L’effondrement des écosystèmes s’amplifie dans une indolence criminelle. Or, chaque espèce qui disparaît, fût-elle non répertoriée, met un terme à des millions d’années d’évolution et rompt définitivement la chaîne du vivant.
La politique de l’autruche
75% des insectes auraient disparu en une trentaine d’années. Mammifères et oiseaux connaissent le même sort au point de conduire les spécialistes à parler désormais de 6e extinction de masse. Diagnostic implacable dont l’importance devrait faire la une de tous les médias. Mais faute d’une vision holistique, Homo sapiens espère échapper à l’effondrement en cours, poursuivant encore et toujours ce patient travail d’arrachement d’avec le vivant, d’amputation purement fictif.
Croire que la politique de l’autruche aurait raison de la disparition des coraux, des insectes, des oiseaux ou des grands mammifères revient au mieux à faire preuve d’une cécité coupable. Pire, nos petits mensonges accompagnent ce grand silence dépeint voilà plus de 60 ans par Rachel Carson (1). La protection de la nature est victime, plus que d’autres sujets, du caractère systémique des réponses à apporter.
N’en doutons pas, notre capacité à nous nourrir, nous soigner, nous émerveiller et tout simplement habiter le monde qui nous entoure est déterminée par la bonne santé des écosystèmes.
L’agriculture industrielle, le réchauffement climatique, la fragmentation des milieux, l’assèchement des zones humides, la destruction des haies, la chasse et la surpêche, la déforestation ou encore l’artificialisation des milieux, sont autant de causes à combattre ensemble.
Protéger l’exception, ravager le reste
Mais la prise de conscience est d’autant plus complexe à opérer que nous restons prisonniers d’une vision « Ushuaïa » de la nature. Ce qui est supposé être protégé devrait être « exceptionnel » ; dit autrement, digne d’Instagram. Notre œil et notre attention sont attirés par cette nature remarquable, l’ours polaire et la baleine bleue mériteraient notre empathie tandis que le pissenlit ou la pipistrelle provoquent dégoût, rejet ou désintérêt dans le meilleur des cas.
Ils ont pourtant une importance tout à fait considérable dans la mécanique de précision du vivant. La brique élémentaire renforce le tout sans lequel la totalité n’est rien.
Face à cette invisibilisation du banal écrasé par ce remarquable « vu à la télé », l’urgence est d’agir localement. Pierre Perret nous invitait à ouvrir la cage aux oiseaux (2). Voici venu le temps de libérer cette si belle nature de sa prison dorée. Tourner la page d’une biodiversité sur papier glacé pour « raviver les braises du vivant » comme nous y enjoint le philosophe Baptiste Morizot (3).
Un outil indispensable et méconnu
Notre jardin, nos prés, haies ou mares sont autant de lieux et d’occasions de défendre cette nature en péril. Pour se faire, la loi Biodiversité, adoptée en 2016, a créé un outil tout à la fois indispensable et méconnu. Les « obligations réelles environnementales » (ORE) permettent de définir une série de protections écologiques à discuter entre un·e propriétaire ou une collectivité locale et une association agréée de protection de l’environnement. Volontairement souple, ce dispositif permet d’établir une liste de critères qui peuvent s’appliquer sur tout ou partie d’un terrain et faisant l’objet d’une contractualisation devant un·e notaire. Cette obligation peut ainsi protéger une mare, une haie, définir des pratiques limitant le recours aux engrais ou aux pesticides et même multiplier les éléments de protection afin de laisser un espace en libre évolution.
Ces obligations réelles environnementales survivent à leurs instigat·rices : c’est là que réside leur caractère révolutionnaire. La durée du contrat notarié peut s’étaler sur 99 ans, y compris en cas de cession ou de succession. Cette innovation créée par la loi est une grande première car elle vient limiter le triptyque fondant le droit à la propriété, usus, fructus, abusus (4). Le droit d’user, de jouir et d’en disposer à sa convenance. Or, c’est bien cette dernière mention d’abusus qui autorise un·e propriétaire à procéder à la destruction de sa propriété si le cœur lui en dit dès l’instant où ce dernier ou cette dernière est en mesure de prouver qu’il ou elle en est propriétaire.
Faire de son terrain un bien protégé
En autorisant un·e propriétaire à définir des règles s’appliquant à d’autres, les ORE instaurent un droit spécifique qui fait de votre terrain un bien commun protégé pour un siècle, une sorte de zone à protéger.
Depuis sa publication au Journal officiel en 2016, ce dispositif n’a pas encore été fortement plébiscité par les propriétaires ni, plus étonnamment, par les grandes ONG de protection de la nature. Pour les premi·ères, l’explication réside essentiellement dans le fait qu’aucun avantage fiscal n’est associé à la signature d’une ORE. Pour les secondes, paradoxalement, la gestion budgétaire d’un projet les engageant sur 99 ans est un réel frein. Que faire en cas d’irrespect du contrat en l’an 2113 ?
Malgré ce risque manifeste, Agir pour l’Environnement s’est lancée dans l’aventure avec un réel succès. Plusieurs milliers de contribut·rices ont accepté de soutenir cette initiative et plus de 300 propriétaires se sont déclarés intéressé·es. Par méconnaissance, les notaires font encore montre d’une certaine défiance à l’égard des obligations réelles environnementales, mais les premières Réserves de biodiversité, protégées par des ORE, ont été signées en 2022.
Défendre des terres de l’appétit des exploitants
Le premier retour d’expérience est plus qu’encourageant. La souplesse de l’outil lui permet de s’adapter à la diversité des situations. Ici un jardin exceptionnel, fruit d’une vie d’amour, là un espace agricole qu’un exploitant de carrières scrute avec appétit, ailleurs une forêt qui ne pourra faire l’objet d’une coupe à blanc pour plusieurs décennies, ou encore un espace naturel grignoté par l’urbanisation stoppée nette par la force des ORE.
Parce que l’urgence de la situation commande, nous ne nous satisfaisons pas de ces quelques exemples. Demain, pour répondre à l’effondrement de la nature, des milliers de propriétaires doivent s’engager et faire de la France une gigantesque Réserve de biodiversité. C’est en tout cas le pari que fait Agir pour l’Environnement en appelant adhérent·es et sympathisant·es à soutenir la création de Réserves de biodiversité protégées par des obligations réelles environnementales.
Stéphen Kerckhove est président de l’association Agir pour l’environnement
(1) Voir son livre Printemps silencieux, publié en 1962, sur l’extinction des populations d’oiseaux due aux pesticides.
(2) Voir la chanson de Pierre Perret « Ouvrez la cage aux oiseaux », 1958.
(3) Raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot, Éditions Actes Sud, 2020.
(4) Voir l’article d’Aurélien Berlan « La propriété, c’est l’abus », Silence n°517, janvier 2023.
Contact : Association Agir pour l’environnement : 11 rue du Cher, 75 020 Paris, tél : 01 40 31 02 37 contact@agirpourlenvironnement.org, www.agirpourlenvironnement.org.
Mode d’emploi pour la mise en place d’une obligation réelle environnementale
Si vous souhaitez contribuer activement à la préservation de l’environnement en protégeant un terrain, suivez ce guide simple en cinq étapes pour établir une ORE. En agissant ainsi, vous pourrez garantir la conservation à long terme de votre terrain tout en collaborant avec des partenaires engagés dans la protection de notre planète.
1. Être propriétaire d’un terrain à protéger : Pour entamer le processus d’une ORE, vous devez être propriétaire du terrain que vous souhaitez protéger. Si vous n’êtes pas le ou la propriétaire actuel·le, envisagez de négocier avec le ou la propriétaire pour explorer les options de coopération.
2. Identifier les potentielles menaces / les éléments à protéger : Identifier les éléments naturels ou écologiques qui méritent une protection spéciale. Cela peut inclure des habitats fauniques, des sources d’eau, des zones forestières, des espèces protégées ou tout autre élément vulnérable. Quant aux menaces, il peut s’agir d’un projet foncier, d’une pression immobilière, d’un nouveau PLU (Plan Local d’Urbanisme), de risques de pollution, etc.
3. Trouver un·e potentiel·le co-contractant·e : Identifiez des partenaires potentiels pour la mise en œuvre de l’ORE. Ces partenaires pourraient être des associations de protection de l’environnement comme Agir pour l’environnement, des collectivités locales, ou des établissements publics partageant vos objectifs de préservation.
4. Définir les engagements pris par les deux parties : En collaboration avec votre co-contractant, déterminez les engagements précis que vous et l’autre partie êtes prêts à assumer. Ces engagements pourraient inclure l’interdiction d’artificialiser le terrain, la préservation des écosystèmes existants, et des règles sur l’utilisation d’équipements motorisés, par exemple.
5. Signer l’acte auprès d’un notaire : Une fois les engagements convenus, formalisez-les dans un acte écrit. Ce contrat doit être passé sous la forme authentique, c’est-à-dire devant un notaire. Avec Agir pour l’environnement, les frais de notaire sont pris en charge par l’association.
Et après ? Profitez de la tranquillité d’esprit en sachant que votre terrain sera préservé, même lorsqu’il changera de propriétaire.
Pour plus d’informations, voici le guide méthodologique du ministère : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Guide-methodologique-obligation-reelle-environnementale.pdf