Lorsqu’il nous est montré des images de migrant·es en France, il est extrêmement rare d’y voir une femme. L’archétype du migrant semble être un homme, alimentant ainsi les fantasmes xénophobes d’un pays envahi par une population menaçante, masculine, virile, violente, jeune. Pourtant, selon les chiffres de l’Organisation Internationale pour l’Immigration pour l’année 2021, les femmes représentent 54 % des migrant·es en Italie, environ 53 % au Portugal et plus de 51 % en France. Où sont les femmes migrantes ? Cette invisibilisation de la moitié de la population migrante est représentative de l’expérience spécifique des femmes qui migrent, qui vivent la trajectoire migratoire de manière très diversifiée mais bien différente des hommes.
La migration féminine vient nourrir une économie du care
Dans une conférence, Pinar Selek (1) et Priscilla Sauvregrain (2) (3), expliquent que, même si les femmes ont toujours migré, on assiste depuis les années 1990 à une féminisation symbolique (4) de la migration, qui va de pair avec une féminisation du monde du travail. Dans les sociétés occidentales, les populations sont vieillissantes et cela crée une forte demande dans les soins à la personne. Ce marché est très attractif pour les femmes qui souhaitent migrer, et certains pays du Sud global y voient également un débouché pour leur population. Par exemple, l’Etat philippin met en place des formations pour les femmes dans le domaine du care afin qu’elles migrent et gagnent des devises étrangères, renvoyées ensuite au pays. En France, plus de 15 % du personnel de la Fédération des Particuliers Employeurs (Fepem) sont des personnes étrangères. Aujourd’hui, l’organisme souhaite développer un pôle dédié à ces personnes, qui les aiderait dans leurs démarches administratives. Cette initiative est pensée pour renforcer l’attractivité de ce secteur, qui voit augmenter les départs à la retraite de ses employé·es français·es. Comme il y a un marché du care, il existe un marché de la migration. Les femmes qui migrent s’intègrent alors dans une économie à leur arrivée, économie qui s’appuie sur leurs expériences jugées maternelles, douces, attentives aux autres, et qui les maintient dans la précarité.
Faire le choix du départ
Au départ, ce sont majoritairement des femmes de classe moyenne qui migrent. S’il est difficile de l’envisager en les rencontrant, c’est parce que leur trajet et leur vie d’exilée les ont privées des signes distinctifs de leur statut antérieur, comme leurs bijoux. Travaillant en Occident dans le care, ces femmes vivent alors un déclassement social post-migratoire. Une des femmes rencontrées par Romane Frachon pour son podcast Femmes et Frontières (5) était par exemple nutritionniste au Cameroun avant de partir pour donner à son fils porteur de handicap de meilleurs soins, une autre travaillait dans une banque à Kaboul avant l’arrivée des Talibans, et ainsi de suite. De nombreuses femmes qui migrent décident de partir pour fuir des violences sexuelles ou patriarcales, comme des mutilations ou des mariages forcés. La chercheuse Camille Schmoll, qui a publié Les damnées de la mer (6), insiste sur le fait que ces femmes ne sont pas des victimes, mais bien des femmes fortes, actrices de leur migration, qui ont su traverser le monde et les épreuves de leur trajet. Les réduire au rôle de victimes leur ôte leur humanité et leur autonomie alors même que ces femmes sont parties pour s’émanciper.
Les violences systémiques de la migration
Conscientes de ce qui les attend, les femmes qui partent se préparent. Par exemple, certaines se font mettre des implants contraceptifs avant leur départ, afin de limiter le risque de grossesses issues de viols, qui semblent inévitables pendant leur périple. D’autres vont mettre de côté de l’argent pour payer un billet d’avion, ou des passeurs. Il n’existe pour le moment aucun chiffre sur les féminicides aux frontières ou sur les routes de la migration. Amnesty International estime qu’à la frontière mexico-étasunienne, environ 400 corps de femmes sont retrouvés brûlés, mutilés, nus, chaque année. Par ailleurs, même si elles ne représentent en moyenne que 20 % des passager·ères sur les bateaux tentant la traversée de la Méditerranée, elles sont majoritaires dans les victimes de naufrages, selon Alarmphone, un numéro d’urgence pour les migrant·es en mer. Savent-elles moins bien nager que les hommes ? Sont-elles installées dans les parties les plus à risque sur les bateaux ? Il n’est pas possible de le savoir, mais les chiffres suggèrent une différence dans les espérances de survie au cours du périple migratoire.
Arriver en France : l’importance de la sororité
Sur l’Ocean Viking, le bateau de SOS Méditerranée, des femmes sont toujours présentes au moment des sauvetages, pour assurer aux migrantes qu’elles ne vivront pas de nouvelles violences masculines. Sur le bateau, deux abris sont mis en place : un abri pour les hommes, et un abri pour les femmes et les enfants, dans lequel aucun homme n’est toléré. Il est essentiel pour l’association que les femmes puissent avoir un espace à soi, où elles peuvent se reposer, sans se soucier des hommes. Romane Frachon rapporte le témoignage d’une des équipières du bateau qui explique que dans cet abri, les femmes s’entraident, s’occupent des enfants d’autres femmes pour leur permettre de dormir, de reprendre des forces. De la même manière, la sage-femme du bateau est nécessairement une femme, pour gagner la confiance des femmes enceintes.
Être enceinte et migrante
En France, des initiatives pour l’accueil des femmes enceintes sont mises en place, mais sont insuffisantes, selon Priscilla Sauvegrain. L’Aide Médicale d’État est un dispositif qui permet la prise en charge totale de tous les soins des personnes étrangères résidant en France depuis plusieurs mois. Cette aide est très importante pour les grossesses des femmes migrantes, mais, en cas de fausse-couche, ou après l’accouchement, tout s’arrête. Certains hôpitaux acceptent de garder la mère jusqu’au 28e jour de son enfant, mais au-delà de cette date, la mère n’est plus accompagnée, et peut se retrouver dans la rue. Par ailleurs, des femmes enceintes peuvent être forcées à changer de logement de nombreuses fois pendant leur grossesse, ce qui implique une rupture de soins mais les isole également de tout lien social, essentiel pour s’entraider.
Des violences inattendues
Si les femmes qui migrent anticipent les violences sur le trajet migratoire, elles espèrent avoir une vie meilleure après. Leur arrivée à destination est cependant encore source de violences. Certaines femmes sont intégrées dans des réseaux de prostitution, afin de pouvoir survivre, d’autres peuvent faire face à des violences sexuelles ou à du chantage sexuel pour avoir accès à un logement. Enfin, les passages à l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) sont particulièrement rudes. En effet, une femme ayant quitté son pays car elle y était mutilée peut s’entendre dire que, maintenant qu’elle est mutilée, qu’a-t-elle à craindre là-bas ? Des femmes sont amenées à devoir prouver qu’elles étaient victimes de violences ou à expliquer comment elles ont tenté de lutter contre un mariage forcé, pour que ce mariage soit considéré comme forcé et non consenti. Comment prouver des violences dans le privé ? Comment ne pas rendre ces femmes victimes de la double peine : celle d’être victime et celle de devoir se battre pour être reconnue comme telle ? Certaines femmes font le choix de ne plus se tourner vers ces institutions, fatiguées de devoir prouver qu’elles sont des victimes.
Faire reconnaitre une expérience spécifique de la migration féminine
En juin 2021, une grande mobilisation « Toutes aux frontières » s’est tenue à Nice. Cet évènement a rassemblé différents collectifs militants et associations de l’Europe entière, qui luttent pour un meilleur accueil des femmes migrantes en Europe. À la suite de cette mobilisation, la pétition « Feminist Asylum », portée par 260 organisations de 18 pays européens, a été écrite et signée avant d’être présentée à l’Union européenne. Elle revendique « une reconnaissance effective des motifs d’asile propres aux femmes, aux filles et aux personnes LGBT+ ». Après cette première campagne, le mouvement ne compte pas s’arrêter, car il reste tant à faire.
Marche mondiale des Femmes, Grands-Pins 19, 2000 Neuchâtel, Suisse.
Feminist Asylum, https://feministasylum.org.
Camille Schmoll, Les damnées de la mer, femmes et frontières en Méditerranée, La Découverte, Paris, 2020, 248 p., 20€.
Chroniques à mer, podcast mensuel réalisé par le réseau Alarmphone, https://alarmphone.org/fr/chroniques-a-mer.
Des associations qui viennent en aide aux femmes migrantes
AMATRAMI (Association Meusienne d’Accueil des Trajets de vie des Migrants), 1 place Payot, 55 300 Saint-Michel, tél. : 03 54 38 91 50, amatrami.wordpress.com. Activités spécifiques pour les femmes.
Association Habitat et Citoyenneté, 28 rue Dabray, 06 000 Nice, tél. : 09 53 14 66 86, www.habitatetcitoyennete.fr.
SOLIPAM (Solidarité Paris Maman), 52 rue Richer, 75 009 Paris, tél. : 01 48 24 16 28, solipam.fr. Réseau de santé en périnatalité pour les femmes enceintes en situation de grande précarité en Ile-de-France
SOS Méditerranée, 93 La Canebière, 13001 Marseille, sosmediterranee.fr.
(1) Activiste, sociologue et écrivaine originaire de Turquie aujourd’hui exilée et naturalisée française, Pinar Selek a fui son pays où elle risquait la prison à perpétuité. Elle enseigne les sciences politiques à l’université Nice-Sophia-Antipolis.
(2) Sage-femme à la maternité de la Pitié-Salpêtrière à Paris, Priscilla Sauvegrain est également chercheuse en santé publique pour l’Inserm. Ses recherches sociologiques s’intéressent à l’accompagnement des femmes enceintes migrantes.
(3) Conférence donnée au Musée des Confluences, à Lyon, le 16 octobre 2021, intitulée « Celles qui partent ».
(4) On parle de « féminisation symbolique de la migration » car, même si les femmes ont toujours migré, il y a, depuis les années 1990 un renouveau de l’immigration féminine, qui s’intègre dans le marché du travail du care.
(5) Femmes et Frontières, un podcast de Romane Frachon, Europod. 6 épisodes. 2021.
(6) Camille Schmoll, Les damnées de la mer, femmes et frontières en Méditerranée, La Découverte, Paris, 2020, 248 p.
Les personnes LGBT+ (1) peuvent cumuler différentes discriminations dans leur pays d’origine : sexisme, homophobie, transphobie. L’impossibilité de vivre son homosexualité sans craindre de se faire agresser, les meurtres ou disparitions de personnes transgenres, les thérapies de conversion, autant de raisons pour ces personnes de prendre le chemin de la migration.
Pendant leur trajet, les personnes peuvent faire le choix de se soumettre au principe d’« hétéro-circulation », qui sous-entend qu’il est plus simple pour les personnes hétérosexuelles de traverser les frontières. C’est ainsi que des personnes homosexuelles forment des couples hétérosexuels fictifs sur le trajet, des femmes lesbiennes peuvent tomber enceintes, etc. Par ailleurs, le passage des frontières est un moment difficile pour les personnes transgenres. Certaines font le choix de gommer le genre dans lequel elles se reconnaissent et s’habillent dans le genre qui leur a été assigné à la naissance. Au contraire, d’autres accentuent leur transidentité, pensant, souvent à tort, que les personnes transgenres sont davantage protégées en Europe et que leur statut les aidera pour franchir la frontière.
Enfin, arrivé·es en France, leur situation est souvent très précaire. Rares sont les employeur·ses qui acceptent des personnes « trans-migrantes », ce qui force nombre d’entre elles à se tourner vers l’économie illégale, nocturne, comme la prostitution ou le travail du sexe. Les rendez-vous avec l’OFPRA sont également éprouvants : il est parfois demandé aux personnes homosexuelles de prouver leur homosexualité. Depuis la loi Asile et Immigration de 2018, être ressortissant·e d’un pays établi comme « sûr » par l’OFPRA ôte à la personne toute possibilité de voir sa situation régularisée. Pourtant, cette liste est largement contestée par des associations militantes LGBT+ car elle omet d’inclure les discriminations du fait de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre.
(1) Lesbiennes, gays, bi, trans et autres. Cet acronyme désigne la variété des genres et des orientations sexuelles.
Associations qui viennent en aide aux personnes LGBT+ migrantes
ARDHIS (Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour), 18 rue Henri Chevreau, 75020 Paris, ardhis.org.
BAAM, Pôle LGBTI, 8 rue Duchefdelaville, 75013 Paris, baamasso.org. Pôle LGBT+ du BAAM, association d’accueil de migrant·es
2MSG (Migrations, Minorités Sexuelles et de Genre), Centre LGBTI, 19 rue des Capucins, 69001 Lyon, asso2msg.org.
Acceptess-T, 88 rue Philippe de Girard, 75018 Paris, www.acceptess-t.com. Groupe d’action de lutte contre la précarité des personnes transgenres.
Grisélidis, 10 chemin de Lapujade, 31 200 Toulouse, www.griselidis.com. Association de santé communautaire par et pour les travailleur·ses du sexe.
SHAMS France, Centre LGBT Île-de-France, 63 rue Beaubourg, 75 003 Paris, shams-france.org. Association qui vient en aide aux personnes LGBT+ avec des origines maghrébines ou moyen-orientales
Famille au grand cœur, 17 rue Boussairolles, 34 000 Montpellier, asso-fagc.fr. Accueil, accompagnement et familles d’accueil pour des jeunes majeurs LGBT+, demandeur·ses d’asile et réfugié·es.