Julie, orthophoniste mère de trois enfants vivant dans la région de Rennes, a vu évoluer les types de difficultés liées au langage . Face à des difficultés langagières de plus en plus précoces, profondes et globales, elle acquiert la conviction que cette évolution est liée à l’arrivée des écrans nomades (smartphones, tablettes) et à la surexposition à ces appareils.
Quand les écrans deviennent neurotoxiques
Elle contacte Sabine Duflo, psychologue clinicienne, autrice de Quand les écrans deviennent neurotoxiques, membre du Collectif surexposition écrans (Cose), qui milite pour que la surexposition aux écrans des enfants soit reconnue comme un enjeu majeur de santé publique. Cette rencontre confirme ses craintes. « Les écrans volent du temps d’expérimentation et d’interaction aux enfants, explique Julie à Silence. Souvent, les symptômes peuvent être proches de troubles du spectre autistique. Avec les tout-petits, je constate des problèmes d’absence d’émergence du langage. Face à un adulte sans cesse happé par son téléphone, l’enfant ne bénéficie plus des interactions fondamentales au quotidien dont il a besoin pour se construire. »
Une numérisation qui dégrade la qualité de vie familiale
Julie lit beaucoup sur le sujet (1), adhère à Cose et à Lève les yeux. Pendant la crise du Covid 19, le télétravail ainsi que la gestion des devoirs à distance entraînent une forme « de chaos ». Le problème, estime Julie, c’est que cette gestion numérique et à distance de la scolarité ne s’arrête pas avec la fin du confinement, mais qu’elle s’installe durablement. Les devoirs sont envoyés par les enseignant·es à n’importe quelle heure, après 20 h parfois. Les enfants sont soumis à des injonctions contradictoires : « Pas de portable après 20 h ! Mais les devoirs arrivent après 20 h ! ». Cela crée de nombreux conflits entre les ados et leurs parents. Julie interroge la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) sur les problèmes rencontrés avec le logiciel ProNote, mais « ça n’avait l’air de gêner personne ».
Le Conseil supérieur des programmes est une instance indépendante placée auprès du ministre de l’Éducation nationale, qui doit offrir les garanties scientifiques nécessaires pour émettre des avis et formuler des propositions dans ses champs de compétences.
"(…) La recherche a mis en lumière une liste d’influences délétères, tant chez l’enfant que l’adolescent. Tous les piliers du développement seraient affectés, le somatique, le corps jusqu’à l’émotionnel en passant par le cognitif (le langage, la concentration) : une récente méta-analyse expose une corrélation entre l’augmentation et la sévérité des retards de langage et la hausse des temps d’écran, autant d’atteintes qui contraignent la réussite scolaire.
(…) Les évaluations nationales et internationales semblent confirmer que l’environnement et les pratiques numériques en milieu scolaire ne concourent pas à l’amélioration des résultats des élèves. La plupart des études montrent plutôt un affaissement des compétences cognitives des jeunes depuis le langage jusqu’aux capacités attentionnelles, en passant par les savoirs culturels et fondamentaux de base.
(…) Il a pu s’agir dans certains cas de privilégier des logiques économiques ou clientélistes à défaut d’objectifs pédagogiques définis et dont l’atteinte aurait justifié la voie numérique."
« L’important, c’est d’être toujours connecté »
Quand, en 2022, un enseignant demande que son fils, alors en classe de 3e, rende un devoir sur le logiciel ProNote avant le dimanche à 16 h, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. « On conditionne les jeunes à être de bons petits soldats ! »
« Dorénavant, pour faire ses devoirs, l’élève doit impérativement allumer un ordinateur et se connecter à internet, constate Julie. Lors de la réunion de présentation du lycée, le proviseur a insisté sur le fait que l’important, c’est d’être toujours bien connecté sur ProNote. »
En plus, ce logiciel a une forte dimension de contrôle : « Les enseignants peuvent surveiller si on lit bien les messages. » À la dimension de l’équilibre de l’enfant, du bien-apprendre, s’est ajoutée pour Julie la dimension écologique et, enfin, celle de la surveillance de masse. « On fait entrer les élèves dans un monde où ils sont surveillés et on les habitue à trouver cela normal. »
Elle cherche à rejoindre un collectif national qui demanderait le droit à la déconnexion. Mises en contact par le biais de CoSE et Lève les yeux, Julie et Audrey décident de créer un collectif national.
De son côté, Audrey, elle aussi mère de trois enfants à Strasbourg, a organisé, avec une poignée de mamans motivées, trois ans de suite, une semaine sans écran dans les écoles du quartier, avec le concours des centres sociaux, du périscolaire et d’associations locales pour proposer des activités alternatives. « En interrogeant les enfants, on a été frappé·es de constater qu’ils parlaient, avec leurs mots, d’une forme d’addiction, du fait que les écrans perturbaient leurs apprentissages », souligne-t-elle.
La mobilisation d’enseignant·es contre la numérisation de l’école se manifeste depuis plusieurs années. En 2016, l’Appel de Beauchastel réunissait des enseignant·es qui refusaient cette numérisation imposée de leurs pratiques, que ce soit dans les classes, dans les relations avec les élèves, ou dans l’organisation interne à l’établissement scolaire.
Florent Gouget, enseignant et membre de ce collectif, cite quelques aberrations qui ont parfois donné lieu à des résistances :
le « logiciel de vie scolaire » ProNote, logiciel de gestion, sorte de cahier de correspondance et de cahier de textes virtuel gérant les notes, les absences, les sanctions, etc., a été mis en place au cours des années 2000. « C’est un peu comme si on avait créé un établissement virtuel à côté de l’établissement réel », estime Florent.
la numérisation des copies. Depuis 2020, les épreuves du bac sont rendues sur papier, puis scannées et corrigées sur logiciel. Il y a eu des résistances, des réunions avec l’Inspection d’académie, des refus de corriger, pendant un an, qui ont donné lieu à des sanctions financières, à des menaces, ce qui a mené à l’arrêt des résistances collectives pour le moment.
Appel de Beauchastel , 27 ter, rue des Terras, 07800 Beauchastel. Textes et bulletin contre l’envoi de timbres à cette adresse. Une brochure est en préparation aux éditions La Lenteur.
Lycée 4.0 et disparition des livres
Aujourd’hui, l’heure n’est plus au « sans écran ». Loin de là. Depuis 2019, le « Lycée 4.0 » (entendre : totalement numérique) a été généralisé dans toute la région Grand-Est (2). Concrètement, explique Audrey, « cela signifie la distribution à tous les lycéens et toutes les lycéennes d’un ordinateur, et des manuels scolaires exclusivement numériques ! ».
Cela a des conséquences : « Déjà, la disparition des livres (3) ! Et les temps d’écran explosent. On allume l’ordi pour travailler et on se retrouve happé par le divertissement. En réalité, l’usage pédagogique ne devrait pas dépasser 5 % du temps d’utilisation. Même en classe, les lycéens sont très nombreux à faire autre chose que de suivre le cours, chacun devant son écran. »
Autre paradoxe : « Il n’y a jamais eu autant de photocopies que depuis le lycée 4.0. Cela traduit le manque de documents physiques nécessaires aux enseignant·es pour faire leur métier. »
Cette critique de la numérisation de l’école n’est pas, selon Audrey, une histoire de classes sociales privilégiées. « Beaucoup de parents de quartiers populaires sont catastrophés, ils disent que l’école les trahit, qu’on veut abrutir leurs enfants. Les jeunes eux-mêmes ont conscience que cette évolution les rend moins capables que nous, scolairement. En fin de compte, les élèves ne savent pas se servir d’un traitement de texte : il n’y a pas d’éducation au numérique, juste une éducation par le numérique. »
« Si le but était de résoudre la fracture numérique, et non pas de formater des jeunes à être dépendants des écrans, alors la Caf donnerait un ordinateur par famille, pour faire ses démarches, aux parents donc. Mais on les donne aux enfants », s’étonne Audrey.
Par ailleurs, « beaucoup d’élèves ont conscience que ce tout-numérique va à l’encontre des ‘impératifs de sobriété’ qu’on leur assène. Et ils vivent mal ces injonctions contradictoires. »
CoLINE : ouvrir un espace critique, donner des outils, relier les énergies
CoLINE a donc été lancé fin 2022 à l’initiative d’Audrey et Julie. Elles ont rédigé, avec d’autres, une tribune qui a été signée par des personnalités, puis publiée dans la presse (4).
Leur objectif est d’alerter autour des désastres pédagogiques et sociaux et des absurdités de la numérisation de l’école. « Le numérique n’est pas la réponse miracle à tous les problèmes, il ne faut pas tomber dans le technosolutionnisme », explicite Julie. Contre l’idée que le numérique va sauver l’éducation nationale en perdition, Audrey retourne la question : « On ne peut pas déconnecter la casse de l’école de sa numérisation croissante. »
Le collectif met aussi en lien les gens localement. Lorsque de nouvelles personnes signent la tribune, elles sont invitées à transmettre leurs coordonnées, pour ensuite créer des collectifs départementaux et se voir en direct. Et pour pouvoir, par exemple, aborder ce sujet à plusieurs en réunions de rentrée. Le collectif met également à disposition, sur son site internet, des outils qui peuvent être très précieux pour légitimer la critique de l’école numérique (5). Notamment le rapport du Conseil supérieur des programmes (CSP) sur le numérique à l’école, de juin 2022, dont le troisième tiers ressemble à un manifeste contre la numérisation de l’école ! (Voir encadré)
CoLINE peut compter sur quelques alliés pour affronter le géant numérique, comme Cose et Lève les yeux, ainsi que l’Appel de Beauchastel (voir l’encadré « Et du côté des enseignant·es ? »). Qu’en est-il des fédérations de parents d’élèves ? La FCPE réfléchit à un droit à la déconnexion… qui ne remet pas en cause l’omniprésence du numérique, mais permettrait juste de s’en préserver un peu. « Doit-on juste négocier la longueur de la laisse ? », interroge Audrey.
Mais les lobbies sont à la manœuvre. Parmi eux, Microsoft, qui équipe d’Office l’ensemble des ordinateurs de l’éducation nationale depuis 2015. Un vrai pactole. « L’école est un marché pour l’industrie du numérique, constate Julie. Nos enfants sont devenus des produits. »
Mais la parente d’élève ne veut pas baisser les bras. Elle cite l’exemple de la Suède, qui avait numérisé son système éducatif et a fait récemment marche arrière (6). En France, « autrefois, on donnait du vin aux enfants à l’école pour les fortifier, et on a fini par faire marche arrière, malgré les lobbies, parce que c’était néfaste ».
(1) Par exemple La Fabrique du crétin digital, de Michel Desmurget, ou encore Le Désastre de l’école numérique de Karine Mauvilly et Philippe Bihouix.
(2) Le lycée 4.0 est expérimenté d’abord en 2018 dans 50 établissements du Grand-Est. Puis il est généralisé à partir de 2020. Sans concertation préalable, ni évaluation de l’expérimentation. « Depuis quatre ans de lycée 4.0, il n’y a eu aucune évaluation pédagogique, énergétique ni de santé publique », regrette Audrey Vinel.
(3) Ndlr : Dans le roman d’anticipation dystopique Fahrenheit 451, publié en 1953, Ray Bradbury imaginait une société totalitaire où l’on brûlerait tous les livres pour asservir les esprits. Certain·es résistant·es apprennent des livres par cœur avant qu’ils ne soient détruits. Le lycée 4.0 aboutit au même résultat : la disparition des livres et du papier. Mais dans le même temps, la numérisation accomplit une œuvre de destructuration mentale qui empêche la mémorisation et étouffe les capacités de résister à ce désastre.
(4) Marianne, 16 février 2023. Audrey et Julie ont fait paraître une nouvelle tribune dans Marianne le 30 novembre 2023 : « M. Attal, vous devez agir contre la catastrophe sanitaire et éducative qui se joue ! »
(5) Ces documents peuvent également être demandés en format papier en écrivant à l’adresse postale de CoLINE.
(6) Depuis une quinzaine d’années, la Suède avait opté pour une numérisation totale à l’école. Une étude publiée en 2023 révélait la baisse du niveau moyen des élèves suédois·es en lecture et en compréhension écrite. La cause invoquée ? L’omniprésence des écrans. La ministre des Écoles a donc annoncé en 2023 l’abandon du tout-numérique, et l’objectif d’un livre par matière dès la rentrée 2024.