Ogarit Younan a 19 ans quand éclate la guerre civile au Liban, qui dure de 1975 à 1990. Une guerre aux ramifications complexes, avec de fortes dimensions confessionnelles, qui implique de nombreux États (notamment la Syrie, Israël, mais aussi les États-Unis, l’Arabie Saoudite, la France, etc.) et acteurs armés (milices majoritairement confessionnelles, groupes armés palestiniens, etc.). Le pays a obtenu son indépendance en 1943, après avoir été sous « mandat » français. Il s’est structuré politiquement selon des logiques confessionnelles et claniques. C’est dans ce contexte que naît chez Ogarit Younan son engagement indéfectible pour le non-confessionnalisme et la non-violence.
Ogarit Younan, comment vous est venu cet intérêt pour la non-violence ?
Enfant, malgré ma timidité, je défendais les enfants qui subissaient des injustices. Au lycée, j’ai écrit un texte contre le confessionnalisme. Je le refusais car c’est un système qui divise les gens. J’ai ensuite été institutrice pendant 3 ans, à la fin des années 1970, mais je refusais le système autoritaire fondé sur l’obéissance et j’ai créé mon propre système, une sorte d’alternative non-violente. En deux mois, les relations avec les élèves ont changé. Mais j’ai démissionné au bout de 3 ans. Quelques années plus tard, en 1985, j’ai réussi une première expérience d’école non-violente. (1)
Comment la jeune femme que vous étiez a réagi à la guerre ? Comment vous êtes-vous engagée contre celle-ci ?
Pendant la deuxième année de guerre, en 1976, j’ai publié dans un grand journal un article contre la violence, qui s’opposait aux milices. Suite à cela, j’ai été contactée par des personnalités qui m’ont invitées à devenir membre d’un mouvement laïc pour la paix.
En 1982 j’ai fait la rencontre de Walid Slaybi (2). Nous avons fait le choix d’oeuvrer ensemble à instituer la non-violence dans le monde arabe, dans tous les domaines. Et cela dure jusqu’à aujourd’hui. Depuis 1983, nous avons lancé ensemble le Mouvement pour les droits humains. Nous avons agi par une stratégie, des actions directes dans la rue, par la traduction et la diffusion de nombreux livres et textes dans le monde arabe, etc.
On était moins de 10 au départ. On a organisé une première manifestation anti-guerre sur la ligne de démarcation. Nous avions des fleurs qu’on offrait aux soldats. Mais pas des fleurs naïves. On avait une stratégie, un plan d’action. Nous savions que cela avait une valeur symbolique et nous voulions toucher l’opinion. Walid a composé une chanson sur un air de Fayrouz que nous avons chantée aux soldats. On grimpait sur les chars pour leur offrir des fleurs. À la fin de la manifestation, chaque agent avait baissé son fusil auquel on avait accroché une fleur.
Nous avons refusé tous les postes haut-placés qu’on nous a proposés. Nous avons formé les premi·ères animat·rices et format·rices au Liban sur la non-violence, organisé beaucoup de formations. On faisait traverser aux participant·es les lignes de démarcation d’une région à l’autre dans notre voiture. On réunissait chrétien·nes et musulman·es sous un même toit et chacun·e disait tout haut ce qu’il ou elle pensait tout bas.
Vous avez cherché à développer la non-violence à tous les niveaux dans la société libanaise...
Nous agissons par la non-violence car on n’a pas d’autre choix. Le contexte de guerre nous montre bien que le choix est entre la non-violence et la non-existence.
Nous avons donné des formations dans les écoles, les usines, les syndicats, les associations, etc. Walid a apporté dans les usines des outils de lutte non-violente, qui ont permis aux ouvri·ères d’obtenir des droits, d’obtenir gain de cause pour la revalorisation de leurs salaires face à l’inflation. Nous avons travaillé pendant 12 années avec le syndicat des enseignant·es. Nous avons aussi fait campagne pour l’annulation du service militaire obligatoire. Notre slogan, « Oui à la résistance, non à la violence », interpelle fortement dans le monde arabe.
Pourquoi vous êtes-vous engagée dans une campagne pour le mariage civil ?
Le système confessionnel en place au Liban est un échec, il faut le changer. Nous vivons sous une législation concernant les statuts personnels, qui divise. Chaque communauté religieuse a sa loi, l’État n‘a pas sa loi. Ce n’est pas un système politique religieux, mais confessionnel. Pour les élections par exemple, chaque confession religieuse a des sièges réservés : les maronites, les sunnites, etc.
Nous avons voulu ouvrir une brèche dans ce système en faisant campagne pour le mariage civil. L’adoption du mariage civil aurait des conséquences au niveau à la fois social et politique : de la liberté, de la laïcité, mais également pour les droits des femmes et des enfants. Les mariages ne seraient plus jugés par des juges religieux. Ça ne peut pas continuer comme ça ! (3)
Nous sommes arrivé·es à une proposition de loi. La plupart des partis politiques et des dizaines d’associations l’ont signée. Elle a été introduite récemment au parlement. Cela montre qu’on peut faire évoluer les droits même dans des situations chaotiques, catastrophiques, comme le vit le Liban ces dernières années. On réduit la violence en construisant la justice.
Vous portez aussi depuis des décennies la campagne pour l’abolition de la peine de mort au Liban.
Oui, la campagne a démarré en 1997. Même si la peine de mort n’est pas encore abolie au Liban, notre campagne a introduit la culture de l’abolition dans le pays. Au bout de 5 ans, nous avons remporté une première victoire, le parlement a voté pour l’annulation d’une partie de la loi. Depuis 2004, il y a un moratoire sur la peine de mort au Liban grâce à cette campagne : il n’y a plus d’exécutions au Liban. Nous sommes membres de la Coalition mondiale contre la peine de mort depuis sa fondation en 2002. Nous avons travaillé avec les familles des victimes, avec les condamnés, nous avons publié un manuel pratique, nous avons réalisé du lobbying auprès des parlementaires, des juges, etc. Aujourd’hui, nous sommes en voie d’interdire la peine de mort au Liban. Nous serions probablement le premier pays arabe dans ce cas !
Ogarit Younan, extrait du podcast de Célia Grincourt « La force de la non-violence ».
Pourquoi avoir créé une université de la non-violence ?
La non-violence se diffuse de plus en plus aujourd’hui. Mais le problème, c’est qu’on se met à tout mélanger, à dire n’importe quoi. C’est pourquoi nous avons ressenti le besoin de créer une formation académique, pour former de manière théorique et pratique à la non-violence. Nous avons donc lancé en 2009 un projet académique de 3 ans, avec des profs et format·rices de divers pays et 78 étudiant·es de six pays arabes. Et en 2014 nous avons inauguré l’université Aunhor (4), reconnue comme une université privée indépendante, habilitée à délivrer des diplômes universitaires jusqu’au Master. C’est le premier Master de non-violence au monde ! (5)
Actuellement, 450 étudiant·es de tous âges et venant de plusieurs pays arabes y ont terminé leurs études. Ils et elles sont issu·es de divers horizons : enseignant·es, journalistes, avocat·es, activistes, médecins, élu·es, fonctionnaires, religieu·ses, artistes, etc.
Dans le cadre du Master, les étudiant·es suivent environ 450 heures de cours sur la non-violence. Ils et elles effectuent aussi des recherches, écrivent un mémoire, etc. L’université propose une formation complète avec neuf spécialités : éducation, théâtre, médiation, communication non-violente et médias, stratégies, droits humains, etc. (6) (7)
La non-violence est aussi présente dans la manière d’enseigner. La formation se fait en suivant des méthodes interactives, participatives. Par ailleurs, les étudiant·es travaillent sur eux et elles-mêmes en même temps. Il ne s’agit pas seulement d’engranger des connaissances, mais le but est que la formation au sein de cette université soit aussi « un style de vie ». Les 3 objectifs complémentaires de la formation sont le professionnalisme en matière de non-violence et de droits humains, le changement social, et le développement individuel de chaque étudiant·e.
À côté des cours, nous réalisons des interventions dans les écoles et les autres universités, dans les villages, ainsi que des recherches, des publications, de nombreuses traductions de livres, des actions directes de protestation, etc.
Dernièrement, nous avons signé une convention avec le ministère de l’Éducation pour introduire la non-violence dans toutes les écoles publiques et privées du pays, de la maternelle au secondaire. C’est porteur d’espoir.
Pour aller plus loin :
Aunhor, P.O. Box 17 5772 Gemmayze, Beirut, Liban, www.aunohr.edu.lb.
On peut trouver le podcast de Célia Grincourt La force de la non-violence consacré à Ogarit Younan sur https://force-nonviolence.fr.
Notes :
(1) Ogarit Younan est sociologue et spécialiste en Sciences de l’Education (elle a suivi des études de doctorat à la Sorbonne).
(2) Walid Slaybi est un écrivain et penseur non-violent, militant des droits humains.
(3) Le mariage civil est reconnu uniquement lorsqu’il est contracté à l’extérieur du pays.
(4) Academic University for Non-Violence and Human Rights (Académie universitaire pour la non-violence et les droits humains).
(5) Les cours, qui ont commencé en 2015, sont dispensés en langue arabe, et parfois en français et en anglais. Le premier local a été détruit en 2020 par l’explosion du port de Beyrouth.
(6) Parmi les objectifs officiels de l’université : « Veiller à ce que les questions d’égalité des sexes, de liberté de croyance, de non-sectarisme, de non-discrimination et d’environnement soient au cœur des composantes, des programmes et des activités de l’université. »
(7) Le fonctionnement d’AUNOHR repose beaucoup sur du bénévolat. L’université est à but non-lucratif. Tou·tes les étudiant·es bénéficient de bourses, qui oscillent entre 20 % et 100 % des frais de scolarité, pour rendre la formation la plus accessible possible. AUNOHR touche des subventions de certaines organisations internationales (Norvège, Pays-Bas, Non-Violence XXI en France, etc.) et est soutenue par des individu·es, via des dons non-conditionnés.