Dossier Aménagement du territoire Environnement

Contre l’A45 : souvenirs, amitiés et carnaval

Gaëlle Ronsin

2016 avait été riche de rencontres et d’activités de lutte à Saint-Étienne, notamment avec les Nuits Debout contre la Loi Travail. « J’ai fait un plongeon dans le grand bain du mouvement social. C’était un foisonnement de rencontres, de moments collectifs et d’élaboration de positions politiques sur plein de choses » raconte Yo. C’est à cette époque que naît le journal d’enquête critique stéphanois Couac qui publie plusieurs numéros par an. En 2017, le projet d’autoroute A45 menace de prendre un coup d’accélérateur. Le maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau, Laurent Wauquiez le président de la Région et la présidente du Département se mettent d’accord pour boucler le financement du chantier.

Quand les militant·es des villes luttent pour le rural

Justine, Yo et Ben racontent : « On a commencé à se mettre un coup de fouet sur Sainté [Saint-Étienne]. Il y a eu des rassemblements publics des vieux opposants historiques, venus des Coteaux du Lyonnais, des Coteaux du Jarez, des paysans, mobilisés depuis les années 1990. C’était une rencontre rats des villes, rats des champs. Dans les champs ils avaient 20 ans de plus que nous. Ils faisaient un bulletin mensuel très documenté, faisaient un travail de fond (sur le tracé, les cours d’eau, etc.) et étaient présents sur le terrain. Il y a eu de nombreux rassemblements, dont celui ’Mettre un carton rouge à l’A45’, ils étaient tous venus avec des cartons rouges sur la place Jean Jaurès ! Mais les anciens de la campagne s’étaient bouffé du recours juridique et ça n’avait pas marché. Leur mouvement arrivait un peu à bout de souffle. Nous, on arrivait avec notre côté anar, anti-institutionnel, à dire ’le juridique on s’en fout’. Malgré l’arrogance que cela reflète, on était là pour imposer un rapport de force politique ».
Des militant·es sur Sainté lancent une assemblée de lutte stéphanoise autour de l’A45 pour penser depuis la ville la question d’une autoroute. « Qu’est ce qu’on aime à Sainté qui va être bousculé par cette route ? Quel monde derrière la construction d’une telle infrastructure ? » rappelle Yo. Ben ajoute : « Je suis originaire de la région et l’idée de l’A45 c’était un tel serpent de mer qu’on ne s’en préoccupait pas au quotidien. Mais j’ai vu que cela menaçait notre grande métropole populaire et notre mode de vie. Alors on a essayé d’avoir une gamberge urbaine spécifique contre l’autoroute, c’est la manière dont je me suis impliqué. Notre dernière inspiration était internationale, je rentrais du Kurdistan et d’Anatolie où j’avais participé à une caravane contre les barrages sur tous les affluents de la mer Noire. J’étais aussi hyper proche du mouvement squat à Lyon ».
Enfin, c’est l’époque des ZAD, un imaginaire qui infuse toutes les luttes. « C’était un moteur pour que les gens dans l’écologie radicale se saisissent des luttes territoriales, être vigilant chez soi et saisir la politique par ce bout-là. Un collectif de soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avait été créé à Saint Etienne en 2012/2013 lors des premières expulsions et les personnes impliquées se retrouvaient tou·tes aux assemblées de lutte. Les infos et les rencards contre l’A45 ont longtemps passé par une liste email Notre-Dame-des-Landes d’ailleurs ! » rappelle Justine. Elle poursuit : « La cohabitation fonctionnait bien entre des cultures zadistes, des cultures prolétariennes stéphanoises, etc. »

Marche, coalition des forces et construction d’une tour de vigie

Les rendez-vous à l’assemblée de lutte commencent à être pris régulièrement. Cela produit un réseau d’une trentaine de personnes (« Enfin 120 pour les bringues, 20 pour les réunions ! ») qui s’organisent politiquement pour construire un rapport de force en tant qu’habitant·es de Saint-Étienne. Le premier évènement public est une bringue de soutien à La Gueule Noire (1) en juin 2017 dans le but d’organiser « une grande marche contre l’A45 », qui a lieu au début de l’été. 200 personnes parcourent son tracé à pied, avec chaque soir un accueil dans les villages. « On est donc arrivé à pied de Saint-Étienne pour rejoindre le weekend de la coordination de juillet à Saint-Maurice-sur-Dargoire. Il y avait les tracteurs venus tracer un logo, les familles, le chapiteau… c’était un gros boost pour toutes les associations citoyennes. C’était le moment politique fort, on a mis en scène la coalition de différents groupes : les tracteurs, les marcheurs, les riverains, les citoyens, les partis de gauche, les écolos, les totos, les anars…. Cette marche nous a rendu composante de la lutte. »
Ce point d’orgue débouche sur la construction d’une tour de vigie à Celieux. « C’était une idée qui a émergé pendant la marche quand on a rencontré l’équipe de Roybon (2), des paysans et des Lyonnais (un derby collectif en soi !) » explique Justine. Sur la plateforme (nommée La hune du Rafficot), se sont perchés cabanes et radio pirate, pour observer d’éventuels travaux et veiller « sur une vallée où des viaducs et des tunnels détruiraient une économie paysanne, la vie de nos villes et villages et des paysages extraordinaires » selon l’association Sauvegarde des Coteaux du Jarez.

Des rencontres humaines qui perdurent

« Nous avons noué de chouettes amitiés avec des gens des villages, ils pouvaient rigoler et se lâcher avec nous les radicaux des villes, alors qu’ils essayaient de rester plus polissés dans leurs villages. Des liens rigolos sont restés, des gens sont allés se refaire des bringues plus tard à la tour de vigie, des militants sont allés bosser pour des saisons agricoles dans les vignes pour les paysans des Coteaux du Jarez, ou ont donné des coups de main pour la taille des arbres fruitiers. », racontent les trois militant·es.
« En hiver 2017 on a fait une semaine contre l’A45 à Sainté, avec des évènements tous les soirs ». « J’ai le programme sous les yeux ! » que Yo nous lit : « Alors elle en est où cette A45, ça va se faire ou pas ? La question à 1,4 milliard que tout le monde se pose ! Nous ne nous laisserons pas aménager ! ». « Il y avait une soirée soupe, la projection d’une websérie réalisée à l’occasion (4), un échange avec des géographes en lutte, une marche aux flambeaux dans le quartier la Talaudière, une soirée débat sur l’embauche dans les travaux publics, un journaliste qui a écrit sur Vinci venu intervenir, etc. »

Une victoire sans fête ?

« L’abandon c’était quand déjà ? Je ne me rappelle plus ! » demande Yo au fil de la discussion. « Courant 2018 » dit Ben. « J’ai un souvenir début 2018 que la ministre dit ’non, y’a pas les sous, on ne fait pas », se rappelle Justine. « Pas impossible qu’on ait eu des bruits de couloir avant. On a appris que Laurent Wauquiez [président de région] et Gaël Perdriaux [maire de Saint-Étienne] ne pouvaient plus se blairer. En Marche et la Métropole de Lyon étaient aussi trop radins pour financer l’A45. La ’peur de la ZAD’ a pu jouer en notre faveur chez les pontes. Le maire de la Talaudière, opposé à la route, agitait la menace d’inviter lui-même des zadistes sur sa commune pour faire peur au maire de Saint-Étienne ! Mais ça n’a jamais été vraiment envisagé de s’installer sur le tracé. Moi je n’ai jamais fait mon sac en tout cas ! » raconte Ben.
« En 2018, j’avais déjà fait largement mon taf sur l’A45 et j’ai largement rétrogradé. On n’avait pas le même genre d’investissement que les gens qui vivaient sur le tracé, qui avaient fait leur petit travail de fourmi pendant trente ans ». Yo, lui, a déménagé en Haute-Loire : « Sur les sujets politiques de la ville j’ai levé le pied. Par contre j’ai investi d’autres luttes, encore contre d’autres routes ! Principalement la RN88 [Haute-Loire] à partir de l’été 2020. Actuellement on est pied à pied contre l’adversaire. » Justine se souvient : « Je ne crois pas qu’on ait fêté la victoire de l’A45 en tant que telle. Par contre, on a fêté le troisième anniversaire de la Hune, on a soufflé des bougies à 5-6. »

Victoire ou abandon ?

Les militant·es modèrent aussi cet aspect victorieux : « Il y a des points de vue différents selon qu’on vit en ville ou à la campagne. C’est une vraie victoire objective pour ceux qui vivent sur le tracé. Ils sont débarrassés d’un projet d’autoroute. Alors que pour nous l’A45 c’est un symbole, parmi d’autres, de la volonté de transformer Sainté, de la rendre solvable. L’A45 ça a été une page, dense, mais parmi d’autres combats : la préemption de logements, le développement des gros centres commerciaux, aucuns moyens donnés aux logements sociaux, etc. »
« On ne peut pas trop fanfaronner sur la victoire, car cela n’a pas empêché les logiques contre lesquelles on se bagarrait, notamment la gentrification de la ville. Qu’est ce qui relève de la victoire ou de l’abandon ? ce n’est pas flagrant que cela a fait avancer nos horizons politiques. Et puis c’est pas sûr que la lutte ait vraiment servi ! L’abandon aurait peut-être eu lieu dans tous les cas ! On a beaucoup de camarades très triomphalistes, mais nous on aime bien en rigoler avec Justine, on pense que c’est surtout que la République en marche est trop radine ou que les Républicains s’embrouillent trop entre eux ! ».
« Les gens de la coordination générale contre l’A45 ne se sont pas arrêtés là, ils luttent contre d’autres aménagements routiers, comme l’élargissement de la route des montagnes russes (la D342). Mais nous avons continué aussi ! »

Un carnaval

« En 2018, on a organisé un carnaval, une manif déguisée, pour visibiliser la lutte contre l’A45 et le lien avec la lutte contre la carrière de Saint-Julien-Molin-Molette » (4). « D’ailleurs savez-vous que le tribunal a empêché l’extension de la carrière en février ? A priori ils ont gagné ! » nous glisse Ben. Depuis il y a eu trois autres éditions du carnaval, dissociées au fur et à mesure de l’A45. « La fois d’après c’était contre la Biennale du Design, on l’a appelé ’le Carnaval de l’inutile’. On est revenu à une culture urbaine avec ce carnaval », dit Ben, « à la lutte contre les projets dits de ’revitalisation de Sainté’. Vu de la ville, nous on bascule sur des agendas chargés, il y a une urgence politique tous les six mois. Une fois que t’as terminé l’A45, y’a des problèmes d’accueil d’exilés, de luttes salariales, etc., ce qui est un gros point faible du militantisme urbain. Une fois que c’est plus hyper brûlant comme sujet, tu passes à autre chose. À partir de 2018, c’est surtout le début du mouvement des Gilets Jaunes ! L’A45 a été complètement éclipsée par le fait qu’on était tous les samedis après-midi sur les ronds-points ou dans Sainté à manifester ! »
Justine habite maintenant aussi à la campagne, moins engagée dans des mobilisations longues, mais fait le choix d’un habitat collectif. « Cette période a été personnellement et politiquement un moment où je passais beaucoup de temps dans la lutte, au quotidien. Après j’ai eu besoin de prendre un peu de recul. » Mais la mémoire de la lutte est toujours vive, comme en témoignent les récits enflammés ou un projet de bouquin sur les abandons des grands projets inutiles et imposés. Iels concluent : « Surtout grâce à la lutte on est devenu ami·es ! ».

Notes
(1) La Gueule Noire est un local autogéré à Saint-Étienne, voir Silence n°469.
(2) Sur la lutte contre le Center Parc de Roybon, voir l’article dédié dans ce numéro, « Roybon : regards sur une victoire ».
(3) Websérie « Bande d’arrêt d’urgence », visionnable sur internet.
(4) Dans le parc naturel régional du Pilat (Loire), des associations, habitant·es et institutions dénoncent depuis au moins 1995 l’exploitation d’une carrière qui fournit de l’enrochement à des projets routiers. Des arguments environnementaux et les nuisances sont avancées. L’extraction avait été stoppée suite à une décision du tribunal administratif de Lyon le 28 février 2022. Mais un mois plus tard le préfet est passé outre la décision juridique et a offert une dérogation à l’exploitant, Delmonico Dorel.

La lutte contre l’A45
En 1993, des études préliminaires sont produites pour créer une deuxième autoroute de 40 km entre Lyon et Saint-Étienne, l’A47 étant saturée à certaines heures. Malgré un contexte de moratoire sur les projets autoroutiers, la déclaration d’utilité publique est signée en 2008. Une concession est accordée à Vinci pour 55 ans en 2015. Comme le raconte cet article, une large coordination se mobilise tout le long du tracé. La bataille juridique se couple à des manifestations. Le 17 octobre 2018 le gouvernement abandonne le projet et le 16 juillet 2020 la déclaration d’utilité publique expire.

Aller plus loin :
• Site web de la coordination anti-45 encore en ligne : http://nona45.fr.
Le Couac, « journal irrégulier, stéphanois, indépendant et mal-agrafé depuis 2016. Enquêtes et articles d’actualité sociale et politique sur Sainté et ses environs », dispo dans les cafés et librairies stéphanoises. Des articles en ligne sur https://lenumerozero.info/+-COUAC-60-+
• Julia Lourd et Richard Atlan, A45 : mise en examen : contre-enquête, 2017, éd. Les passionnés de bouquins.
• Les associations Sauvegarde des Coteaux du Lyonnais et Sauvegarde des Coteaux du Jarez ont été créés dans les années 1990 pour fédérer des associations situées sur le trajet de l’autoroute A45. https://nonala45danslejarez.wordpress.com.

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