Le succès éditorial de la BD de Jean-Marc Jancovici hérisse le poil de tout bon anti-nucléaire qui se respecte, tant les approximations de l’auteur sont grandes. Mais le problème que soulève l’omniprésence médiatique de cet ingénieur ne réside pas seulement dans le contenu de ses interventions, mais dans ce qu’il révèle de nos propres insuffisances. La nature a horreur du vide et l’espace que Jancovici occupe, notamment dans une frange de plus en plus large d’écologistes sincères, doit nous questionner.
En préemptant le terrain décroissant tout en y mêlant un savant dosage de contre-vérités atomiques, il remet au goût du jour l’énergie nucléaire comme l’une des solutions nécessaires à la transition écologique. Étonnante duplicité que de réussir à plaider pour une réduction drastique de la consommation énergétique tout en considérant le nucléaire comme le moyen d’amortir le choc de cette réduction… Et ce alors même que depuis près d’un demi-siècle, le nucléaire a été l’outil justifiant un gaspillage énergétique quasi institutionnalisé.
Investir l’éducation populaire
Faute d’avoir occupé l’espace militant, le mouvement antinucléaire, dans son ensemble, s’est laissé déborder par les acteurs du Shift Project (1) que nous aurions tort de réduire à sa seule dérive « jancovicisite ». En quelques années, les shifteu∙ses ont en effet fait l’effort de produire des documents de référence sur les questions de sobriété énergétique. Mieux, iels ont construit un outil militant privilégiant l’éducation populaire, transmettant à des milliers de militant·es écologistes un savoir accessible à toutes et tous.
Cette articulation entre « production de connaissance » et « transmission du savoir » fait aujourd’hui défaut pour tout un pan de l’espace militant, concentré sur un bien hypothétique travail de plaidoyer, supposé convaincre une classe politique dans sa grande majorité hostile aux thèses écologiques. Et pendant que nous mobilisons nos rares ressources à rencontrer fonctionnaires et élu∙es pour tenter de les influencer, les shifteu∙ses se forment en créant une majorité culturelle autour de la nécessaire neutralité carbone. Jancovici n’a plus qu’à déposer la cerise atomique sur ce gâteau bas-carbone.
Une dangereuse banalisation du nucléaire
Jancovici influence ainsi le monde militant qui aspire à délaisser les slogans antinucléaires tout faits pour le sérieux d’études conduites par des ingénieur∙es supposé∙es neutres. Comme tout bon ingénieur des Mines qui se respecte, Il est, seul, le détenteur d’un savoir indiscutable mais qu’Il consent à faire ruisseler avec ses collègues du Shift Project. En en faisant un sujet quasiment secondaire, eu égard à l’urgence climatique, il a dépolitisé la question atomique alors même que cette énergie mobilise des sommes considérables et occupe toute entière l’agenda des décideu∙ses.
Face à l’urgence climatique, quantité de militant·es acceptent les dérives pronucléaires d’un Jancovici comme le prix à payer pour accéder à un réseau perçu comme efficace en matière de sobriété énergétique œuvrant pour une société bas-carbone. En cachant la poussière radioactive sous le tapis, les shifteu∙ses participent à leur insu à une entreprise de banalisation du nucléaire. Jeu dangereux, tant sont grandes les conséquences de cette option énergétique sur notre avenir à tou·tes.
Stéphen Kerckhove
(1) Laboratoire d’idées qui vise à atténuer le changement climatique et à réduire la dépendance de l’économie aux énergies fossiles.
Pour aller plus loin :
« Nucléaire : l’impasse programmée », Silence, no515, novembre 2022
Michel Bernard, « Jean-Marc Jancovici, une propagande pronucléaire à démasquer », Silence, no490, juillet 2020