Ergonome et psychologue du travail, j’entends depuis plus de 20 ans la souffrance des femmes au travail du fait de leur vie hormonale et procréative. Pourtant, que l’on nous présente l’arrêt maladie de femmes ayant des menstruations incapacitantes comme une avancée sociale me désole profondément.
Trois propositions de loi ont été déposées pour un arrêt menstruel (ou plus inopportunément appelé « congé » menstruel) en 2023 :
• Une par le PS au sénat : n°537 du 18 avril 2023
• Une par le PS à l’assemblée nationale : n°1219 du 10 mai 2023
• Une par EELV à l’assemblée nationale : n°1386 du 15 juin 2023
Leurs points communs et grandes lignes :
• 13 jours d’arrêt de travail sans carence (ce qui ne veut pas dire sans pénalité financière, loin de là, vu le mode de calcul des indemnités journalières : 50% du salaire journalier de base avec un plafond).
• Pour les menstruations uniquement, et uniquement si elles sont incapacitantes (avec une forte référence aux douleurs et à certaines pathologies plutôt qu’à d’autres dans les exposés des motifs).
• Sous condition que la médecine en atteste annuellement (visite médicale sur le temps personnel).
• Possibilité de demander à être en télétravail (ce qui ne veut pas dire obligation de l’accorder).
• De la formation / sensibilisation à la « santé menstruelle et gynécologique » sur le lieu de travail.
La vie hormonale n’est pas faite que de règles douloureuses incapacitantes
L’arrêt menstruel proposé, concerne donc uniquement la période de règles et uniquement celles qualifiées d’incapacitantes par le corps médical. Pourtant, la vie hormonale n’est pas faite que de menstruations. Et les effets de cette vie hormonale ne sont pas uniquement des douleurs incapacitantes.
Il faut compter aussi avec des périodes d’ovulation, de syndrome prémenstruel, d’aide médicale à la procréation, d’interruption de grossesse, de péri- à post-ménopause, de premiers mois de grossesse à cacher « au cas où », de post-partum, de bouleversements hormonaux, et notamment ceux dus aux traitements hormonaux contraceptifs (qu’imposent les rapports hétéro-sexuels pénétro-centrés).
Les effets de cette vie hormonale et procréative sont, certes, des douleurs pouvant être incapacitantes, mais ce sont aussi de nombreux autres effets, tout au long des cycles, et tout au long de la vie :
• Effets physiologiques : insomnies, fatigue, troubles digestifs (flatulences, diarrhées, constipations), hémorroïdes, douleurs de seins (1), douleurs et effets posturaux d’épisiotomies, malaises, etc.
• Effets cognitifs : prévoir, annuler, modifier le planning (2), vérifier toute la journée que l’on ne fait pas tache quand certains croient malin d’imposer une tenue de travail blanche, etc.
• Effets psycho-affectifs : s’adapter en permanence aux imprévisibilités des variations hormonales et à leurs effets sur les émotions (3), cacher son état en permanence, pour que ces effets ne soient pas perceptibles, ce qui est extrêmement coûteux en ressources psychiques et cognitives, etc.
Ces cycles et la vie procréative, amènent donc leur lot de désagréments, de pénibilités, mais aussi, des prises de risque au travail.
Quelques témoignages :
• Une caissière : Je mets deux tampons et une serviette car je ne maîtrise pas mes heures de pause. (C’est évidemment très dangereux).
• Une soignante : Je change parfois ma serviette au bord de la route, certains particuliers soignés à domicile refusant l’accès aux toilettes car l’eau coûte cher. Évidemment, j’ai peur de me faire agresser.
• Une commerciale en péri-ménopause : Je conduis plusieurs heures pour aller en clientèle, après plusieurs nuits d’insomnies.
• Une graphiste : On m’a prescrit la pilule et d’autres médicaments depuis que j’ai 14 ans pour pouvoir aller à l’école et maintenant au travail. Ça ne règle pas les problèmes, donc on m’a conseillé de prendre la pilule de façon à avoir les premiers jours de règles le week-end. Donc un week-end sur 4, je ne me repose pas.
• Une soignante : Je vole des couches en gérontologie pour tenir plusieurs heures au bloc opératoire.
Une domination des corps inégalitaire selon le genre
Puisqu’on ne peut plus rien améliorer pour les femmes sans que cela ne bénéficie aussi aux hommes, pour n’être pas discriminantes, reconnaissons que la domination du capitalisme sur la force de travail s’exerce aussi sur les hommes. Néanmoins, elle s’exerce de façon très inégalitaire sur les corps des femmes car :
• Elles vivent ces effets de la vie hormonale et procréative, que ne vivent pas les hommes. (5)
• Cette domination s’exerce de façon plus aliénante parce qu’elles peuvent moins s’en échapper (plus forte dépendance financière). Pour exemple, malgré les effets de leur ménopause jusqu’à plus de 65 ans pour plus de 73 % d’entre elles, elles partent plus tard à la retraite que les hommes (carrières hachées et moindre salaire).
• Les outils, les espaces, les horaires, l’organisation du travail, le flux tendu qui exige une linéarité de fonctionnement, tout ce qui compose le travail est pensé par des cerveaux d’hommes pour des corps d’hommes. Les objectifs de travail sont standardisés sur le fonctionnement linéaire des hommes.
• Même la prévention des risques et l’indemnisation des maladies professionnelles sont axées sur les expositions des hommes. Les risques des métiers féminisés sont moins visibles (risques psycho-émotionnels), moins connus car moins étudiés (cancers hormonaux dépendants des métiers de l’esthétique ou du travail de nuit), et moins indemnisés (critères d’évaluation des maladies professionnelles sur les carrières linéaires et les expositions des hommes). Quel employeur évalue et prévient les risques des itinérantes, sans accès aux toilettes ? La réponse des employeurs : « C’est leur intimité. » C’est leur intimité si elles se reposent, mais si elles travaillent, c’est le rôle du monde du travail que de les intégrer avec leur fonctionnement naturel.
• Cette domination s’exerce insidieusement : les femmes doivent cacher leurs états pourtant naturels.
• Les femmes cumulent les pénibilités : du travail, de la double journée avec la vie domestique, de la charge contraceptive (coûteuse financièrement et en effets physiologiques, psychiques et cognitifs), de la charge sexuelle (moins épanouissante que celle des hommes), des pressions sociales (bonnes mères, bonnes travailleuses, bonnes épouses, bonnes amantes).
Les femmes travaillent donc à flux (menstruel) plus tendu que celui des hommes. Avec ce que l’on attend d’elles au quotidien, sans tenir compte de leurs spécificités, devons-nous étonner qu’elles fassent beaucoup plus d’épuisements professionnels, de dépressions, d’épisodes anxieux ?
Une société égalitaire n’est pas une société qui égalise de force les différences, qui coupe tout ce qui dépasse chez les femmes par rapport aux hommes (heureusement, nous ne songeons pas à faire l’inverse) pour qu’elles s’adaptent à un monde conçu pour eux. Forcer des corps différents à produire les mêmes effets, c’est ce qui est inéquitable et donc génère de l’inégalité. C’est de l’égalitarisme et non de l’égalité.
À défaut d’égalité dans le fonctionnement de nos corps, n’est-ce pas le rôle d’une société protectrice, juste et inclusive, que de remettre de l’équité entre nos différences ? N’est-ce pas le rôle de nos organisations du travail que de nous permettre de coopérer en fonction de nos forces et limites plutôt que d’imposer une compétition dans laquelle les femmes partent évidemment perdantes ?
Blood-Washing
Considérant ces effets de la vie hormonale et procréative et ces inégalités, accorder quelques jours, à quelques femmes, uniquement pour les règles incapacitantes c’est empêcher les femmes de s’arrêter pour toutes les autres périodes et tous les autres effets de leur vie hormonale.
Et c’est, plus globalement, entériner une idéologie capitaliste qui considère que l’on doit exiger de corps différents et évolutifs la même capacité de production, et empêcher ainsi une remise en question profonde de notre rapport au travail à tou·tes, dans le contexte d’intensification du travail et d’allongement des carrières.
C’est du blood-washing symptomatique de la déplorable considération (de la santé) des femmes en général, et au travail en particulier. De la même façon que les mesurettes de green-washing sont symptomatiques de la déplorable considération (de la santé) de la planète et du vivant.
C’est aussi faire fi de la soutenabilité des rythmes de travail sur les corps des femmes, comme on fait fi de la soutenabilité du productivisme mortifère sur la planète. Et c’est appliquer les mêmes logiques de mesurettes pour afficher que l’on agit. En l’état, l’arrêt menstruel accorde, à l’exception, pour des cas très pénibles, à quelques femmes que l’on stigmatise en les renvoyant à leur incapacité, une dérogation de 13 jours au rythme normalisé de travail, sous réserve qu’un médecin ait fini par constater (sic) des incapacités, après quelques années d’errance médicale. Comme on accorde, à l’exception pour la planète, pour des cas très extrêmes que l’on stigmatise, une dérogation pour ne plus exploiter un coin de nature en péril, sous réserve qu’une horde de scientifiques a fini par faire consensus après quelques décennies d’atermoiements.
Notre société ne tolère plus les périodes de non-productivité des corps
Notre société de sur-consommation productiviste, de domination capitaliste des corps comme force de travail, ne tolère plus les périodes de non-productivité des corps. Nous n’acceptons pas de vivre au rythme de nos fluctuations naturelles ou de nos fragilités, d’être malades, tristes, fatigué·es, ménopausées, enrhumé·es. Pas plus qu’on ne tolère de vivre aux rythmes saisonniers de ce que la nature offre ou de consommer selon la finitude des ressources de la planète. Dès le moindre pet de travers, on nous médicamente pour être au boulot le lendemain. Même être fertile n’est, le plus souvent de la vie des femmes, pas acceptable.
Résultat de cette course productiviste : nous avons ingurgité, et relargué, 5 à 6 décennies d’anti-déprime, anti-ovulation, anti-biotiques, anti-douleurs, anti-viraux, anti-inflammatoires, anti-toux, anti-tout ce qui nous empêche d’aller bosser quelques jours. Léguant aux génées-rations futures le soin de faire face aux pollutions et aux résistances bactériennes et virales qui en résultent.
Une partie de ce médico-solutionnisme quotidien sur des corps sains n’a pas pour objectif le bien-être. Pas plus que le techno-solutionnisme n’a pour objectif la préservation de la nature. (5)
Il s’agit de rendre les corps et la nature aussi productifs que possible. Là où le répit suffirait à les remettre sur pied. Il s’agit de rendre les travailleuses aussi invariantes que des travailleurs pour répondre aux exigences de la productivité calibrée sur des corps d’hommes.
Nos corps comme la planète ont des limites à respecter
Le capitalisme attend de nos corps et de la planète l’impossible : produire aussi rapidement, aussi linéairement, et aussi longtemps que possible. Or, la planète comme nos corps, a des ressources limitées.
Les mécanismes de domination du patriarcat capitaliste sont les mêmes, qu’il s’agisse de soumettre la force de travail (et inégalitairement les femmes) ou de soumettre la planète (en commençant par ses endroits les plus accessibles et les plus dociles) à ses exigences productivistes.
Et les réflexes de préservation de ce capitalisme moribond, tant sur le dos des femmes que sur le dos de la planète, sont bien rodés : d’abord, nier les problèmes, puis, lorsqu’il n’est plus tenable de les nier, les minimiser, les individualiser et les stigmatiser, faire accepter des mesurettes, miser sur l’optimisme techno-médico-solutionniste, et nous mettre en compétition (les hommes et les femmes, les femmes entre elles).
Les solutions robustes et durables sont dans l’écoute et le respect des rythmes naturels, de la nature comme des femmes. Les cycles des femmes présentent des variations à l’échelle du mois et des périodes de vie humaine. Leurs besoins d’adaptation sont donc à portée de compréhension humaine. Réviser nos organisations du travail pour y intégrer les outils, les espaces, les temps, les flexibilités dont les femmes ont besoin, au-delà de 13 jours pour règles incapacitantes, est donc un exercice à notre échelle, qui nous entraînerait pour réviser notre rapport aux cycles de la nature.
Nous devons également repenser ce à quoi nous accordons de la valeur. La bonne santé d’une société ne doit pas se mesurer à la satisfaction court-termiste d’une minorité dominante et aux flux financiers virilistes. Il nous faut remplacer le prestige de la productivité et donc de la valeur travail (calibrée sur des hommes de 35 ans en pleine santé), par le prestige du strict nécessaire (boire, manger, s’abriter, prendre soin, se relier, nettoyer, réparer et sauvegarder la nature). Et mieux rémunérer ce strict nécessaire, qui correspond, pour une bonne partie, aux métiers féminisés et aux métiers mal rémunérés. Si l’on valorisait le prendre soin comme on valorise le boursicotage, on redonnerait de grandes marges de manœuvre aux femmes.
Changer le rapport de notre société aux corps des femmes, s’adapter aux différences entre les corps, dans tous les domaines dont le travail, c’est reconnaitre que coexistent des capacités, des rythmes de vie différents, qui, pour certains, nous dépassent. C’est reconnaître que nous ne pouvons extraire des corps plus qu’ils ne peuvent produire, que nous ne pouvons extraire de la planète plus que ce qu’elle ne peut produire.
Décroître est notre seule issue. Décroître notre productivité et donc ralentir le travail en est un moyen parmi d’autres. Changer notre rapport aux corps des travailleuses, notre rapport aux vivantes est ainsi un levier pour changer notre rapport au Vivant. Il nous faut décélérer le rythme du travail des femmes pour leur permettre de se ressourcer quand elles en ont besoin au gré des variations naturelles qui sont la source de leur fertilité. Comme il nous faut décroître pour permettre à la planète de retrouver ses cycles de vie, pour continuer à être une ressource pour les générations futures.
Annabel est ergonome et psychologue du travail
La réflexion est basée ici sur les différences binaires hommes-femmes parce que les femmes représentent la moitié de la force de travail et par facilité (discutable, j’en conviens) de la réflexion binaire. Néanmoins, elle peut évidemment s’appliquer à toutes nos différences. Et notamment, les personnes intersexes, certaines personnes non binaires et trans vivent également des variations hormonales et doivent être incluses dans nos réflexions sur nos rythmes de travail en fonction des contraintes inégales que vivent les corps. Et une grande partie de cette réflexion peut également s’appliquer à toute population travailleuse dominée (minorités, pauvres).
Notes :
(1) Exigeant une vigilance aux coudes des hommes en particulier dans les transports en commun.
(2) Alors que les femmes ont moins d’autonomie au travail que les hommes et plus de mal à s’absenter en cas d’imprévu.
(3) Non, nous ne sommes pas de mauvaise humeur, nous nous adaptons à un corps et à un psychisme qui évoluent tous les jours au gré des hormones.
(4) Je mets au défi n’importe quel homme d’arriver où il en est avec une vie hormonale et procréative.
(5) Dans l’étude en cours que j’effectue sur la conciliation vie professionnelle et vie hormonale, auprès d’environ 300 femmes, plus de 40 % des femmes qui prennent un traitement hormonal le prennent notamment pour pouvoir travailler et / ou vaquer à leurs occupations quotidiennes (certaines le prenant également pour la contraception mais pas toutes).