Aujourd’hui, dans une boulangerie conventionnelle, les machines sont partout (1). Pendant les phases actives de la production, elles prennent le relais (pétrin mécanique, diviseuse, façonneuse), mais aussi pendant les phases de repos qui se font dans des atmosphères contrôlées (chambre de pousse, chambre froide). Les fours d’aujourd’hui, majoritairement électriques (2), sont de plus en plus puissants et sophistiqués, afin de permettre de gagner du temps (chauffe très rapide par exemple). La présence des machines se fait même ressentir au niveau de la vente, avec de plus en plus d’écrans, des caisses tactiles numériques et jusqu’au paiement (carte bleue sans contact, et monnayeuse automatique dans certains établissements), avec des coûts énormes (3).
Cette mécanisation est favorisée par l’enseignement, puisqu’il est interdit de pétrir à la main ou d’abaisser sa pâte feuilletée sans laminoir lors de l’examen du CAP boulanger. Ces machines imposent de travailler avec des farines contenant de nombreux additifs (4) et issues de blés sélectionnés pour leur force boulangère. Plus une farine est « forte », plus elle est capable de se déformer et de produire de longues chaînes de gluten. La hausse de la force boulangère et la présence de ces améliorants dans les farines sont suspectées dans les problèmes de digestibilité du pain qui se multiplient actuellement dans la population. Il serait impossible de produire une baguette avec les méthodes modernes en utilisant une farine du début du 20e siècle.
La baguette et le croissant, des produits gourmands … en énergie
La baguette et le croissant, produits phares de la boulangerie conventionnelle, étaient des produits de « luxe » il y a seulement un siècle. Leur généralisation à l’ensemble de la population a nécessité un recours accru à l’énergie. Si cela paraît assez évident pour le cas des viennoiseries, dont la production implique des passages au froid (5), c’est également le cas pour la baguette. Il est intéressant de noter que celle-ci n’est qu’un type de pain parmi des centaines voire des milliers. Il y aurait en France 200 à 400 variétés de pains d’après l’Atlas de la France Gourmande, autant en Suisse et plus de 3 000 en Allemagne d’après le site Brotregister. Ce modèle de pain, s’il peut présenter des qualités gustatives propres, est par contre très énergivore.
Tout d’abord, son faible poids de 250g rend la baguette moins sobre que des pains au levain qui font souvent de 500g à plusieurs kilos. En effet, en boulangerie, à quantité de pain égale, on économisera à chaque étape du temps de travail et de l’énergie à produire des grosses pièces plutôt que des petites, notamment à la cuisson (6). Ensuite, comme tout pain à la levure, il se conserve peu (quelques heures à une journée) et en outre sa forme allongée accroît les échanges avec le milieu extérieur ce qui accélère le rassissement. Cette médiocre conservation rend difficile de vendre une baguette plusieurs heures après sa production. Les boulangeries proposent alors toujours du pain qui sort du four, ce qui implique de garder le four chaud sur une plus grande période, et de bloquer la fermentation dans des chambres froides pour disposer de pâtons prêts à cuire tout au long de la journée.
Puisqu’il est impossible de garder une baguette plusieurs jours (sauf recours à la congélation, très énergivore aussi), les consommateurs doivent en acheter tous les jours, ce qui engendre une énorme dépense d’énergie lorsqu’il s’agit de déplacement motorisé, ce qui est souvent le cas en zone péri-urbaine ou rurale. Comme il faut que de nombreux clients viennent tous les jours acheter une petite quantité de pain, il est nécessaire d’avoir des horaires d’ouvertures très larges, provoquant aussi des dépenses énergétiques (éclairage, chauffage et climatisation des boutiques, banque de froid).
La baguette étant un pain blanc, réalisé avec une farine très raffinée (entre T45 et T65), elle a une moindre valeur nutritionnelle que du pain au levain. Non seulement il faut plus d’énergie pour produire, stocker, vendre 1 kg de baguettes de pain que 1kg de pain au levain, mais en plus celles-ci « nourrissent » moins.
La boulangerie, un secteur en difficulté
Face à la crise de l’énergie, les solutions mises en avant par la filière conseillent la sobriété dans le modèle de production et de commercialisation actuel. Les fabricants de machines proposent, eux, une fuite en avant technologique pour grappiller quelques kWh grâce à des appareils plus performants, des laboratoires connectés, mais sans comptabiliser l’énergie grise, c’est-à-dire toute l’énergie consommée pour les concevoir, les produire, les installer, les démanteler et (éventuellement) les recycler.
La crise énergétique vient s’ajouter à d’autres difficultés. La boulangerie traditionnelle est un secteur qui a du mal à recruter. Les conditions de travail sont difficiles dans ce milieu, avec des horaires décalés. Les machines, si elles soulagent les boulangers sur les efforts physiques à fournir, les condamnent à travailler dans un environnement bruyant, et il faut suivre le rythme qu’elles imposent. Il devient aussi de plus en plus difficile de se lancer en tant que gérant, avec des investissements lourds pour avoir un fournil équipé, et la perspective de travailler sans relâche.
Le pain au levain en contre-modèle
Parallèlement à ce modèle dominant, une autre manière de boulanger a persisté et se développe depuis plusieurs années. Paysan·nes-boulang·ères, boulang·ères au levain naturel, travaillant des farines sans additifs, issues le plus souvent d’agricultures biologiques (7), proposent un modèle qui connaît un certain essor actuellement après avoir été cantonné à la marge. Reconverti depuis un peu plus de deux ans dans la boulange, j’ai intégré un collectif de boulangers à Sainte-Sigolène, en Haute-Loire qui propose une alternative (parmi de nombreuses autres) au monde conventionnel. Constituée de deux fournils de boulangerie, d’un moulin et d’un laboratoire de pâtisserie, notre SCOP La boulange d’Escoussenas, embauche 12 salarié·es et produit pains au levain naturel, biscuits et brioches avec la mention Nature et Progrès.
Nous travaillons avec des farines issues de notre moulin ou d’autres moulins de paysan·nes de notre territoire. Le levain est naturel, vit à température ambiante et évolue au gré des saisons. Les fours sont d’occasion, démontés et remontés par nos soins, à énergie bois ou adaptés pour. Dans notre fournil de Haute-Loire, toute les étapes sont réalisées à la main, de la pétrie au façonnage. Nos pains pèsent entre 500g et 3kg, et se conservent de quelques jours à une bonne semaine. Dans ce contexte, la nécessité de produire tous les jours, et de proposer du pain « frais » (8) 6 jours sur 7 ne tient plus. Pour ces raisons, nous produisons en journée, afin de limiter la pénibilité de nos horaires pour nous et nos familles.
Des prix accessibles, un choix politique
Un choix politique de notre fournil est de pratiquer des prix accessibles, très proches de ce qu’on peut trouver en boulangerie classique, afin de ne pas cantonner le pain bio au levain aux classes les plus aisées (9). C’est pourquoi nous développons la vente directe au fournil ou sur les marchés, qui permet de toucher un public plus large que la vente en boutiques spécialisées. De nombreuses pistes sont encore à explorer pour limiter notre consommation d’énergie, surtout en ce qui concerne l’acheminement de nos denrées et la distribution de nos produits qui dépendent encore trop des transports motorisés. En milieu urbain, certaines boulangeries livrent exclusivement à vélo, comme la célèbre Miecyclette à Lyon.
Face aux enjeux énergétiques, écologiques et climatiques actuels, toutes les activités humaines doivent être questionnées. Pour limiter ses dépenses énergétiques, la filière pain peut s’engager vers la voie industrielle pour permettre des économies d’échelle, au détriment de la qualité et de la convivialité, ou tenter de bifurquer vers un autre modèle, plus en accord avec les enjeux sociaux et écologiques actuels.
Thomas Finet est boulanger au levain au Fournil de la Trémèze, à Sainte-Sigolène en Haute-Loire, au sein de la SCOP La boulange d’Escoussenas.
Contacts :
• Fournil de la Trémeze, 13 rue du quartier Robin, 43600 Sainte-Sigolène, 07 81 19 40 06, latremeze@escoussenas.com.
• SCOP La Boulange d’Escoussenas, contact@escoussenas.com, https://escoussenas.com.
• Miecyclette, 193 avenue Paul Santy, 69008 Lyon, 09 72 31 52 08, www.lamiecyclette.fr.
Pour aller plus loin :
• Groupe blé de l’Ardear AURA, « Notre pain est politique : Les blés paysans face à l’industrie boulangère », Édition De la dernière lettre, 2019.
• Hélène Petit, « Un métier n’est pas là pour nous emprisonner, mais pour nous rendre libres », Silence, n°509, avril 2022.
• Michel Bernard, « L’école internationale de boulangerie bio », Silence, n°458, juillet 2017.
Notes :
(1) Les équipements mentionnés ici concernent la plupart des fournils conventionnels, même si certains pratiquent encore quelques gestes à la main, au moins sur une partie de leur gamme.
(2) Pour rappel, si un four électrique consomme un peu moins en kWh qu’un four équivalent thermique (fuel, gaz, ou bois), c’est parce qu’on ne tient pas compte des pertes du réseau électrique et surtout du rendement des unités de production. L’énergie consommée dans sa globalité est supérieure à un équivalent thermique.
(3) Une publicité récente de balance connectée, avec monnayeur automatique et logiciel de gestion, proposait une offre promotionnelle de son système à 500 € / mois.
(4) La recette d’une baguette ordinaire peut inclure jusqu’à 14 « améliorants », c’est pourquoi la baguette « de tradition française », créée en 1993, limite les additifs à 4.
(5) Sans compter qu’actuellement, 80 % des croissants consommés en France sont produits par l’industrie, surgelés et réchauffés sur le lieu de vente ou de consommation, selon la Fédération Française de Boulangerie.
(6) Dans notre four, nous cuisons environ 200-250kg de pain en trois fournées, et nous ne pourrions cuire que 120-150 kg de baguettes sur le même temps.
(7) Le terme agricultures biologiques est volontairement mis au pluriel, car au-delà du label Écocert, d’autres modèles plus complets et plus vertueux existent, comme par exemple Demeter ou la mention Nature et Progrès.
(8) Dans les points chauds, les pains « frais » peuvent être des pâtons surgelés et cuits juste avant la vente, la fraîcheur du produit étant alors à relativiser.
(9) Voir l’article de Michel Bernard, « La Conquête du pain, résolument solidaire », Silence, n°512, juillet 2022.