« Pour réussir cette nouvelle révolution de l’alimentation saine, (…) nous devons investir dans trois révolutions (...) : le numérique, la robotique, la génétique », déclarait Emmanuel Macron le 12 octobre 2021, en annonçant une enveloppe de deux milliards d’euros dans le plan France 2030 pour développer ces innovations. Un mois plus tôt, l’école Hectar, qui se présente comme « un créateur de solutions pour la transition agricole », ouvrait ses portes dans la Vallée de Chevreuse (Yvelines). Silence a mené son enquête.
Nous descendons à la gare de La Verrière, à 50 minutes en train de Paris, dans la vallée de l’Yvette. Une navette électrique privée nous amène au domaine de la Boissière, qui s’étend sur 600 ha, dont 350 ha de forêt, dans la commune de Lévis-Saint-Nom. Nous entrons dans un ancien corps de ferme, sur le campus d’Hectar. Surprise : il est désert. « Aucun·e n’étudiant·e n’est là aujourd’hui », nous apprend Agathe Cros, chargée de communication. Où sont les « 2 000 personnes accompagnées par an », objectif publiquement annoncé ?
Des vaches équipées d’un collier connecté
En réalité, le campus accueille principalement des professionnels dans le cadre d’événements du monde de l’entreprise, dits « corporates », et des écolier·es et collégien·nes en stage de 3e. Hectar apprend aux jeunes à « faire des semis, planter des arbres, […] utiliser des outils numériques et digitaux au service de la transition », dans l’objectif de « reconnecter les nouvelles générations à la nature et au vivant », explique Agathe Cros. Le vocabulaire d’Hectar est pernicieux : il passe avec subtilité de la nature au numérique, et de la transition agricole à… la transition numérique.
Une Maison pédagogique sensibilise à la protection des sols, tandis que la ferme pilote des Godets fait découvrir le monde de l’élevage. La ferme biologique, financée par Danone, avec soixante vaches en pâturage, a tout d’une jolie façade verte. Elle expérimente une nouvelle technologie de l’entreprise ITK. Les vaches disposent d’un collier connecté à un capteur qui, grâce à l’intelligence artificielle, permet de surveiller le vêlage, la reproduction et la nutrition des bovins, et d’accéder à ces données en temps réel sur son smartphone ou sur un site internet.
Qui se cache derrière ce campus ? Le domaine appartient à une entreprise dénommée S4H, détenue à 51 % par Audrey Bourolleau et à 49 % par une société de Xavier Niel.
Fondateur de Free, Xavier Niel détient la douzième plus grande fortune de France (plus de 10 milliards d’euros). Il a également lancé l’école 42 et la Station F, le plus grand incubateur de start-up d’Europe. Ancienne déléguée générale du lobby Vin et Société, Audrey Bourolleau devient conseillère agricole d’Emmanuel Macron en 2017. Elle démissionne du cabinet en juillet 2019 et achète le domaine de la Boissière en décembre, annonçant alors à la presse qu’elle va s’installer comme agricultrice.
Le binôme a investi 23, 5 millions d’euros pour lancer cette école, qui a également bénéficié du soutien d’une dizaine de mécènes — dont Danone — et de financements publics (1). L’achat du domaine a reçu le soutien politique des membres de La République en marche à de nombreuses échelles, de la commune au gouvernement, en passant par le département. Anne Grignon, mairesse LREM de Lévis-Saint-Nom, est allée jusqu’à l’Élysée pour attirer l’attention des plus hautes autorités de l’État sur le sujet et faciliter le rachat du terrain.
Des robots dans les champs
« Nous sommes en train de créer l’un des plus grands écosystèmes au monde autour de l’incubation agricole (2), estime Francis Nappez, directeur général d’Hectar et cofondateur de BlaBlaCar. Cinquante pour cent des fermes sont à reprendre dans le prochaines années. » L’activité principale d’Hectar est de mettre en lien des start-up de l’AgriTech et de la FoodTech avec des fonds d’investissements et des grands groupes. Cet incubateur, en partenariat avec l’école de commerce HEC, se donne pour objectif d’accompagner 80 start-up en deux ans. Depuis janvier 2022, une trentaine ont déjà été soutenues.
« Nous pouvons apporter une solution notamment par une approche globale, qu’on appelle la cobotique », assure Flore Lacrouts-Cazenave, co-fondatrice de ToutiTerre. Cette start-up élabore des machines connectées qui portent des humains et des outils pour faciliter certaines tâches agricoles telles que le désherbage ou le transport des récoltes. Le modèle haut de gamme, à 100 000 euros, peut être entièrement autonome, avec un système d’autoguidage et d’intelligence embarqué.
« La sur-utilisation de pesticides vient d’un problème majeur : les viticulteurs n’ont aucun moyen fiable de surveiller leurs vignobles, ils utilisent l’œil humain, qui a plein de défauts, affirme Alexandre Nedeltchev, co-fondateur de RGX-Systems. Notre vision est d’aider les viticulteurs à reprendre le contrôle de leur parcelle grâce à un outil qui permet de surveiller de manière fiable et exhaustive le vignoble ». Cet outil est... un réseau de caméras intelligentes !
Des serveurs à la place des cerveaux
Pour mener à bien cette transition numérique dans l’agriculture, Hectar propose également différents programmes comme la formation Tremplin, qui vise à accompagner des porteurs de projets agricoles en cinq semaines. Un collectif pour l’enseignement agricole public a organisé des manifestations en juin 2021 et mars 2022 pour dénoncer les intérêts privés qui soutiennent l’école, ainsi que le modèle d’agriculture connectée qu’elle promeut. « Il y a eu une incompréhension sur ce que faisait Hectar. On ne va pas apprendre aux étudiant·es à planter des radis ou traire une vache, mais à être entrepreneurs », précise Agathe Cros.
Parmi les autres programmes, Hectar s’est associé à 42, une école de codage également fondée par Xavier Niel, pour proposer une formation au développement de l’intelligence artificielle dans l’agriculture. Ce domaine représente un marché qui devrait valoir 2, 5 milliards de dollars d’ici 2025, d’après le site Research and Market. « On essaie de casser le modèle classique où un agriculteur se tue à la tâche pour gagner difficilement un SMIC », explique Agathe Cros. La transition numérique permettrait de rendre le travail agricole moins pénible et plus attractif. Pour assurer une « sécurité alimentaire » et préserver les ressources naturelles, les solutions sont toutes trouvées : collectes de données, objets connectés, capteurs, robots autonomes.
Dans une salle d’informatique flambant neuve, nous rencontrons deux apprentis codeurs qui viennent de terminer leur année de formation. « Nous travaillons sur un projet de surveillance des vaches dans les champs avec des caméras, pour compléter les capteurs, qui ne sont pas si efficients », explique Karim. Grâce à l’intelligence artificielle, le programme pourrait détecter des comportements inhabituels chez une vache et alerter l’éleveur via une application sur son smartphone. « Cette technologie permettrait de faire gagner du temps d’observation à l’éleveur chaque jour », assure le développeur.
« Mettre l’agriculture dans les mains de firmes »
En réduisant le temps d’observation, ces technologies favorisent l’agrandissement. Les exploitations ayant recours à technologies de pointe — autrement dit : l’agriculture de précision — sont en moyenne 20% plus grandes que les autres (2). La promesse du salut technologique, qui persiste depuis des décennies, a surtout conduit les agriculteur·ices à s’endetter et à disparaître. En quarante ans, la France a perdu plus de un million d’agricult·rices.
Ces technologies exigent des investissements souvent colossaux — entre 100 000 et 200 000 euros pour un tracteur connecté —, qui maintiennent les agricult·rices capti·ves du complexe agro-industriel et rendent la transmission à des jeunes repreneu·ses toujours plus difficile. Elles dépossèdent les paysan·nes de leurs savoirs, fondés sur l’observation et l’intuition, en les rendant capti·ves d’outils qu’iels ne maîtrisent pas. Si les agricult·rices n’en tirent aucun bénéfice, voire subissent des impacts négatifs au long terme, la collecte de données vient en revanche nourrir les plateformes de collecte de méga données numériques.
« Ce n’est pas viable écologiquement, alerte Vincent Paltera, agriculteur en polyculture élevage, engagé à la Confédération paysanne. Plus un objet est technologique, connecté, plus son bilan carbone est catastrophique », sans même parler de l’extraction de métaux rares dont il dépend… « Ils vont profiter de la chute de la démographie agricole pour industrialiser réellement l’agriculture, c’est-à-dire la mettre dans les mains de firmes. Seul le retour à une échelle humaine permet de démantèlement de ce système. La vraie révolution agricole, c’est d’installer un million de paysan·nes dans les dix prochaines années ! »
Pour aller plus loin :
Observations sur les technologies agricoles, L’Atelier paysan, La Petite Bibliothèque paysanne, 2021
Notes :
(1) Le conseil régional d’Île-de-France a attribué une subvention de 200 000 euros à l’école en novembre 2020.
(2) Accompagnement de start-up.
(3) Collaboration entre l’humain et le robot.
(4) Le Basic, Numérisation du monde agricole, novembre 2021