Le monde a beaucoup changé en cinquante ans, Longo Maï aussi. Une quarantaine d’Européen·nes, surtout des Autrichien·nes et des Suisses, impulse ce mouvement lors d’un congrès à Bâle, en décembre 1972. Ces personnes décident de quitter les villes dans lesquelles elles militent depuis plusieurs années au sein des mouvements Hydra et Spartakus (1). La guerre froide divise encore l’Europe. Même si elles sont fortement marquées par les événements de mai 1968, ces sociétés restent conservatrices et sclérosées.
Ce groupe dénonce le manque de perspectives pour les jeunes, le chômage de masse, la fermeture d’usines et les licenciements massifs… "Cette crise n’est pas une crise. Pas même une petite régression. C’est une restructuration de l’économie, décidée d’en haut (2)." En octobre 1972, il lance un "appel pour la création de communautés européennes de jeunes" dans une invitation au congrès de Bâle. "En Europe, il y a, d’une part, des régions économiquement mortes et dépeuplées et, d’autre part, une jeunesse sans idéal commun à la recherche de sa vie. (…) L’objectif le plus important de ce projet est la création par des jeunes de tous les peuples d’Europe de zones expérimentales d’une Europe solidaire, pacifique et démocratique, par une vie en commun sur une base amicale et créatrice."
La première coopérative de Longo Maï est fondée en 1973 à Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence. La grande majorité de ces fondat·rices sont germaniques, venant de la Suisse et de l’Autriche. Il n’y a que deux français·es. La plupart viennent d’une extrême gauche qui remet en question les partis et les syndicats établis. Certain·es sont issu·es de familles communistes. Pour elleux, en s’installant à la campagne, l’objectif est de créer des espaces d’autonomie, des bastions de résistance au monde capitaliste, liés aux mouvements sociaux à travers la planète qui partagent cette vision. Appartenir à Longo Maï s’apparente à agir pour une cause collective qui prime sur les envies individuelles.
Cinq principes et choix fondamentaux
Le mouvement Longo Maï s’est profondément transformé, à de nombreux égards,k au cours de ces cinquante dernières années, tout en restant fidèle à certains principes et choix. Citons cinq aspects fondamentaux.
Depuis le début, nous avons rejeté la propriété privée. Aujourd’hui, toutes les coopératives (3) sont la propriété de la fondation Fonds de terre européen, qui a son siège en Suisse. Les outils de production et la plupart des infrastructures restent propriété collective et accessibles à tout·es.
Nous avons également refusé le salariat, sauf lorsque cela est imposé par des contraintes administratives, comme à la filature de Chantemerle, près de Briançon.
L’internationalisme est un autre élément essentiel de notre identité. Dès la fondation de la première coopérative, six nationalités étaient représentées. Aujourd’hui, Longo Maï réunit dix coopératives en Europe : cinq en France et une dans chacun des pays suivants : Allemagne, Autriche, Roumanie, Suisse et Ukraine. Le plurilinguisme y est courant, la mobilité entre les lieux et les pays aussi. Cinquante ans de présence et d’engagement dans une multitude d’actions et de campagnes politiques nous ont permis de constituer un vaste réseau international d’ami·es et de partenaires. Nous animons aussi une radio libre, Radio Zinzine, depuis plus de 40 ans, et la perpétuelle recherche de correspondant·es sur une grande diversité de questions a également contribué à renforcer ce réseau.
La volonté de maîtriser les savoir-faire constitutifs de nos filières de production est un aspect également central de notre approche. C’est le cas pour la filière laine, allant des moutons jusqu’aux produits finis, en passant par la tonte ; pour le secteur forêt-bois, notamment à la ferme de Treynas, en Ardèche ; pour la production de vin à Cabrery, dans le Lubéron, et de conserves au Mas de Granier, près d’Arles (voir les deux reportages p.8 et p.11). Nos coopératives restent des lieux de formation informelle pour de très nombreuses personnes "de passage" qui viennent pour les découvrir, et pour apprendre des gestes et des savoirs qui peuvent leur permettre d’acquérir une autonomie puis de créer leurs propres initiatives collectives. Certain·es décident de s’engager à plus long terme dans notre aventure.
Enfin, nous avons conservé le même modèle économique. Au début, nous avons cherché la forme de dépendance économique qui nous paraissait la plus pertinente et prometteuse à long terme. Nous nous sommes donné comme objectif la création d’un grand cercle d’ami·es solidaires qui suivent de près nos activités et qui soutiennent autant la mise en place des fermes et des productions collectives que nos actions "politiques" extérieures. Cela nous permet une plus grande disponibilité et capacité d’intervention dans différentes situations. Déjà, en 1973, des membres du groupe fondateur ont sillonné la Suisse avec un cheval et une roulotte afin d’informer sur la création de la première coopérative et de chercher le financement nécessaire à l’achat du troupeau de brebis. Cet apport financier solidaire, via une association suisse, représente environ la moitié de notre budget annuel, l’autre moitié venant des entrées de nos productions agricoles, artisanales (notamment les filières laine et bois) et de notre village de vacances à Pierrerue (Alpes-de-Haute-Provence).
Un regard critique sur le passé
Des changements se sont opérés au cours de ces cinq dernières décennies. Aujourd’hui, nous portons un regard critique sur notre passé.
Précisons qu’à l’origine, le groupe, constitué d’urbain·es, n’avait guère de sensibilité écologique. Confronté·es à une terre pauvre et aride, iels n’ont pas hésité à apporter des engrais que nous n’utilisons plus depuis longtemps. Ce n’est qu’après plusieurs années et grâce à des relations nouées avec d’autres groupes et personnes que nous avons compris l’importance de l’agriculture biologique et des semences paysannes non hybrides (4).
Le groupe fondateur a été marqué par la présence de Rémi (de son vrai nom Roland Perrot), qui avait vingt ans de plus que ses camarades. Issu d’une famille de résistant·es, charismatique et source d’inspiration, Rémi a grandement contribué à la constitution et à la force du groupe (5), mais il a également favorisé des comportements inégalitaires, ce qui a pu provoquer des souffrances et des exclusions.
Dans les années 1970, les mouvements comme le nôtre remettaient en question le modèle familial traditionnel. L’idéal de l’amour libre au sein d’un grand collectif marqué par une hiérarchie a conduit à certaines dérives dans les relations sexuelles. Le groupe a choisi d’élever des enfants collectivement. Ces dernières années, nous avons compris que ces orientations et la manière dont nous les avons mises en œuvre ont causé des souffrances chez certain·es des nombreux enfants qui ont grandi chez nous.
Rémi est décédé en 1993, ce qui a conduit à des changements importants dans notre fonctionnement. Au cours des années 1990, nous avons commencé à fortement mettre en question les structures hiérarchiques qui ont marqué notre organisation interne et nos choix politiques. Les années 2000 ont vu arriver des personnes venant d’autres pratiques politiques comme les squats, les contre-sommets et d’autres, ce qui a inspiré des changements. Les mouvements plus récents, comme #Me Too, ont également contribué à faire évoluer notre vision et nos priorités. Les questions liées au genre et au consentement dans toutes relations sont aujourd’hui bien plus présentes chez nous.
Un archipel dans un mouvement bien plus vaste
Tout cela s’ajoute aux défis auxquels le mouvement multigénérationnel Longo Maï est confronté aujourd’hui. Nous vivons dans un monde de plus en plus marqué par le nationalisme, l’exclusion, par des tensions internationales et même par une guerre inimaginable il y a peu, dans un pays où nous avons une coopérative depuis trente ans. Des menaces pèsent lourdement sur le climat et sur les écosystèmes. Nous voulons continuer à créer et tisser des liens d’amitié et de solidarité au-delà des frontières. En Ukraine, au Liban, en Espagne, en Colombie, en Turquie, avec des exilé·s partout.
Nous faisons partie d’un mouvement bien plus vaste, avec nos ami·es dans les Zad et dans de nombreux projets collectifs, avec des mouvements comme les Soulèvements de la Terre, les réseaux de solidarité avec les migrant·es… Vu l’immensité des ravages auxquels l’humanité fait face, nous restons fermement convaincu·es qu’il va falloir combiner la mise en place de lieux de vie autonomes, l’implication dans une myriade d’actions locales, nationales et internationales, et le renforcement de réseaux solidaires.
Nicholas Bell, maçon, réalisateur d’émissions radio et activiste habitant à la coopérative à Longo Maï à Limans.
Contact :
Association Pro Longo Maï : Saint Johanns-Vorstadt 13, 4001 Bâle, Suisse, +41 61 262 01 11, www.prolongomaif.ch.
(1) Dans les années 1970, des mouvements terroristes se développent en Europe comme la Fraction Armée Rouge, en Allemagne, ou les Brigades rouges en Italie. Les organisations d’étudiant·es et d’apprenti·es, Hydra, en Suisse, et Spartakus, en Autriche, proposent une autre voie fondée sur un engagement politique autonome et l’humour. Voir l’article "Les coopératives Longo Maï", Silence, no 192-193, juillet-août 1995. (accessible en ligne).
(2) Voir le texte "La crise – une offensive", publié par Spartakus-Hydra en 1972.
(3) Sauf celle d’Ukraine, pour des raisons de complexité administrative.
(4) Un domaine où nous avons acquis un savoir-faire important, ce qui a, entre autres, conduit à la production d’une série de 40 films pédagogiques sur la multiplication de semences potagères, disponible sur le site www.diyseeds.org. Voir l’article “Semences en résistance”, p. 16.
(5) "Longo Maï n’aurait pas pu se constituer s’il n’y avait pas eu ce groupe et Rémi, estime Peter, un des fondateurs historiques. Il nous a notamment épargné d’aller dans le sens de la violence, à l’époque où des groupes terroristes en Allemagne pouvaient sembler une perspective séduisante pour de jeunes révolutionnaires comme nous."