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Medea Benjamin et le Code Pink contre les guerres

Guillaume Gamblin

Medea Benjamin, une des grandes figures du pacifisme aux États-Unis, déploie avec son mouvement Code Pink une énergie créative pour combattre les projets guerriers de la première puissance militaire au monde. Entretien.

Cela fait plus de 40 ans que Medea Benjamin est engagée pour la justice et la paix. On a pu la voir journaliste à Cuba au début des années 80, engagée contre les politiques économiques de l’OMC et pour faire émerger des formes de commerce plus équitable dans les années 90, ou encore candidate pour le parti écologiste aux élections sénatoriales en Californie en 2000.
Puis, à partir du 11 septembre 2001 et de l’entrée en guerre des USA en Irak, Medea se consacre particulièrement à l’action contre la guerre et pour la paix. Elle co-fonde, en 2002, le mouvement pacifiste et féministe Code Pink.
On peut alors la voir, en vrac, se rendre au Pakistan et au Yémen pour rencontrer des victimes des drones étasuniens, interrompre un discours du président Obama pour l’interpeller sur les meurtres de civils par les drones, ré-interrompre le président pour lui demander de fermer la prison militaire de Guantanamo, perturber une rencontre de la NRA, le tout-puissant lobby des armes aux États-Unis, participer à la marche des femmes contre Trump, etc. À l’approche de la COP 26 de Glasgow en 2021, Medea Benjamin publie des articles pour dénoncer le budget militaire des États-Unis qui empêche une politique climatique ambitieuse. Enfin, Medea est une juive antisioniste et elle s’est rendue en Palestine, à Gaza notamment, pour des actions de solidarité contre la colonisation. Autrice de plusieurs livres sur la guerre, l’armement, etc., la richesse de ses engagements lui a valu plusieurs prix internationaux pour la paix.

Silence : Au début des années 2000 vous avez co-fondé le mouvement Code Pink (Code Rose). Comment est né ce mouvement ?
Medea Benjamin  : Je dois expliquer tout d’abord la signification de notre nom, « Code rose ». Après les attaques des tours jumelles à New-York le 11 septembre 2001, le président George Bush a créé un système d’alerte basé sur un code couleurs. Si c’est jaune, pas d’inquiétude à avoir. Si c’est orange, attention. Si c’est rouge, alerte maximale. Il nous a semblé que ce code servait à préparer les gens à la guerre. Nous avons alors décidé avec un groupe de femmes de créer Code rose, un autre code couleur d’alerte… pour la paix. Nous avons créé ce mouvement suite à l’intervention en Afghanistan, que nous combattions, et pour tenter d’empêcher une nouvelle guerre en Irak. L’une des justifications de la guerre en Afghanistan était de libérer les femmes et nous avions besoin de faire entendre des voix de femmes qui disaient que les femmes peuvent se libérer par elles-mêmes et que les bombes étasuniennes n’allaient pas les libérer. Nous avons participé à l’organisation des grandes mobilisations mondiales anti-guerre du 15 février 2002. Nous n’avons pas pu empêcher la guerre mais avons continué à nous battre contre elle, même si nous étions moins nombreuses ensuite.
Vous reliez votre engagement anti-guerre à un engagement féministe et écologiste, au niveau national et international. Pouvez-vous nous expliquer comment ?
Pour nous à Code Pink, tous ces sujets sont reliés bien sûr, et ils sont reliés au capitalisme global qui utilise la puissance militaire pour ouvrir les portes aux firmes, et qui, en faisant cela, détruit l’environnement et le climat. Nous dénonçons également cette forme de machisme qui considère que le militarisme est une manière de traiter les problèmes. Nous savons aussi que beaucoup de personnes de nos jours ne voient pas les effets de la guerre dans leur quotidien. C’est pourquoi, pour construire un mouvement anti-guerre, il est important de prendre part aux autres mouvements et de les aider à faire la connection avec la question du militarisme. Dans les mouvements écologistes, nous faisons passer le message que la guerre n’est pas verte, par exemple. Nous essayons d’amener des mouvements féministes à faire la liaison entre patriarcat et société militarisée.

Vous faites aussi le lien entre le budget militaire et l’impératif d’avoir un budget pour la justice sociale...
L’un de nos combats principaux est d’essayer de réduire le budget militaire des États-Unis. Ce budget est à lui seul plus important que celui des 10 États suivants additionnés (1). Et il augmente d’année en année. En Afghanistan, nous avons dépensé 2 000 milliards de dollars ! (2) Il est peut-être temps de se demander pourquoi l’armée étasunienne accapare une telle part du budget du pays… en perdant toutes ses guerres ! Nous pourrions investir cet argent plus utilement. Il y a eu une prise de conscience de cette gabegie dans l’opinion suite aux déclarations du président Biden sur les dépenses folles en Afghanistan. Actuellement, la grande majorité des étasunien·nes pense qu’on dépense trop d’argent pour l’armée. Mais malheureusement, pour le moment tout cela ne se traduit pas par des réductions du budget militaire. En 2021, le président Biden a proposé un budget militaire augmenté de 1,6 % par rapport à celui qu’avait proposé Trump. Mais le plus fou est que le Congrès, dont beaucoup de membres sont dans la poche de l’industrie de l’armement, a encore augmenté ce budget de 25 milliards de dollars ! Dans le même temps, on coupe de plus en plus les robinets pour le social.

Faites-vous un lien entre cette militarisation extérieure liée à un impérialisme des États-Unis sur d’autres pays et les violences armées qui ont lieu à l’intérieur du pays ?
Il y a de nombreux liens entre la militarisation intérieure et extérieure. Actuellement aux États-Unis, il y a un programme du Pentagone par lequel l’armée donne des armes telles que des tanks, des grenades, des équipements militaires aux postes de police, qui doivent les utiliser dans l’année sous peine de devoir les rendre. Les lobbies des armes intérieures ou extérieures sont parmi les plus puissants du pays. Il est assez incroyable d’appeler les États-Unis une « démocratie » alors que ces lobbies donnent de l’argent directement aux membres du Congrès qui vont voter le budget. Je ne sais pas vous, mais moi j’appellerais ça de la corruption.
Vous avez beaucoup entendu parler des abus de la police des États-Unis, en particulier envers la population noire. Nous avons rencontré de nombreuses mères dont des enfants étaient morts aux mains de la police. Je me souviens d’une fois où nous avions un groupe de mères chez nous à Washington, et on leur a demandé si certains des policiers qui avaient tué leurs enfants avaient servi dans l’armée. Presque toutes ont levé la main. Car il y a un programme pour donner la priorité aux soldats de retour de guerre dans la police. Imaginez : des gens qui ont été entraînés à tuer, à qui on a donné des médailles pour cela, et on leur donne des armes et on les envoie dans la rue.

Code Pink a fait campagne en 2021 pour dégeler l’argent des banques des États-Unis et de la banque mondiale destiné à l’Afghanistan. Pourquoi ?
Il est très important de comprendre que la majorité des étasunien·nes voulait que l’armée de leur pays parte d’Afghanistan. Nous n’avons pas aimé la manière dont l’équipe de Biden l’a fait, avec toutes ces personnes désespérées qui s’empressaient autour de l’aéroport, etc., c’était une vision d’horreur. Mais qu’allait-il advenir des 99,9 % des gens qui allaient rester sur place ? Les États-Unis et la communauté internationale ont dit « OK, on retire nos troupes, et on va aussi geler tous les comptes afghans dans les banques étrangères, en Europe, aux États-Unis, à la banque mondiale, au fonds monétaire international, partout ». Imaginez un pays qui est totalement dépendant de cet argent et à qui on retire le tapis sous les pieds. L’économie s’effondre, il n’y a plus d’argent physique dans les banques, ni pour payer les enseignant·es, médecins, les fonctionnaires. Ce que nous disons, c’est « d’accord, vous n’aimez pas les talibans, mais là il y a 38 millions de personnes qui vont souffrir de la faim, qui vont avoir froid. L’argent leur appartient. » Nous avons donc fait campagne pour dégeler ces fonds.

Et cette campagne fait écho à votre engagement beaucoup plus ancien contre les embargos, contre les sanctions économiques des États-Unis contre Cuba, l’Iran, la Corée du Nord, le Venezuela, etc.
Absolument. C’est la même problématique des sanctions économiques. La guerre que nous menons est largement économique. Ce n’est pas nouveau. Rappelez-vous les sanctions contre Saddam Hussein, lorsque plus de 500 000 enfants irakiens sont morts, et que la secrétaire d’État Madeleine Albright a déclaré que « ça en valait la peine ». Et aujourd’hui, nous utilisons plus que jamais ces sanctions économiques avec la Corée du Nord, Cuba, le Yémen, etc. À Cuba, cela dure depuis 60 ans, et c’est pire que jamais. Trump a alourdi toutes ces sanctions. Celles-ci ne se contentent pas d’empêcher seulement le commerce avec les États-Unis, mais avec tous les autres pays, sous peine de sanctions envers ces derniers. Il y a de nombreuses personnes dans le monde qui n’ont pas accès aux traitements contre le cancer, à l’alimentation, aux études, à cause de ces sanctions. C’est une forme de guerre, mais cachée. Nos concitoyens ne se rendent pas compte que nous utilisons ces armes brutales contre des personnes civiles innocentes ailleurs dans le monde.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’êtes pas totalement satisfaite de la politique de Joe Biden…
Obama a fait quelques bonnes choses. L’une d’elles a été de signer un accord nucléaire avec l’Iran, pour essayer de dénouer certaines tensions au Moyen-Orient. Durant sa campagne électorale, Biden a critiqué Trump pour être sorti de cet accord, et a annoncé qu’il le relancerait. Il aurait pu le faire dès la première semaine. Mais dans les faits, il a poursuivi la politique de Trump au sujet de l’Iran, et n’a toujours pas signé de nouvel accord avec l’Iran. Si la situation politique en Iran a empiré, c’est largement la faute de Biden. Obama a réengagé des relations avec Cuba. Tout le monde était content d’un côté comme de l’autre, y compris pour le commerce, et la vie à Cuba s’était améliorée. Trump a rompu ces accords et imposé plus de 200 nouvelles sanctions à Cuba, durant la pandémie. Qu’a fait Biden ? Il les a laissées en place. (3)

Y a-t-il un mouvement pour la paix parmi les vétérans ? Est-ce que d’anciens militaires peuvent être des alliés dans votre combat ?
De nombreux groupes de vétérans aux États-Unis sont contre la guerre. Il existe un groupe appelé « Vétérans pour la paix » avec lequel nous travaillons étroitement. Nous vivons dans une société à ce point militarisée que les vétérans apparaissent plus légitimes à s’exprimer publiquement contre la guerre que les personnes qui ont dédié leur vie à la paix.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Guillaume Gamblin

Code Pink, 578 Washington Blvd, #395, Marina Del Rey, CA 90292, USA, www.codepink.org

(1) En 2021, le budget militaire des États-Unis était de 801 milliards de dollars. Il était suivi par la Chine (293 milliards), l’Inde (76 milliards), la Russie (65 milliards), selon le SIPRI, Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
(2) Joe Biden a admis dans une allocution télévisée le 16 août 2021 que le pays avait dépensé en Afghanistan « plus de 1 000 milliards de dollars en vingt ans » (autant que pour la guerre du Vietnam). Un chiffre largement minimisé, selon… Le Figaro du 17 août 2021. Et ces chiffres ne prennent pas en compte les autres guerres post-11 septembre...
(3) À l’heure où cet article est écrit, en juin 2022, la situation avec l’Iran n’a toujours pas été débloquée par Joe Biden, qui n’a pas cherché à signer une nouvelle entente. Pour Cuba, Biden, a annoncé en mai 2022 un assouplissement de certaines sanctions économiques… mais a empêché la présence de l’île au Sommet des Amériques en juin.

L’industrie d’armement pousse à la guerre pour prospérer
« Les profits générés par les guerres des États-Unis sont énormes pour l’industrie de l’armement. Nous protestons contre les salons de l’armement, comme vous contre celui d’Eurosatory en France. Avec Code Pink, nous achetons également quelques petites actions dans les compagnies d’armement, et nous avons ainsi le droit de participer à leurs assemblées d’actionnaires. Je me suis par exemple rendue à celle d’une des plus grosses profiteuses d’entre elles, General Dynamics (1), et l’ai interrompue. À la tribune, composée entre autres de militaires haut·es gradé·es qui s’enrichissaient grâce à leurs actions, les gens tenaient des discours comme »Ne vous inquiétez pas, on se retire d’Afghanistan, mais il y a de nombreux conflits dans lesquels nous allons nous engager« . Nous devons faire attention aux risques d’une guerre avec la Chine. Ce pays est présenté à la population comme notre ennemi. Et pour ces sociétés d’armement, la Chine est le meilleur ennemi que nous pourrions avoir, car il est grand et puissant. Il est déjà utilisé aujourd’hui comme argument pour augmenter le budget militaire. »
Medea Benjamin
(1) Entreprise à l’origine de la production des avions militaires F-16 et F-111 par exemple.


Et la guerre en Ukraine ?
Cet entretien avec Medea Benjamin a été réalisé avant l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine en février 2022. Sur le site du mouvement Code Pink, la campagne « Arrêtons la guerre en Ukraine ! Troupes russes, dehors ! Non à l’expansion de l’OTAN » explique que « le monde ne peut pas risquer une nouvelle escalade de cette guerre. Nous avons besoin de diplomatie et d’une paix négociée ». Elle met en avant le risque d’une guerre nucléaire, s’oppose aux sanctions économiques qui touchent la population russe, et appelle tous les pays à accueillir les réfugié·es qui fuient la guerre.

Foutez nous la paix !
Cet entretien a été réalisé dans le cadre et en partenariat avec le festival Foutez-nous la paix. Sa troisième édition se tiendra du 22 au 30 octobre 2022 à Saint-Junien, en Haute-Vienne, près de Limoges. Les deux thématiques de cette année seront la Chine, et « Femmes : guerre et paix ». Le festival accueillera Gulbahar Haitiwaji (Ouïghoure, auteure d’un livre de témoignages sur le goulag chinois), Liao Yiwu, poète, écrivain et musicien chinois emprisonné après avoir dénoncé la répression de Tien An Men, en exil en Allemagne depuis 2011, ou encore Mathilde Bleizat, autrice d’un livre sur l’autodéfense féministe, et Marie-France Houdart qui parlera des femmes résistantes à travers les siècles. Ainsi que Serge Halimi, directeur du Monde Diplomatique. Mais aussi des lectures, films, débats, stands, une pièce de théâtre, etc. Informations et contacts : fouteznouslapaix@mailoo.com, tél. : 06 41 26 08 36. Mettre visuel du festival.

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