Dans les Cévennes, la construction d’un barrage décidée en 1980 sur la commune de Saint-Jean-du-Gard déclenche une contestation qui obtient gain de cause en 1992.
Le projet de barrage était supposé inonder une vallée préservée, au service d’intérêts flous. Les pro-barrages agitent le besoin de protéger la région des crues et d’accroître l’irrigation de la plaine afin d’augmenter les rendements agricoles. Mais le barrage tel qu’il est conçu aggraverait le risque d’inondation tandis que la plaine connaît à cette époque des crises de surproduction. On devine ainsi d’autres intérêts sous-jacents : générer des revenus pour la compagnie de construction du Bas-Rhône Languedoc (BRL), en difficultés financières, et acheminer de l’eau pour urbaniser la plaine, alors objet de spéculations foncières. En clair, comme le résume Jacques, un militant anti-barrage : « c’était simplement pour faire du béton, c’était la BRL qui devait construire ça et en fait ils avaient pas de chantier, ils avaient besoin d’un barrage et de l’argent qui allait avec ».
Les différentes facettes de la mobilisation
Pendant la mobilisation, « on avait une obsession : il ne fallait absolument pas que les travaux commencent » explique Jacques. « L’opposition à ce barrage s’est d’abord faite de manière assez traditionnelle avec des associations, qui s’appelait l’AIVFM (1) et qui a systématiquement porté plainte et monté les dossiers pour obtenir l’abandon du projet... jusqu’à ce que chaque fois et systématiquement on perde tous les procès… », se souvient Jacques. « Là on est passé à l’étape suivante, là on a vraiment milité : on est passé en collectif. » Et Colette reprend : « Y’avait des gens extérieurs qui avaient des attaches en Cévennes, des paysans, des gens sans travail, Serge G* qui était colonel à la légion [rires], y’avait un ancien CRS, y’avait des intellos, y’avait de tout ! et tout le monde était sur un pied d’égalité et discutait... » Il y a aussi les maires des trois communes concernées. Le collectif fait feu de tout bois : il remporte les élections municipales et organise des référendums locaux, entame une action en justice pour annuler la déclaration d’utilité publique, bloque le chantier et occupe le mas de La Borie (qui risque la submersion), inonde d’appels le standard de Matignon, rallie l’opinion publique, mobilise les réseaux protestants, sape les arguments justifiant le barrage, propose des alternatives…
Malgré la faiblesse des arguments en faveur du barrage, la compagnie de construction et le Conseil Régional du Gard résistent longtemps, trop mouillés pour se désavouer, tenus par un lobby agricole et d’autres intérêts, soutenus par solidarité de corps par le gouvernement. Mais le projet est abandonné lorsque le Conseil d’État annule la Déclaration d’Utilité Publique. Le mas de La Borie demeure sauf et rendu à la mairie, signifiant que la vallée n’est plus menacée. Mais que faire alors de cet espace ?
Une victoire qui modifie les rapports de force régionaux
Une victoire a d’abord des effets politiques sur les rapports de pouvoir dans un espace donné. La victoire de la Borie envoie un signal fort auprès des collectivités afin qu’elles ne tentent plus d’imposer de grands travaux dont l’intérêt est questionnable. Il devient impensable de construire de nouveaux barrages dans la région. En revanche, sous l’impulsion des élu·es loc·ales, s’organisent des réseaux de gestion concertée des eaux entre les montagnes et la plaine. L’ancien maire de Saint-Jean-du-Gard explique : pour l’agriculture, « il fa[lai]t bien qu’on fasse quelque chose pour pallier au manque du barrage, alors on a un peu réfléchi et on s’est dit ’oui on va faire ça’, on a créé un syndicat que j’ai présidé pendant le temps où j’étais président au Conseil Général ». C’est un syndicat mixte d’aménagement des cours d’eau et des milieux aquatiques du Gard qui doit permettre une gestion concertée de l’eau en amont et en aval des vallées.
Nouveaux modes de vie et conscience écologique
La victoire a aussi pour effet de diffuser de nouveaux mots d’ordre, de nouvelles valeurs et d’introduire de nouveaux modes de vie, pour les militant·es et la population alentour. Dans le cas de La Borie, les militant·es réactivent la symbolique des protestants subissant l’action de l’État (2) et l’orientent pour promouvoir l’autonomie locale face à une instance surplombante, arbitraire et oppressive. « Y’avait une opposition franche entre deux formes de démocraties, entre celle des élus et celle de la population », se souvient Jacques.
Par ailleurs, alors qu’il et elles ne se réclament pas encore de l’écologie politique, la protection des espèces et d’un cadre naturel préservé jouent comme arguments pour défendre la vallée. S’ils et elles ne sont pas écologistes, les contestataires expriment une sensibilité à la nature qu’ils et elles détenaient déjà ou qu’ils et elles ont acquise pendant la lutte.
"Colette : Je sais pas si on parlait beaucoup d’écologie déjà mais en tout cas de respect et d’amour de la nature et des gens qui y vivent.
Jacques : y’avait la notion que la nature avait des droits !
Colette : y’avait la conscience de la malhonnêteté !
Jacques : y’avait la révolte !"
De plus, des élu·es européen·nes Les Verts et de futur·es représentant·es dans la région (comme Jeannine Bourrely) y font leurs armes.
Un effet d’entraînement pour d’autres mouvements sociaux
« C’était quand même un temps vécu extraordinaire ! », se souviennent les opposant·es. Une victoire affecte également les parcours de vie des militant·es et déclenche un effet d’entraînement pour d’autres mouvements sociaux, préparant un terreau favorable à l’arrivée de nouveaux groupes alternatifs et de nouvelles luttes.
La lutte de la Borie inspire d’autres mouvements, pris en exemple notamment par des militant·es anarchistes venu·es s’installer dans la région. Le mas de La Borie, laissé vacant, accueille également des communautés autogérées. Mais les oppositions restent vives dans la région à l’encontre des nouveaux et nouvelles venu·es, dans les années 1990-2000, issu·es de mouvements squat, plus précaires et radica·les dans leur engagement politique.
Actuellement, l’incertitude plane encore sur la vocation à donner au mas de La Borie. Symbole de la lutte, rendu à la mairie à la suite de la victoire, il est l’objet de dissension entre les personnes mobilisées. Pour tenter de continuer de fédérer à la suite de la victoire, une partie des militant·es a monté la Maison Vivante des Résistances Abraham Mazel (3), implantée dans un ancien mas surplombant la vallée de La Borie. Mais elle n’a pas suffi pour donner les conditions d’une décision commune sur l’avenir de La Borie. Un écosite a été créé mais faute de financement ne s’est pas maintenu. Un couple de paysan·nes s’est installé dans un bâtiment et l’autre, laissé vacant, a été squatté par différents groupes. Récemment, la communauté qui y était installée s’est faite expulser par la mairie qui veut reprendre en main le lieu pour un projet de production de biocarburants à partir d’algues. Devant la catastrophe que pourrait provoquer un tel projet, en polluant toute la rivière, les ancien·ne.s militant·es anti-barrage se retrouvent pour faire aboutir une alternative. Certain·es envisagent de confier le lieu à Terre de Liens pour y développer une agriculture biologique et paysanne. Trente ans après la victoire contre le barrage, la lutte pour préserver La Borie n’est ainsi pas terminée. À suivre…
(1) L’Association interdépartementale de défense de la Vallée française de Mialet.
(2) La région est connue pour son passé de terre de refuge et de luttes protestantes contre le pouvoir central catholique. En préservant la vallée de la Borie, les militant·es appellent aussi à sauver un lieu de mémoire protestant, et sensibilisent ainsi la communauté protestante à cet enjeu patrimonial. Il et elles se replacent également dans la lignée de ces luttes, invoquant l’image des Camisards, contre un pouvoir central autoritaire et répressif.
(3) Maison Vivante des Résistances Abraham Mazel, B.P.18 30270 St Jean du Gard, www.abrahammazel.eu.
De l’après-guerre au début des années 90, de grands barrages sont construits dans la plupart des massifs montagneux. Plus de la moitié des 500 barrages français sont érigés à cette période. D’abord justifiés par l’électrification massive du pays, ils deviennent, dans les années 70, un élément essentiel de la politique nucléaire du gouvernement : le surplus d’énergie issu des centrales nucléaires est utilisé pour pomper l’eau et remplir les retenues des barrages hydroélectriques. L’agro-industrie est aussi friande de ces retenues qui irriguent à peu de frais les plaines arboricoles. De nombreuses mobilisations contre la construction de nouveaux barrages émergent dans les années 80 et accompagnent la fin de cette folie de béton. La lutte contre le barrage de La Borie et surtout les combats du collectif Loire Vivante contre l’aménagement nucléaire de la Loire deviennent des victoires emblématiques du début des années 90 et sonnent le glas de la grande période des barrages. Les compagnies d’aménagement se reconvertissent ou investissent sur d’autres continents. À partir du tournant des années 90, certaines retenues sont même démantelées, comme le barrage de Vezins (Maine-et-Loire). Cependant, certains aménageurs s’acharnent encore à bétonner les rivières comme nous l’a rappelé en 2014 l’assassinat du militant Rémi Fraisse lors de la lutte contre le barrage de Sivens (Tarn). Le projet de barrage destiné à irriguer les plaines agricoles a été abandonné mais d’autres projets destructeurs se développent pour assouvir la soif de l’agro-industrie : la lutte contre les méga-bassines, en Poitou-Charentes notamment, ne fait que commencer (1) !
(1) Voir https://lessoulevementsdelaterre.org, « Stoppons les méga-bassines pour partager et protéger l’eau ».
Sivens, le barrage de trop, Grégoire Souchay et Marc Laimé, éd. Seuil/Reporterre.
L’eau vive. Un grand combat écologique aux sources de la Loire, Alain Bujak et Damien Roudeau, éd. Futuropolis (bande-dessinée).