Les années qui suivent, elle est toujours là, et des conflits surgissent avec les riverain·es sur des questions sanitaires et écologiques. Et si le ravageur n’était pas le seul responsable dans cette histoire ?
De la polyculture de subsistance à la monoculture de production
Un peu d’histoire s’impose. Le développement rapide d’une filière spécifique autour de l’exportation en direction des États-Unis débouche, en 1938, sur la première Appellation d’origine contrôlée (AOC) fruitière. Au sortir de la guerre, un processus de recomposition de la noyeraie se met en place. Il s’agit d’augmenter la productivité par la mécanisation de l’exploitation et le passage de la polyculture à une monoculture, le tout nécessitant le recours massif aux traitements (1).
La mouche du brou, nouvelle menace des noyeraies
La mouche du brou, qui arrive en 2007 sur les noyeraies iséroises, peut causer, selon Atmo AuRA, jusqu’à 80 % de pertes de récolte. Une menace nouvelle qui incite rapidement l’Organisation européenne de protection des plantes (OEPP) à la qualifier « organisme de quarantaine ». La mouche est désormais qualifiée de nuisible mettant en danger l’économie locale et nécessitant une lutte officielle et obligatoire visant à son éradication.
Énoncée dans un arrêté préfectoral, la lutte commence en 2009. Quand une alerte est déclenchée, un avis de traitement obligatoire est affiché en mairie, dans la commune en question. Ainsi, des pulvérisations de pesticides débutent dans toutes les noyeraies du secteur concerné par l’obligation, même dans celles peu ou pas impactées. Quatre produits phytosanitaires sont autorisés : en agriculture biologique, Syneïs Appât et Success4, en conventionnel, Imidan et Calypso. Ce dernier, un néonicotinoïde, moins cher et efficace, sera le plus utilisé par les nucicult·rices.
La lutte obligatoire : de l’imposition à « l’aberration »
Même s’il faut agir rapidement pour limiter les dégâts, beaucoup de nucicult·rices vivent mal le fait d’avoir à traiter leurs cultures quand elles sont épargnées. « En ce sens, la lutte obligatoire était une aberration. Quant à l’éradication totale, elle était illusoire, la mouche était déjà installée dans diverses zones du territoire. Dès 2008, les organisations professionnelles agricoles ont voulu sortir de cette situation. D’autant plus qu’elle était en contradiction avec l’agriculture raisonnée pratiquée par la filière depuis les années 1990 », admet Ghislain Bouvet, conseiller en nuciculture à la Chambre d’agriculture de l’Isère. Selon lui, il fallait bien évidemment lutter pour sauver les cultures, mais pas de cette manière-là.
En 2013, l’Agence nationale de sécurité sanitaire et de l’alimentaire (Anses) sort la mouche du brou du statut d’organisme de quarantaine et l’arrêté de lutte obligatoire prend fin. Aujourd’hui, la mouche est toujours là. Les product·rices continuent de traiter, mais surveillent eux·elles-mêmes leurs noyeraies et décident de leurs interventions.
Même si dès 2016 la mouche devient moins invasive, cet épisode laisse des traces et met durablement le feu aux poudres avec les riverain·es. Ghislain Bouvet parle d’une double peine : « Les nuciculteurs ont été obligés de traiter, et en plus les citoyens vont les dénoncer parce qu’ils traitent... » Il pointe de gros problèmes de communication. À l’époque, mis à part l’affichage en mairie, les riverain·es ne sont au courant de la situation qu’à la vue des nuages de pesticides.
Les questions non posées aux nuages de pesticides
Ce sont notamment ces nuages qui, en 2012, engendrent plusieurs plaintes et décident l’Agence régionale de la santé (ARS) d’AuRA (Auvergne Rhône-Alpes) à demander à Atmo AuRA – à l’époque Air Rhône Alpes – de réaliser une étude sur la dispersion des pesticides dans l’air. Le rapport se limite à l’analyse des trois molécules actives imposées par l’obligation de traitement (2) : thiaclopride, phosmet et spinosad. Le rapport avance des concentrations de pesticides faibles et ne fait aucun bruit à sa sortie (3).
Mais ces analyses peuvent-elles vraiment répondre aux enjeux écologiques et sanitaires soulevés par les plaintes des riverain·es ? Ainsi, les sols et l’eau n’ont pas été analysés alors même que certains produits sont peu volatiles et persistants. De plus, seules les substances actives sont prises en compte, excluant les adjuvants, molécules ajoutées à la substance active qui en modifient les propriétés et composent le produit commercialisé.
Une charte de bon voisinage pour tenter de cohabiter
Sylvia Vieuguet habite à Vinay depuis 2006, au cœur des noyeraies. « C’est en septembre 2017 qu’on a commencé, entre voisins, à partager nos inquiétudes, liées aux pulvérisations de produits phytosanitaires autour de nos habitations », raconte-t-elle. Plus tard, ces riverain·es inquièt·es se regroupent en association, sous le nom de Noix nature santé. Leur volonté : avoir un débat constructif avec le monde nucicole. Cela se concrétise notamment à Vinay en 2018 avec la charte de bon voisinage. Les parties prenantes espèrent apaiser les tensions dans une zone où elles se cristallisent : le Sud-Grésivaudan et ses quarante communes, qui représente les deux tiers de la production de noix du Sud-Est.
De nombreu·ses act·rices se retrouvent autour de la table (4). Après dix mois de discussion, la charte est signée en décembre 2019. Les riverain·es s’engagent à respecter le travail nucicole. Les nuciculteur·ices s’engagent, en retour, à ne traiter les 50 premiers mètres de leur verger autour des lieux habités qu’avec des produits autorisés par le label Agriculture biologique (AB) et à ne rien pulvériser sur la première rangée. Dans cette charte, rien de coercitif, et en 2021 les conflits ne semblent pas totalement enterrés.
Faire autrement ?
Dès l’arrivée de la mouche du brou, la SENuRA fait des recherches pour développer des alternatives aux pesticides utilisés. « Si nous comprenons mieux l’environnement de la mouche du brou, nous pourrons la perturber dans ses habitudes, son alimentation et sa reproduction. Cela permettrait d’opter pour une solution plus spécifique au ravageur et donc moins nocive au niveau global », commente Agnès Verhaeghe, responsable technique à la station. La SENuRA continue aussi de faire des tests sur l’efficacité d’autres produits (confidentiels) et prévoit ainsi le remplacement de ceux qui viendraient à être interdits.
Cependant, ces projets ne semblent pas avoir pour intention de s’éloigner de l’agriculture intensive productiviste, ce modèle qui cherche à maximiser sa production et à augmenter ses rendements à l’aide de machines, de technologies et de produits industriels. Ainsi, il ne s’agirait pas ici de faire autrement mais plutôt d’une fuite en avant alors que, selon Vincent Bretagnolle, écologue au Centre national de recherche scientifique (CNRS) « c’est le modèle entier qu’il faut changer, et on ne pourra pas le faire sans les agriculteurs. » (5).
Et sur le terrain, il y a celles et ceux qui s’organisent pour essayer de transformer leur modèle de production. La filière observe ces dernières années une forte conversion des nuciculteur·ices en agriculture biologique dans la vallée. Reste que la transition peut être limitée par des difficultés matérielles, économiques mais aussi géographiques et que malgré les conversions, les questions sanitaires restent en suspens.
Questions sanitaires des produits autorisés
Quels insecticides ont été effectivement utilisés dans les noyeraies de la région durant l’obligation de traitement ?
Le thiaclopride était le plus utilisé. Qualifié de perturbateur endocrinien potentiel par l’Anses, et très nocif pour les pollinisateurs, il s’agit d’un insecticide organochloré de la classe des néonicotinoïdes. À l’instar d’autres produits similaires, il est interdit en France depuis 2018. En deuxième position figure le phosmet. Toujours autorisé, il semble pourtant être en sursis. Les product·rices certifié·es AB ont dû se rabattre sur la seule des trois substances autorisées, qui fut opportunément homologuée en bio la même année : le spinosad. Cet insecticide, en plus d’être « controversé » et cinq à dix fois plus cher que les autres selon Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF), agit comme une neurotoxine (6).
Chose curieuse, le deuxième rapport d’Atmo constate que le lindane (7) est dans les trois substances les plus fréquemment quantifiées. Sauf que le lindane, cancérogène, reprotoxique et perturbateur endocrinien, est interdit… depuis 1998. Cet exemple, parmi d’autres, illustre une « valse » aux pesticides qui ne doit pas faire oublier que bien qu’interdits et remplacés par d’autres, ils sont innombrables à persister dans l’environnement sans qu’on en réalise encore toutes les conséquences. Et rien ne permet d’affirmer – les néonicotinoïdes en sont un bon exemple – que les remplaçants seront moins nocifs. Cette situation pose la question fondamentale de la charge de la preuve : faut-il devoir prouver qu’un pesticide est dangereux pour le retirer du marché, ou devrait-on établir qu’un pesticide est inoffensif pour pouvoir le vendre ?
Le docteur Raoul Payan, chirurgien gynécologue à la retraite et spécialiste du cancer du sein, a observé pendant plus d’une décennie le développement de cancers agressifs chez des patientes qui venaient de la campagne. Avec le soutien de l’association Espoir Isère Cancer, il décide de constituer une tumorothèque, c’est-à-dire à prélever et conserver, pour chaque patiente, un morceau de tumeur et un morceau de tissu sain. Il découvre un index de prolifération anormalement élevé pour les patientes vivant à proximité des cultures de maïs et de noix. En 2018, il décide de transmettre ses travaux au docteur François Berger, du CHU de Grenoble, tout en alertant sur la situation dans les médias locaux.
Malgré ses efforts, son alerte semble n’avoir eu que peu d’écho. Quant aux recherches, aucune communication publique ne semble avoir été faite depuis. Contacté à plusieurs reprises, le CHU de Grenoble n’a pas souhaité répondre.
Finalement, à qui la faute ?
Pour Cyrille Fatoux, ingénieur agronome diplômé de l’Institut d’agronomie de Paris, la nuciculture, comme d’autres domaines agricoles, est dans une « impasse industrielle car la monoculture fragilise la biodiversité et dans une biodiversité morte, on ne cultive pas la vie ». À qui la faute ? Dans cette histoire, la mouche n’a fait que profiter des flux mondialisés pour venir s’installer en Europe dans des cultures fragilisées par la spécialisation et la perte de biodiversité. Les nucicult·rices alors ? Au-delà de leur marge de manœuvre souvent restreinte, c’est surtout à des choix sous contraintes – matérielles, financières et politiques – qu’ils et elles se trouvent confronté·es. Conflits et débats renvoient bien trop souvent dos-à-dos, de manière caricaturale et binaire, les « product·rices » et les « écolos », oubliant par-là les responsabilités des instances qui dictent le modèle agricole à suivre, imposent leurs lois, leurs intérêts et leurs produits industriels.
Notes :
(1) Edouard Lynch, La noix de Grenoble, Edition Libel, 2020.
(2) Commercialisés respectivement par Bayer SAS, propriétaire de Monsanto, Bast, plus grand groupe chimique au monde, et Corteva Agriscience, dont la maison mère est DowDupont.
(3) Une deuxième étude est engagée par Atmo en 2014. Même si la méthodologie est plus ambitieuse, les conclusions sont les mêmes.
(4) Noix nature santé, le Comité interprofessionnel de la Noix de Grenoble (CING), la Station d’expérimentation nucicole Rhône-Alpes (SENuRA), les coopératives SICA Noix et Coopenoix, le Département et la Chambre d’agriculture de l’Isère. Coopenoix retire sa signature de la charte de bon voisinage en février 2019, après que le Conseil d’administration l’ait dénoncée.
(5) Laure Cailloce, « Quand le productivisme nuit à l’agriculture », CNRS Le Journal [en ligne], 27-02-2018.
(6) AVSF, L’agroécologie pour sortir des pesticides, 2020, www.avsf.org. Il est classé H410 par l’Anses, c’est-à-dire classé comme toxique pour les organismes aquatiques et entraînant des effets néfastes à long terme.
(7) La contamination des sols par le lindane est nationale, et la situation est suffisamment grave pour que l’Anses, en juillet 2020, dans le cadre de la Campagne nationale exploratoire des pesticides (CNEP), le classe parmi les 32 substances observées dans l’environnement (quantifiée dans près de 80 % des échantillons analysés) les plus dangereuses et nécessitant des investigations approfondies.