Sur le plateau du Larzac, au festival "Les Résistantes", en août 2023, Silence a rencontré trois militant·es du Collectif de défense des travailleurs et travailleuses étrangères dans l’agriculture réuni·es pour la table-ronde "contre l’exploitation des travailleurs et travailleuses étrangères dans l’agriculture", aux côtés de membres de l’association A4 (1) et de la Confédération Paysanne… Ce collectif constitue un groupe de soutien et de veille sur les conditions de travail de ces ouvri·ères invisibles.
L’embauche de saisonni·ères étrang·ères s’est accentuée ces vingt dernières années avec l’expansion des très grosses exploitations et la généralisation de méthodes peu scrupuleuses, au mépris et au détriment des salarié·es. Un cas emblématique peut nous alerter : Elio Maldonado, un ouvrier agricole de 32 ans d’origine équatorienne, est mort de déshydratation à Maillane, dans les Bouches-du-Rhône, le 7 juillet 2011. Il se serait vu refuser l’accès à l’eau potable pendant tout un après-midi de canicule, ce qui a été établi lors du procès comme une pratique fréquente au sein de la société Terra fecundis qui l’employait.
Devant le tribunal judiciaire de Marseille en 2021, le Procureur de la République dénonce l’intentionnalité des délits commis, qui s’illustre "par la manière dont les gens sont traités et hébergés : on considère que ce sont des biens meubles, ils sont en-dessous des animaux". La société est dissoute, mais réapparaît quelques mois plus tard sous le nouveau nom de Work for all. Le procès ne permet pas pour autant de remettre en cause les pratiques du propriétaire terrien qui embauche chaque été des centaines de travailleu·ses détaché·es sur ses 3000 hectares d’exploitation. « Ce n’est pas une rencontre qui se joue seulement l’exploitation et la domination », constate Mathieu, un membre de CODETRAS.
En France, les saisonnier·res étranger·es sont recruté·es sous deux statuts : soit par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) (2) qui est représenté dans les pays d’origine, soit par des prestataires (entreprises de travail temporaires et intérimaires) qui mettent à disposition des travailleur·ses détaché·es dans d’autres États européens depuis les années 2000.
Les contrats OFII
Concernant le premier statut, la France a signé des accords avec le Maroc et la Tunisie en 1963 afin que des "mains-d’œuvre saisonnières" soient facilement employées sur les exploitations françaises. Les travailleurs maghrébins ont ainsi été introduits avec des contrats de l’Office Français des Migrations (devenu l’OFII) valables 6 mois, pouvant être prolongés à titre exceptionnel jusqu’à 8 mois. Ces contrats sont accordés par la préfecture si Pôle emploi atteste ne pouvoir répondre aux besoins de main d’œuvre saisonnière sur le territoire.
Le travail détaché
En principe, depuis les années 2000, n’importe quel ressortissant européen peut prétendre à un emploi dans un autre pays d’Europe. Des entreprises de placement jouent souvent le rôle d’intermédiaires, pratiquant, pour certaines, une véritable traite humaine. Dans le viseur de la justice, Safor Temporis, Laboral terra et Terra fecundis : ces sociétés espagnoles placent, sous contrat de droit espagnol, des travailleu·ses d’Amérique du Sud et d’Afrique subsaharienne dans d’autres pays d’Europe, sans réel contrôle de la part de l’État.
En 2020-21, on comptait dans le secteur de l’alimentation une main-d’œuvre abondante de personnes détachées : 270 000 personnes en France (3). Durant la pandémie, le lobbying entrepreneurial et syndical a conduit les autorités européennes à décréter le caractère essentiel de la mission de ces travailleur·ses étranger·es afin qu’ils franchissent les frontières fermées en mars 2020.
Lutter contre l’injustice et les discriminations
Pour les travaill·euses sous contrat espagnol, l’embauche en contrat fijo discontinuo (4) est source de vulnérabilité car l’accès au travail peut cesser immédiatement sans préavis. En cas de protestation, les récalcitrant·es se voient mis de côté et risquent de perdre leur moyen de subsistance. Les travailleur·ses détaché·es sont tenu·es de travailler au moins 3 mois, sous peine de devoir "rembourser" leurs frais de transport aux agences qui les recrutent. La barrière de la langue, l’isolement géographique de ces personnes parfois parquées dans de grands hangars en pleine campagne, et le contrôle omniprésent des contre-maîtres, rendent toute plainte et tous recours auprès de la justice très difficile. Souvent peu informé·es sur leurs droits et éloignés du pays où iels pourraient les faire valoir (l’Espagne), ces employé·es sont corvéables à merci et n’ont pas même accès à une couverture médicale en France. La MSA (Mutualité Sociale Agricole) ne couvre que les travailleurs sous contrat OFII.
Le CODETRAS (5) accompagne et documente les démarches juridiques. Il est essentiel de décrire les situations rencontrées, de récolter des témoignages et d’établir des preuves. De nombreux procès ont été gagnés ces dernières années, même si bien souvent les plaintes n’arrivent pas à terme car les entreprises se mettent en redressement ou liquidation judiciaire. Cela leur permet d’échapper aux condamnations prononcées et de ne pas verser les sommes dues aux salarié·es lésé·es au motif d’insolvabilité.
Sensibiliser la population et les élu·es sur les conditions d’hébergement et de travail des saisonni·ères est essentiel. Le CODETRAS a reconstitué 1 100 carrières de travailleurs maghrébins introduits par l’OFII et rédigé un mémorandum détaillant les zones de non-droit dans l’agriculture. En décembre 2008, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) a conclu au caractère discriminatoire des restrictions qu’imposent le statut de saisonnier sous contrat OFII.
Un droit à la régularisation pour les contrats OFII abusifs
En pratique, dans les années 2000, les contrats OFII couvraient pour la plupart une période de 8 mois, l’administration accordant volontiers les prolongations demandées, sans réellement contrôler les activités, ni vérifier les démarches effectuées auprès de Pôle Emploi. Les ouvri·ères agricoles, payé·es souvent au rabais, se retrouvaient à faire des tâches diverses, échangé·es entre exploitants qui profitaient ainsi d’une main-d’œuvre à bas coût et peu vindicative, car la menace de voir leur contrat non renouvelé l’année suivante faisait taire les réclamations et les revendications.
Le CODETRAS a accompagné et déposé 150 dossiers au tribunal administratif de Marseille, qui a reconnu le droit à la régularisation. La plupart faisaient état d’une vingtaine d’années de travail en France, sous le statut abusif de "travailleur saisonnier" où se cachait en fait une présence annuelle quasi permanente. L’effet boule de neige n’a pas tardé. Le CODETRAS a déposé 650 dossiers de plainte, jusqu’à ce que les dérogations de plus de 6 mois d’embauche saisonnière soient refusées par l’administration. En 2008, la HALDE a finalement reconnu que les travailleu·ses saisonni·ères réguli·ères sont légitimes à prétendre à un titre de séjour français, en raison de leur présence prolongée sur le territoire.
Cependant, les manquements divers concernant les conditions de travail restent un motif de constante vigilance pour le collectif : gestion au rendement, management brutal, usage non protégé des produits phytosanitaires, heures supplémentaires non rémunérées et abusives, fourniture de logements indignes.
Une permanence juridique pour informer et soutenir
Depuis début 2022, le collectif Derechos Sin Fronteras, formé par des membres du CODETRAS et de l’association Latinos Sin Fronteras (6), tient une permanence à Beaucaire dans le Gard pour informer les travailleu·ses sur leurs droits. Mais les difficultés de mobilité et la surveillance exercée sur les personnes concernées freinent sérieusement son activité. Les travaill·euses détaché·es sortent peu des exploitations agricoles et sont constamment placés sous le contrôle des contremaîtres espagnols et français. Quant aux ressources financières, le statut d’association devrait permettre de récolter des fonds pour le fonctionnement de la permanence, voire de créer une cellule d’information itinérante et une ligne téléphonique d’assistance.
Quelques avancées légales donnent le droit d’espérer. Depuis 2016, dans le code pénal français, un 21e critère de discrimination est reconnu, posant l’interdiction de discriminer une personne en fonction "de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue." Il reste à faire reconnaître ce droit à travers le dédale des longues et tortueuses procédures judiciaires. Cette année, en 2023, l’Europe a agi (symboliquement ?) en faveur du respect des droits des travailleur·ses en conditionnant l’attribution des aides de la Politique Agricole Commune au respect des règles minimales en matière de conditions de travail, de sécurité et de santé. Au vu du peu de contrôle exercé en France par l’Inspection du travail, on peut douter toutefois de l’efficacité de cette mesure.
Dans tous les cas, le travail détaché organisé par des prestataires n’est pas remis en cause. Une convention récente signée entre l’OFII et l’établissement public marocain chargé de l’emploi (Anapec) facilite le recours aux travailleu·ses marocain·es (et tunisien·nes) dans l’agriculture qui est un secteur en tension : 15 700 saisonni·ères du Maroc ont travaillé en France en 2022 contre 6 300 en 2018.
(1) Voir "Des papiers… et des terres pour s’installer", Silence, n°525, octobre 2023.
(2) Successivement ONI (1945), OMI, ANAEM (2005), OFII.
(3) Italie (350 000 personnes), Allemagne (300 000 personnes), France (270 000 personnes), Pays-Bas (170 000 personnes), Espagne (150 000 personnes), Belgique (80 000 personnes), Grèce (50 000 personnes), Suisse (33 000 personnes)
(4) Le contrat fijo discontinuo est à durée indéterminée. Conçu pour des activités productives saisonnières, sa particularité est que l’activité professionnelle est exercée de manière permanente, mais intermittente.
(5) Comme le Forum civique européen, la Confédération Paysanne, le syndicat FGA-CFDT, le réseau droit Paysan, le MRAP, la Ligue des droits de l’Homme, etc.
(6) Une association de travailleu·ses équatorien·nes dispensant des cours de français.
Contact : CODETRAS : www.codetras.org.
Pour aller plus loin :
• Podcast "Travailleurs détachés, les dessous d’une exploitation", par Tifenn Hermelin et Hélène Servel, disponible sur le site blast-info.
• "Immigrés nécessaires mais peu désirés", Silence n° 344, mars 2007.