Au cours de l’année 2020, nous avons recensé des mobilisations ayant donné lieu à des abandons de projet, des suspensions de travaux, le démantèlement d’équipements ou la création de projet alternatifs. Ces résultats peuvent être vus comme autant de victoires du mouvement écologiste. Même si nous aurons l’occasion de modérer ce triomphalisme plus loin dans le numéro…
Des luttes de dix, vingt, trente ans qui aboutissent enfin
Grâce à l’étude de la presse, des archives personnelles, des recherches sur internet, des échanges avec des associations et la mémoire de Michel Bernard, cofondateur et salarié pendant trente ans de Silence, nous avons trouvé au moins 180 victoires de ce type depuis les années 1970 (1). Certaines contestations ont commencé bien plus tôt. C’est le cas de la construction d’un boulevard périphérique qui doit faire le tour de la ville de Lyon, dont les travaux commencent en 1931 et, dont l’abandon du tronçon ouest est entériné seulement en juin 2020. Le coût du projet, le changement de majorité politique de la Métropole et surtout les arguments qui pointent le fait que la ville investit dans un projet tout autoroutier au lieu de privilégier les mobilités douces a fait reculer le pouvoir.
Les mobilisations peuvent donc être très longues avant d’arriver à leurs fins. Plus de trente ans ont été nécessaires pour annuler le projet de grand canal Rhin-Rhône dans le Doubs. Le CLAC, Comité de liaison pour des alternatives aux canaux interbassins naît en 1975. Il conteste la liaison Saône-Rhin : le dénivelé important nécessite de très nombreuses écluses, ce qui ralentit le trafic et laisse penser que celui-ci restera marginal. L’élargissement du Doubs y détruira toute vie fluviale. La bonne solution est le rail. En 1992, le projet est abandonné une première fois. Il refait surface en 1995 pour être de nouveau abandonné en 1997 sous la pression de Dominique Voynet, ministre de l’Environnement et élue à Dole. Cette fois définitivement. Trente années de luttes, avec un écho cette fois national, ont été nécessaires pour éviter la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes dont le projet a été conçu en 1965.
La lutte contre des autoroutes (A45, A831), des barrages (Sivens) ou des centrales nucléaires (Carnet, Superphénix) prend souvent aussi plus de vingt ans avant la victoire. Malgré l’ampleur des projets, la victoire est parfois obtenue plus rapidement. En 1975, la construction de quatre réacteurs nucléaires est prévue à la Pointe du Raz dans le Finistère. Commence la célèbre lutte de Plogoff. Dès le 8 juin 1975, des barrages sont installés pour empêcher les sondages. Pour compliquer les futures expropriations, des installations sont mises en place : installation d’une bergerie sur le site en mai 1979, création d’un GFA (Groupement foncier agricole permettant l’achat collectif de terres).
Les moments d’enquête publique peuvent être des occasions de mobilisations importantes, pour dénoncer la mascarade de consultation. À Plogoff, dès le premier jour de l’enquête en janvier 1980, les dossiers sont brûlés par des élus. S’en suivent d’immenses manifestations dans ce territoire rural (24 mai 1980 : 100 à 150 000 manifestant·es venu·es de toute la Bretagne voire de toute la France). Cinq ans après le début de la mobilisation, le 3 juin 1981, le Conseil des ministres annonce l’arrêt du projet en même temps que l’arrêt du projet du Larzac.
Raconter des victoires moins connues que le Larzac ou Notre-Dame-des-Landes
L’aura de luttes comme le Larzac ou Notre-Dame-des-Landes ne doit pas cacher toutes les victoires gagnées mais beaucoup moins relayées médiatiquement et politiquement. Au cours de l’année 1990, par exemple, les luttes entraînent l’abandon de 8 projets :
• deux barrages : l’un à Loyette dans l’Ain est remplacé par le classement de 670 hectares en espaces protégés, l’autre sur la Bez, un ruisseau qui se jette dans la Drôme (un projet soutenu par la FNSEA) ;
• la construction de trois centres touristiques (un village vacances dans le Haut-Rhin qui empiète sur le site patrimonial de Braunkop, un autre sur le site de la Dent de Rez en Ardèche, et un méga centre touristique dans les gorges du Verdon porté par un promoteur allemand) et d’une station de ski dans les Vosges (à seulement 1 000 m d’altitude) qui menace des tourbières à Rouge-Feigne ;
• un projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans les Deux-Sèvres (la population se mobilise avec des actions d’ampleur : des centaines de personnes déposent 50 tonnes de granit devant les bureaux de l’Andra en août 1987) ;
• un projet de stockage de déchets ultimes, présenté par des compagnies pétrolières dans les anciennes cavités d’exploitation du sel du sous-sol de la région de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence).
Stratégie d’un mouvement social décentralisé
Les années 1990-2020 sont des décennies marquées par les luttes contre les GPII, les grands projets inutiles et imposés, dans toute l’Europe (le mouvement italien Notav naît en 1989 pour s’opposer à la ligne ferroviaire Lyon-Turin) et au-delà (2). Des Zones à Défendre (ZAD) se constituent pour entraver la réalisation d’un projet (avec des occupations mais aussi le contrôle des passages et des fermetures du territoire), dans la lignée des occupations historiques de sites menacés (Loire, Larzac, etc.). Les occupations sont particulièrement structurantes pour les luttes en imposant un rapport de force souvent victorieux. Des ZAD ont éclos dans tous les coins de la métropole et persistent aujourd’hui (comme la « zone à patate » au Pertuis dans le Vaucluse qui lutte contre l’extension d’un centre commercial sur des terres agricoles fertiles).
Cette approche locale se renforce avec plusieurs mouvements de mise en lien des luttes et de coopération entre les territoires opposés à des projets néfastes, injustes et polluants. C’est le cas du réseau des Soulèvements de la Terre et de la plateforme numérique Terres de Lutte (4). Sa cofondatrice, Chloé Gerbier, explique à l’occasion de la mobilisation du 26 avril 2022 juste après la réélection d’Emmanuel Macron, la nécessité de ne pas lutter à l’échelle institutionnelle : « Le ministère de l’environnement n’a rien fait des cinq dernières années, il ne fera rien de plus de ce quinquennat. Donc on va se débrouiller, intensifions les résistances locales, reprenons les terres ! » (extrait Twitter). D’autres insistent sur l’importance d’avoir des relais au sein des institutions (parlement, parlement européen, etc.).
S’appuyer sur des préoccupations environnementales locales permet de développer une critique large de la société en vue d’un changement social. Lutter contre un barrage, un camp militaire, un aéroport, un entrepôt Amazon ou une centrale nucléaire permet de contrer des politiques publiques nationales et contre des multinationales « et leur monde », pour reprendre la célèbre formule.
Chaque terre préservée est un succès !
Les luttes ont lieu partout sur le territoire et des victoires recensées se retrouvent dans 90 départements sur 100. Certaines zones sont particulièrement propices au refus d’aménagement, principalement les régions de montagne (refus des stations de ski, de complexes touristiques et autres) et les littoraux. Un souci esthétique et patrimonial a en effet habité pendant longtemps les luttes écolo et a orienté une législation favorable à la préservation de ces régions. Mais, la lutte cruciale contre la bétonisation impose de préserver toutes les terres naturelles, en zone périurbaine ou ailleurs et quelle que soit leur taille ! Des victoires existent à toute échelle, sur moins d’un hectare (pour préserver une source, un alignement d’arbres), sur quelques hectares pour préserver un géotope (une tourbière, un lac), jusqu’à quelques km² (une forêt, un vieux quartier) voire tout un géosystème de plusieurs centaines de km² (une vallée, un parc naturel, le tracé d’une autoroute).
Les infrastructures abandonnées sont principalement portées par des entreprises (plus de 60 cas sur les 180 recensés) mais aussi par des alliances public/privé, par l’État ou par des pouvoirs locaux qui ont compétence en matière d’urbanisme. Le capitalisme prend alors corps chez des élus locaux, souvent prompts à lancer la construction d’une nouvelle route ou d’un aéroport.
Ces luttes territoriales ont réussi à se débarrasser principalement de projets touristiques (voir l’article dédié). Des aménagements liés à l’énergie (nucléaire, barrage), aux matières premières, à la gestion des déchets ou aux surfaces commerciales (extension de parkings, de centres commerciaux ou plus récemment d’entrepôts Amazon) ont également été évités. À partir des années 2000, les victoires se multiplient contre les projets agricoles intensifs et donnent lieu à l’interdiction de l’usine des mille vaches (Somme), de l’extension d’un élevage de 7 000 à 12 000 cochons en Gironde (en 2016), d’une usine à poulets (Yonne, en 2018) ou d’une porcherie industrielle (Hautes-Pyrénées, 2020).
Faire basculer le système ?
Recours juridiques, élections, positions d’élu·es, soutien de juristes ou d’ONG nationales, médiatisation intense, pétitions, manifs, actions de désobéissance, opposition dans l’enquête publique, engagement de scientifiques ou de personnalités, occupations,... (3) les victoires recensées montrent que la mobilisation doit porter sur de multiples fronts pour être victorieuse. Certaines victoires se passent loin des radars médiatiques même si la presse indépendante est souvent un relais essentiel pour dynamiser les mouvements à l’échelon local (comme le journal du Royans l’Effeuillé qui a relayé la lutte contre la carrière du Mont Vanille, voir article p.36) ou national (Reporterre, Basta, CQFD, etc.) (4). Des médias sont créés à l’occasion de ces luttes pour se réapproprier le contrôle de l’information, en ligne (le siteweb zadnadir a été un outil d’organisation essentiel à Notre-Dame-des-Landes), ou en papier (les associations de défense des sites et des paysages ont eu leurs propres périodiques, par exemple La revue du Touring Club de France - en 1891 -, ainsi que la lutte contre la centrale nucléaire Superphenix ou plus récemment la revue De Tout bois créée à l’occasion de la lutte contre le Center Parcs de Roybon).
Des victoires incomplètes
Qui dit qu’il y a victoire ? Qui gagne (quoi ?), qui perd (quoi) ? Toute victoire n’est-elle pas, par principe, partielle ? Il est rare que les militant·es se réjouissent longtemps d’un abandon de projet tant la destruction des espaces naturels s’intensifie et les projets nocifs foisonnent. Un projet alternatif est assez rarement mis en place (seule une trentaine de cas recensés) et le système capitalistique prédateur se perpétue.
Dans un numéro sur les grands projets inutiles et imposés (n°413, juin 2013), Silence avait listé une centaine de luttes en cours. Force est de constater que huit ans plus tard, beaucoup de ces luttes ont été perdues, que certaines sont encore en cours… et qu’il n’y a que de rares victoires. Même lorsque l’on n’arrive pas à bloquer un projet destructeur, une lutte n’est jamais totalement perdue. Cela permet à des réseaux de se constituer (5), de faire progresser les consciences ou d’organiser de nouveaux champs.
Il faut toutefois éviter de relire ces victoires uniquement comme des oppositions d’habitant·es résistant·es contre de grosses entreprises. La réalité est souvent plus complexe, les projets peuvent être soutenus dans les territoires pour leur potentiel en termes d’emploi, d’attractivité etc. En outre, refuser un projet parce qu’il se trouve à proximité de son lieu de résidence peut conduire à un effet NIMBY « not in my backyard » (« pas dans mon jardin ») et ne rien régler in fine. L’entrepôt Amazon qui ne s’est pas construit en Alsace s’est en fait déplacé de l’autre côté du Rhin. Pareil pour les surf parks annulés en France qui se trouvent en projet maintenant sur les littoraux espagnols. Il est donc nécessaire de se réjouir de nos victoires mais aussi d’articuler les pensées et les échelles de notre agir politique.
Gaëlle Ronsin
Aller plus loin
Une histoire des luttes pour l’environnement. XVIIIe - XXe : trois siècles de débats et de combats, d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon, Textuel, septembre 2021, 304 p.
Valérie Chansigaud, Les combats pour la nature, de la protection de la nature au progrès social, Buchet-Chastel, Libella, 2018, 256 p.
Carte de Reporterre contre les grands projets inutiles : https://reporterre.net/La-carte-des-luttes-contre-les-grands-projets-inutiles
Réseau d’outils de la plateforme Luttes locales : http://luttes-locales.fr/
Notes :
(1) Ce recensement est bien sûr loin d’être exhaustif. Vue notre situation géographique (Lyon), nous avons sûrement recensé plus de victoires dans notre région qu’ailleurs.
(2) Le vocable des GPII a été forgé lors du Forum social mondial de Tunis en 2013.
(3) La politisation de l’information dans les années 1970 favorise un journalisme écologique avec la création de titres de presse dédiés : le Sauvage, la Gueule Ouverte etc. et d’un réseau de radios pirates vertes, comme Radio verte Fessenheim.
(4) Terres de luttes est une association qui souhaite mettre en lien et dynamiser les luttes en proposant des outils et formations.
(5) Les collectifs semblent composés de classes moyennes, culturelles ou occupant des postes d’encadrement. Les classes populaires, représentées, restent minoritaires. Voir l’analyse produite par Kevin Vachet sur les militant·es contre les GPI, en ligne : https://terresdeluttes.fr, Les Davids s’organisent contre Goliath.
L’historien Stéphane Frioux a exploré les archives laissées par une mobilisation d’habitant·es, encadrée et relayée par des élu·es loca·les, contre un projet de raffinerie en région lyonnaise. Un habitant d’un gros bourg écrit en 1971 au ministre dédié pour la première fois dans l’histoire à la protection de la nature et de l’environnement pour lancer un SOS : « à lire la presse, et même écouter la radio, il serait question d’installer une raffinerie de pétrole, à quelques centaines de mètres de Belleville-sur-Saône ; si ce projet voyait le jour, je suis certain que les répercussions seraient très rapidement une catastrophe pour la région ». Le ministère diligente une enquête par la Préfecture. Le tout premier numéro du mensuel écolo La Gueule Ouverte (l’équipe habite en Rhône-Alpes) dédie un article à critique de ce projet, en lien avec les contestations nucléaires et militaires du moment (contre le Bugey, Fessenheim ou le Larzac).
L’historien montre comment cette mobilisation, régionale et nationale, contraste « avec le calme relatif qui avait accompagné l’installation de la raffinerie de Feyzin, à dix kilomètres au sud de Lyon, à partir de 1962 ». La raffinerie poursuit un projet « d’industrialisation décentralisée », conduit par l’État en sacrifiant des pans de territoire à des besoins et enjeux nationaux. À l’inverse, les habitant·es se mobilisent pour la défense d’un cadre de vie. À cette époque, la croissance économique est rarement remise en cause en elle-même, mais « c’est la défense de la vocation agricole ou du potentiel touristique et récréatif du territoire qui motive les arguments contre la raffinerie », avec des positions parfois différentes selon les collectifs. Après un refus des viticulteurs du Beaujolais (Rhône), le projet cherche un lieu sur le plateau agricole de la Dombes. Un comité de défense de la Dombes voit le jour, en mai 1971, demandant le respect du schéma d’aménagement de la métropole de Lyon : la Dombes est classée zone rurale verte et protégée. La situation en reste là à l’été 1972. Pour Stéphane Frioux, « la remontée de l’affaire au plus haut niveau de l’État avait rendu le projet vulnérable, dépendant des aléas de la politique nationale. Et la raffinerie disparaît discrètement de l’horizon lyonnais. Les infrastructures pétrolières se développent sur le littoral : Mardyck, près de Dunkerque, est la dernière à être ouverte en France en 1974 ».
Source : Frioux Stéphane, « Pas d’essence dans nos salades ! La »raffinerie baladeuse« de la région lyonnaise (1970-1973) », Le Mouvement Social, 2018 (n° 262), p. 37-54.
Dans la majorité des victoires recensées, la mobilisation se déplace au tribunal. Ce mode d’action est considéré comme « crucial » même s’il est très chronophage et coûteux. Les militant·es identifient préalablement la décision administrative à attaquer : un permis de construire, un classement au titre d’espèces protégées ou du territoire en réserve ou parc naturel, un plan local d’urbanisme, une déclaration d’utilité publique etc. Le recours administratif est gratuit mais ne suffit souvent pas à annuler un projet. Il faut alors lancer un recours contentieux, mais qui demande d’être constitué comme « personne ayant intérêt à agir » (être une association locale, un riverain, etc.). Dans une cinquantaine de cas recensés par Silence, c’est bien l’illégalité du projet qui permet d’obtenir la victoire. Au moins 8 luttes (construction d’autoroutes, de port, de centre commercial, d’écoquartier à Besançon, etc.) ont nécessité de porter la procédure jusqu’au conseil d’État pour obtenir l’abandon.
Par ces recours, les militant·es se plongent dans les études d’impact, les textes de loi et autres rapports scientifiques, et, comme l’explique Kevin Vachet (5), développent une réelle expertise citoyenne sur leur sujet et peuvent ensuite proposer des projets alternatifs. Les tribunaux peuvent également être une tribune politique pour certains collectifs qui en ont les moyens.
De nombreuses victoires ont été remportées contre l’extractivisme depuis les années 1970. Au moins 18 mines, carrières ou raffineries ont pu être évitées. Par exemple dans le Pas-de-Calais dans les années 1970 les dunes de la Slack ont été achetées par une entreprise de carrière Magnésie et Dolomies de France qui veut exploiter le sable puis vendre les terrains aplanis à un promoteur. En 1971, Les Amis du Fort d’Ambleteuse et Nord-Nature lancent une pétition demandant le classement des dunes. 2 500 signatures sont collectées. Alors que l’exploitation du sable commence, la procédure de protection est lancée. Ce classement est promulgué le 23 novembre 1973. Malgré cela, l’extraction du sable s’est poursuivie dans l’illégalité jusqu’en 1977, date à laquelle le Conservatoire du littoral, créé en 1975, a racheté les terrains.
Voir aussi le documentaire Mine de rien, Mediacoop, 2017 : Les habitant·es de Salau, petit village ariégeois, se livrent une guerre impitoyable concernant l’éventuelle réouverture d’une mine de tungstène sur la commune.