas d’ambiance, mais plus de beauté et de liberté“
Elle apprécie quand même le cadre de la ferme, qu’elle trouve belle, et d’avoir un peu plus de liberté. “Mais c’est dur ici, il n’y a pas d’ambiance, des clans, les filles ne sont pas toutes cools, on ne se sent pas accueillie. Mais bon, je suis payée et j’ai un peu plus de liberté.” Avant de venir à Baudonne, les sous commençaient à manquer, elle venait d’acheter son dernier paquet de tabac. “Parfois, je me dis : "je fais encore un mois ici histoire de gagner des sous puis je retourne en prison pour finir ma peine..." Mais non c’est trop bête, il faut s’accrocher.”
À la sortie de la ferme, le stand de vente de légumes se prépare. Jane* et Leila* remplissent soigneusement l’étal en faisant attention à l’agencement et à sa beauté. Des tomates rouges, noires, vertes, jaunes, des courgettes, des courges, des piments et d’autres légumes ornent l’étal. Leila est une volontaire qui écrit une thèse sur les fermes d’aménagement de peine. Jane est la seule salariée qui souhaite se former au maraîchage, ou plutôt dans les plantes aromatiques et médicinales, à la fin de sa peine. Elle accueille les client·es avec un sourire rayonnant et donne des conseils sur les plats, la cuisson et les épices. Les légumes sont vendus à des prix très abordables.
Quentin* témoigne qu’il y a un décalage entre l’imaginaire qu’il avait du lieu, des activités qu’il aimerait y organiser – randonnées, réparation de vélos- et ce que les femmes résidentes vivent, pensent et veulent. Une fois par mois, un concert est organisé au sein de la ferme pour créer des moments de sociabilité agréables entre habitantes, encadrant·es et bénévoles. Les femmes ont peu de pouvoir sur les activités proposées, mais ce mois-ci, pour “octobre rose“, elles ont proposé d’ouvrir la soirée concert à tout le monde et de récolter des dons pour la recherche sur le cancer du sein, proposition qui a été acceptée avec enthousiasme.
Il reste beaucoup de choses à réfléchir, à apprendre sur les alternatives à la prison. Les cinq fermes déjà existantes et les quatre qui devraient voir le jour au courant de l’année prochaine contribueront à ces réflexions.
• La ferme de Moyembrie, 17 Rue de Moyembrie, 02 380 Coucy-le-Château-Auffrique, 03 23 52 73 29, https://fermedemoyembrie.fr.
• Ferme de Lespinassiere, 11 160 Lespinassière, 04 30 34 56 51, https://emmaus-lespinassiere.org.
• Ferme de Maisoncelle, lieu dit Maisoncelle, 86 600 Lusignan, 05 16 34 46 43, www.emmaus-maisoncelle.fr.
• Ferme de Ker-Madeleine, 44 530 Saint-Gildas-des-bois, 06 41 22 71 21, https://fermedekermadeleine.com.
*Les noms ont été modifiés.
Contact : Ferme Emmaüs Baudonne : 323 route Abbé Pierre, 40 220, Tarnos, tél : 05 59 44 90 25, www.fermeemmausbaudonne.fr.