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Le Mas de Granier, une ferme collective qui nourrit des luttes

Lola Keraron

Des habitant·es de quartier populaire de Marseille aux personnes sans papier à Briançon en passant par les travaill·euses agricoles étrang·ères dans les Bouches-du-Rhône, la ferme collective du Mas de Granier essaye de se battre contre les injustices et de nourrir des luttes.

Fiche d’identité  :
Localisation : Saint-Martin-de-Crau, 13 380 habitant.es, Bouches-du-Rhône.
Création : 1990
Statut : association
Surface : 27 ha
Habitant·es : environ 20 personnes
Principales activités commerciales : maraîchage et conserverie, foin, culture et transformation de céréales (pain, pâtes fraîches), apiculture.
Autres activités : élevage de volailles et brebis, arboriculture, bois de chauffage, plantes aromatiques et médicinales, accueil, événements et rencontres.

Nous traversons Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône. Cet ancien village de bergers est devenu une ville-dortoir pour des cadres travaillant dans l’industrie pétrochimique, la logistique ou l’agro-industrie. Au milieu des grandes serres de maraîchage industriel et de culture intensive d’abricotiers de la plaine de la Crau, nous apercevons des champs de variétés anciennes de céréales, des arbres fruitiers, des poules, des fleurs, des paons, une serre tropicale, du monde. Nous sommes arrivé·es à la ferme collective du Mas de Granier.
Des habitant·es de la coopérative Longo Maï de Grange-Neuve, devenu·es trop nombreu·ses, lancent cette nouvelle ferme de 27 ha en 1990 : « On ne savait pas ce qu’était l’agriculture. À l’époque, il y avait même des personnes qui trouvaient géniales les grandes serres de monoculture de salades, se souvient Peter, un des fondateurs de la coopérative. On se moquait un peu des bios, qui nous semblaient farfelus. » En prenant conscience de la réalité de l’agriculture intensive autour d’elle, la ferme se convertit immédiatement au bio, suivie progressivement par les autres coopératives de Longo Maï (1).
Aujourd’hui, une vingtaine de personnes vivent dans cette ferme, qui produit des conserves de légumes, du foin AOC, du pain et des pâtes fraîches, vendus sur des marchés et à la ferme. En plus, elle mène de nombreuses activités vivrières, comme l’élevage de volailles, la cueillette de plantes aromatiques et médicinales, la culture d’arbres fruitiers, d’oliviers, etc. « Je ne me vois pas complètement autosuffisant. Je me vois en lutte ensemble, et avec d’autres », souligne Peter. « Nous ne sommes pas un écovillage, abonde Mathieu, un autre habitant. Nous habitons ici car nous sommes en colère. On ne va pas le laisser tranquille, ce pouvoir méprisant et raciste. » Le ton est donné.

Des sans-papiers aux quartiers populaires

« On a la chance d’être libres et de s’organiser collectivement pour lâcher les activités productives afin de participer aux activités sociales ou politiques, aller aux procès ou participer à des rencontres, par exemple, précise Mathieu, en m’emmenant voir les serres industrielles du voisin. Vous n’auriez pas des courgettes en trop ? demande-t-il à un ouvrier agricole. On fait un camion de solidarité pour apporter des légumes à des personnes en galère aux frontières. » À la fin de la semaine, la Caravane part, comme chaque mois, en direction de la frontière italienne pour alimenter des squats hébergeant des personnes exilées sur la route.
Un réseau de fermes bio et d’associations situées pour la majorité dans le Lubéron approvisionne ce camion en donnant des légumes ou des produits secs. L’idée est de profiter de leur localisation en plaine, qui leur offre une saison plus longue et abondante que dans les fermes des Alpes. À Longo Maï, les coopératives du Mas de Granier et de la Cabrery (2) ont lancé depuis quelques années des parcelles de tomates et de piments, qu’elles transforment ensuite en coulis et en pâte pour la Caravane. « C’est une goutte d’eau par rapport au besoin de ces lieux d’accueil, reconnaît Mathieu. C’est une manière de se sentir moins impuissant face à toute cette injustice et d’être physiquement proche de ce qui s’y passe. De sentir cette réalité-là et de ne pas être simplement solidaire par la pensée. »
Un peu plus loin, nous passons devant une parcelle de jeunes plants de tomates. Le Mas de Granier lance cette année une culture commune avec le CHO3, un collectif d’entraide et de luttes d’habitant·es de quartier populaire (3). Des personnes de ce comité sont venues semer, repiquer puis planter 600 pieds de tomates et reviendront dans quelques mois pour la récolte et la transformation. Elles devraient repartir avec les pots de coulis, qu’elles pourront vendre à Marseille pour alimenter leur caisse de solidarité. « Porter la caravane, les repas de soutien, ça me donne la motivation de faire le jardin ici », explique Mathieu.

Réforme des retraites
Si le Mas de Granier a vécu de loin beaucoup de mouvements sociaux, comme celui de la loi travail ou des gilets jaunes, le collectif a été très actif dans la mobilisation contre la réforme des retraites. En commençant par apporter une grande soupe en fin de manif, pour encourager la rencontre et contribuer à la constitution de liens entre un ensemble de collectifs et organisations, syndicales, anarchistes et gilets jaunes. Ensemble, ils ont organisé de nombreuses actions, comme le blocage de la zone logistique de Saint-Martin pendant une demi-journée. « Ça a fait du bien à beaucoup de gens ici. Longo a peu de liens avec le monde ouvrier, qui lutte pour défendre sa dignité, constate Mathieu. Un mouvement social comme celui des retraites nous a remis en lien avec plein de classes différentes. »
La polyactivité à la place du salariat

Au Mas de Granier, chaque habitant·e reçoit un peu d’argent de poche (60 euros par mois) et peut se servir dans la caisse commune selon ses besoins. Ce système économique n’efface pas par magie toutes les inégalités préexistantes. La majorité des habitant·es sont issu·es de la classe moyenne, une minorité de personnes venant de milieux aisés ou de classes défavorisées. La question de l’héritage, un peu taboue, reste le principal facteur d’inégalité (4). Par ailleurs, des personnes qui ont de l’argent sur leur compte ont la liberté de le dépenser comme elles le souhaitent, alors que d’autres doivent passer par la caisse commune quand elles doivent faire de grosses dépenses. Malgré cela, « tout le monde vit de la même manière ici, considère Peter. Quand tu vis à Longo Maï, tu ne peux jamais être riche et tu ne transmets pas de patrimoine privé à tes enfants. »
« Je ne veux pas passer toute l’après-midi dans une réunion aujourd’hui », avertit Peter, mettant fin au repas collectif convivial et coloré pour lancer la réunion hebdomadaire. Après un tour de présentation des nouv·elles arrivé·es, une personne commence à élaborer le planning de la semaine. Les jours défilent les uns après les autres et des activités sont ajoutées au programme : chantier dalle pour aménager un nouvel espace polyvalent, étiquetage des conserves de courgettes, plantation d’aubergines, soirée de lecture collective d’un texte sur la déconstruction des mecs cis, organisation d’une soirée sur les travaill·euses immigré·es, etc.
Pendant ce temps, une feuille circule pour s’inscrire aux tâches de cuisine, de vaisselle et de courses de la semaine. La séparation entre travail et loisir s’efface. « Cuisiner pour une seule personne, ce n’est pas considéré comme un travail, mais cuisiner pour trente, ça devient une tâche productive, témoigne Ben. Je n’ai jamais autant travaillé qu’à Longo Maï. »

L’absence de structures

L’orage éclate, l’électricité saute. La réunion vient de prendre fin et de laisser place à un « point météo », c’est-à-dire un espace de parole pour exprimer ses émotions et son ressenti par rapport au collectif. « Le groupe est un peu fragile en ce moment », confie Till, un habitant. Un conflit a éclaté entre deux personnes et l’une d’entre elles menace de partir. « Il nous manque vraiment des moyens pour faire face aux situations conflictuelles à Longo Maï. » Pendant longtemps, les conflits interpersonnels ont été considérés comme des « problèmes de nombrils » dérisoires face à « la cause » : « On était très collectiviste par bêtise à l’époque. On a en partie écrasé les problèmes individuels, reconnaît Peter. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée, on va vers beaucoup plus d’individualisme, le bien-être personnel a pris beaucoup d’importance et le collectif est dénigré. »

Actuellement, il existe peu d’outils en place pour limiter la concentration du pouvoir. Si les aîné·es restent attaché·es à la souplesse de l’informel et à la capacité d’adaptation qui en découle, les nouvelles générations remettent en question un manque de structure qui amène au maintien de certaines formes de domination (5). Celles-ci ont organisé en 2022 des rencontres en mixité choisie, sans aîné·es, pendant lesquelles elles ont testé différentes méthodes de facilitation : « Ça a plutôt bien marché mais ça serait dur à imaginer avec des aîné·es », estime Ben (6).

« Un nœud dans un réseau plus large. »

« On n’est pas exemplaire à plein d’endroits, rien que sur l’écologie, la gestion des déchets, la dépendance au nucléaire, le travail du sol, etc, reconnaît Till. Ce qui me plaît vraiment ici, c’est l’ouverture. C’est d’être un endroit d’accueil qui permet à plein de personnes de passer, de se mettre en lien, d’apprendre des choses, d’en tirer ce qu’elles souhaitent et d’aller plus loin. On est tellement privilégié, ici. Ça n’aurait pas de sens si on n’en faisait pas profiter d’autres. » Le Mas de Granier est un lieu d’accueil destiné à la fois aux personnes sans papier, à des personnes en vadrouille mais aussi à des réseaux militants. Disposant de grandes capacités logistiques, il peut facilement les mettre à disposition pour accueillir des rencontres de collectifs et d’organisations sociales, antiracistes ou écologiques, comme le Collectif de défense des travailleur.euse.s étranger.ère.s dans l’agriculture (Codetras) (7). « Longo Maï, c’est un nœud de personnes à la recherche d’autres vies que celles proposées par l’État et le capital, dans un réseau bien plus large », conclut Till.

(1) S’inspirant d’une initiative suisse, elle lance des paniers hebdomadaires en 1992, alors que les Amap n’existaient pas encore en France. En 2011, la coopérative décide d’arrêter la vente de légumes frais pour se concentrer sur celle des légumes transformés, bien plus rentable économiquement.
(2) Voir l’article « La Cabrery, des vins nature, anticapitalistes et féministes », p. 8.
(3) Comité d’habitants organisés du 3e arrondissement de Marseille : cho3@an02.org
(4) Il n’y a pas de règle concernant l’héritage. Parmi les personnes qui en reçoivent, certaines le donnent au pot commun, d’autres le gardent. Par ailleurs, certaines personnes ne touchent aucun héritage…
(5) Voir le texte « La tyrannie de l’absence de structures » de Jo Freeman, disponible en français sur Infokiosques : https://infokiosques.net.
(6) Voir « Can Masdeu, un lieu d’expérimentations sociales, culturelles et écologiques », Silence, no 526, novembre 2023.
(7) Collectif de défense des travailleur.euse.s étranger.ère.s dans l’agriculture : www.codetras.org, codetras@espace.asso.fr. Voir l’article sur le Codetras p.37.

Contact :
Mas de Granier, 13310 Saint-Martin-de-Crau, www.prolongomai.ch.

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