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« Brûler la planète pour la croissance est un sérieux problème de fraude comptable »

Mansoor Khan

Dans un monde régit par l’économie monétaire, la comptabilité produit bilans, livres comptables, et déclaration finale de pertes et profits. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte la destruction des ressources et masquent la réalité. Mansoor Khan, auteur du livre La voix de la sobriété, co-édité avec Silence ce printemps, livre sa vision personnelle de la question.

La comptabilité détermine la survie même de l’entreprise. Elle a évolué à travers l’histoire, en commençant avec le contrôle du feu. Dans un passé lointain, un de nos ancêtres a allumé un premier feu intentionnellement, libérant ainsi chaleur et lumière. Cet acte devait permettre à notre espèce de devenir dominante – le pouvoir qui en résultat était indéniable – et l’Homo sapiens a pu commencer à gouverner le monde.

Brûler est à la base de notre culture

Bientôt la maîtrise du feu a été célébrée comme notre réalisation la plus glorieuse – un saut techno-évolutionnaire. En mettant le feu à un morceau de bois, nous pouvions maintenant libérer cent ans de lumière solaire en un instant. Aucun autre animal n’a la capacité d’allumer un feu intentionnellement, puis de l’utiliser pour chauffer, cuisiner, encercler les animaux lors d’une chasse, nettoyer les sous-bois, fondre des objets et ainsi modifier le monde. En fait, nous commencions à creuser dans un capital d’épargne en utilisant du bois pour créer de l’énergie, mais les avantages évidents de l’utilisation de cette source d’énergie stockée étaient irrésistibles. À ce moment-là, le ou la premi·ère comptable n’était pas encore né·e. Personne n’a donc prêté attention au déficit créé par cette action – dont le mot en six lettres est "brûler". Brûler allait devenir la caractéristique déterminante de notre culture appelée Civilisation.
Après avoir brûlé pendant des siècles des réserves de capital solaire (1), nous avons ensuite fait un saut en commençant à brûler le charbon, ce qui a ouvert la porte à la destruction de milliers d’années de capital supplémentaire. Les flammes ont brûlé plus haut et une explosion de projets est devenue possible, transformant ainsi nos modes de vie et nos paysages. Hypnotisé·es par la naissance du monde industriel moderne, nos manières de penser ont été profondément modifiées. Et sans le savoir, nous sommes devenu·es les adeptes d’une nouvelle religion : la croissance. Des milliers d’années de capital solaire combinées à un capital naturel irremplaçable comme le fer, le cuivre, la pierre, le sable, les minéraux, etc., ont été utilisés pour la construction des machines, des chemins de fer, des ponts, des usines, ce que nous appelons des "actifs immobilisés" dans nos bilans. Mais aucune écriture comptable n’a été inscrite dans les bilans pour tenir compte du coût réel de ces matières premières.
Consommer n’importe quel capital, ce qui correspond à un déficit, sans en tenir compte, est un sacrilège en comptabilité. Pourtant, cela a été admis car les avantages étaient proprement stupéfiants. Nous avons pu ajouter un confort inimaginable à nos modes de vie alors que, simultanément, nous avons accumulé un déficit de centaines de milliers d’années de capital solaire, brûlé sur l’autel de la croissance. C’est devenu une pratique reconnue. Nous l’avons surnommée "progrès". Et les flammes sont montées de plus en plus haut.

Le pétrole, star de la combustion

Mais la star de ce spectacle de combustion n’était pas encore arrivée. En 1859, nous avons trouvé comment accéder à un nouveau stock où l’énergie solaire avait été accumulée depuis des centaines de millions d’années. C’était le pétrole. Avec le pétrole, nous sommes réellement passé·es à la vitesse supérieure en brûlant des centaines, puis des milliers, puis des millions d’années de capital solaire à la fois. Brûler cette densité de capital solaire nous a permis de propulser notre monde industriel comme une fusée. Le feu était maintenant devenu un enfer et la croissance économique a pris la forme d’une courbe exponentielle montant de plus en plus vite. Nos têtes sont entrées dans les nuages alors que nous perdions le lien entre la valeur et la mesure, le capital naturel et l’argent, la réalité et le concept, le corps et l’esprit. Nous nous sommes persuadé·es que ce n’était pas le stock d’énergie solaire présent au sein de notre Terre, et brûlé à toute vitesse, qui rendait possible la croissance, mais nos idées – de simples constructions de notre esprit.
La plus meurtrière de ces idées était une construction symbolique appelée argent. C’est une représentation de la valeur mais pas une valeur en soi. Un lubrifiant pour la croissance tout au plus. Nous avons modifié nos pratiques comptables en conséquence. Nous avons estimé que le prix du capital solaire ne devait prendre en compte que ce qu’il en coûtait pour l’extraire. Nous n’avons jamais pris en compte combien cela coûterait réellement si nous devions remplacer ce capital parti en fumée. Car de toute façon, c’était impossible. Brûler 1 000 ans de capital solaire par minute pour simplement aller faire ses courses et considérer cela comme une dépense normale, même avec un salaire à huit chiffres, c’est un sérieux problème de fraude comptable.

Destruction de notre capital écologique

En fait, nous avons réalisé un astucieux tour de passe-passe. Nous avons échangé du capital réel contre un concept symbolique appelé argent. Ce qui nous permet de ne rendre compte que de l’argent et non des capitaux réels et irremplaçables utilisés que sont l’énergie et les ressources. Pire encore, les concepts ont tendance à se superposer pour former de nouvelles lois économiques. Et ainsi, "l’argent représente la valeur" s’est transformé en "la valeur de l’argent évolue dans le temps", et la déclaration "l’argent doit croître" est devenue une loi. Et encore une fois, cette loi s’est transformée en "cette croissance doit s’accélérer". L’argent doit donc croître de façon exponentielle, même si un enfant peut comprendre que sur une planète finie, l’énergie et les ressources nécessaires ne se comportent pas de cette façon. Mais qui aurait l’idée de demander cela aux enfants ?
Après nous être engagé·es dans des concepts exponentiels, nous avons été contraint·es d’alimenter la flamme et de la faire aller toujours plus haut, toujours plus vite. De nouvelles formes de capital ont été nécessaires pour ce faire. Ce qui a été brûlé cette fois, c’est le capital écologique irremplaçable de la nature – la fertilité des sols, les forêts qui abritent la vie, les rivières vivantes, le réseau magique inter-espèces et la biodiversité dans son ensemble. Tout est en train de disparaître dans l’entonnoir du moteur économique, et l’on traduit cela avec un aplomb triomphant sur les feuilles de comptabilité en tant que produit intérieur brut. Quelqu’un·e a-t-il ou elle pensé à faire un bilan du coût de ces ressources écologiques ? Certainement pas, car exprimer cela serait considéré comme un acte antisocial. Vous seriez considéré·e comme un·e luddite, un·e empêcheu·se de tourner en rond, un·e collapsologue, un·e de ces écologistes grimpant sur les arbres pour les protéger ou pire encore – comme un ·e perdant·e am·ère et vindicati·ve.
Pourtant, la réalité dispose de son propre bilan, bien au-delà d’une feuille de calcul Excel. Cela se calcule minutieusement et non numériquement. Le déficit accumulé se manifeste par l’assèchement des rivières, la dégradation des sols, la disparition des forêts, la baisse des nappes phréatiques, la diminution de la biodiversité, l’extinction des espèces et d’autres signes de disparition de la vie. C’est la perte d’un aspect unique de l’univers appelé qualité que nous n’avons jamais pris la peine de prendre en compte, dans notre obsession de ne comptabiliser que la quantité. En fait, la prise de conscience du fait que la qualité se situe au-delà de la comptabilité conventionnelle est devenue évidente lorsque nous avons désespérément tenté d’inclure cette perte dans les bilans conventionnels sous le couvert d’études environnementales ou de tentatives pour chiffrer le coût écologique.

Destruction de notre capital social

Pendant ce temps, les flammes économiques léchaient les nuages et exigeaient d’être nourries. Pris·es au piège de nos principes et des intérêts composés liés à la valeur temporelle de l’argent, nous avons été obligé·es de trouver de nouveaux types de capitaux à injecter dans la chaudière pour maintenir la combustion à la hausse.
Et c’est ainsi que nous avons commencé à brûler le capital social – les liens entre les membres de la famille, les amis et les connaissances locales. Tout le monde a dû sacrifier ses liens personnels, ses relations et ses loisirs pour aller travailler de 9h à 17h, (quand ce n’est pas de 9h à 21h et au-delà), et ceci cinq jours par semaine (quand ce n’est pas aussi le week-end). L’adage « Le temps, c’est de l’argent » est désormais une loi immuable. Plus de temps de loisir avec les enfants le soir, plus de jeu de cartes décontracté dans un club, plus de visite inattendue chez les voisin·es. La destruction de nos liens sociaux est devenue une nécessité pour alimenter la croissance et la rentabilité de notre entreprise. Et qu’est-ce que cela nous a coûté ? Nous ne savons pas comment chiffrer la valeur d’une relation, d’un sourire, d’une soirée tranquille passée en famille et comment le traduire sous forme de nombres sur une feuille de calcul. Disons simplement que nous l’avons plus ou moins traduit par une augmentation appropriée des salaires ou des primes annuelles. Une qualité incommensurable compensée par une quantité limitée. Une fois de plus, le déficit nous saute aux yeux sous la forme de travailleurs et de travailleuses surmené·es et déprimé·es, des taux de suicide élevés, des familles qui ne fonctionnent plus, des divorces endémiques et des jeunes indiscipliné·es et capricieu·ses.

Destruction de notre capital communautaire

L’enfer s’est encore élargi pour engloutir le prochain type de capital, appelé le capital communautaire. Des histoires, des idées, des mots, des phrases, des chansons, des airs et d’autres propriétés intellectuelles de la communauté ont été arrachés de la sphère publique pour être convertis et privatisés en capital financier. Autrefois partagés et appréciés de tous, ils sont désormais inaccessibles. Vouloir les utiliser gratuitement vous expose à des poursuites judiciaires. Cela revient à appauvrir tout le monde pour le gain de quelques-un·es. Et avons-nous pris en compte cette perte pour la communauté ? Non, car les communautés ne tiennent pas de registres comptables, seules les entreprises le font.
Et enfin, pour franchir les dernières étapes et empêcher le feu de faiblir, nous avons brûlé le capital spirituel – des vertus comme l’honnêteté, la foi, l’intégrité et la confiance entre les gens, entre les communautés. Maintenant, enrober son discours de mensonges pour vendre un produit est considéré comme un art que l’on appelle publicité. Obliger les travailleuses et travailleurs à accepter de conserver leur emploi en échange d’une baisse de salaire est appelé gestion du personnel. Les manipulations gouvernementales sont baptisées politique. Violer tout ce qui est possible est désormais désigné sous l’euphémisme « exploitation », qui résonne fièrement lors des réunions du conseil d’administration : « exploitation des marchés, exploitation des ressources ». Existe-t-il un mode de calcul pour estimer ce que nous coûte la perte de ces vertus ? C’est une question stupide car, en fait, si les rapports financiers montrent des bénéfices records, c’est en raison même de la perte de ces vertus. De nos jours, le nombre d’escroqueries témoigne amplement de la perte de cette forme de capital.
Et maintenant, il est temps de faire nos comptes. Nous constatons que l’incendie que nous avons allumé il y a 10 000 ans a consumé à peu près toutes les formes de capitaux de la planète que nous pouvions imaginer. Il ne reste plus rien à brûler et les flammes de notre croissance économique sont de plus en plus anémiques. Nous en avons la preuve avec la succession des crises que nous avons délibérément engendrées et sciemment nourries dans nos systèmes comptables creux et mensongers. L’effondrement financier mondial de 2008, la crise de l’euro, la fin de l’énergie bon marché, les prix alimentaires élevés, l’effondrement de secteurs industriels, la destruction des emplois, la guerre pour les ressources, la baisse des nappes phréatiques, les sols empoisonnés, la fonte des glaciers, l’assèchement des rivières et surtout le réchauffement de la planète... Tout cela a la même origine : le déficit causé par la combustion du capital terrestre, totalement oublié par des pseudo-méthodes de comptabilité qui ne prennent en compte qu’un capital symbolique appelé argent. Et ceci, chère lectrice, cher lecteur, n’est pas de la bonne comptabilité.
C’est l’économie moderne, avec son faux principe de croissance perpétuelle, qui est coupable. La comptabilité est son meilleur complice. Il est temps de mettre en place une véritable comptabilité, une comptabilité énergétique, avant que le feu ne consume nos âmes.

Mansoor Khan

(1) Toutes les énergies que l’on utilise (autre que le nucléaire et la géothermie) : bois, charbon, pétrole, hydraulique... sont des formes stockées de l’énergie solaire. L’énergie solaire s’est stockée pendant des millions d’années et nous le dépensons en quelques centaines d’années.


Extrait de livre La Voie de la sobriété


La voie de la sobriété
La troisième courbe ou la fin de la croissance
Mansoor Khan

Si votre entraîneur de course à pied vous disait que vous allez améliorer de 10 % vos performances chaque année, vous auriez raison d’émettre quelques doutes : on ne peut pas progresser indéfini- ment. C’est pourtant ce que nous font croire gouvernements et économistes quand ils nous parlent de la croissance économique.
Avec des images frappantes et un grand souci de vulgarisation, l’écologiste indien Mansoor Khan explique de façon originale pourquoi notre modèle économique est voué à l’échec.
Si notre esprit peut imaginer une croissance infinie et exponentielle – c’est la première courbe, le concept –, notre corps nous rappelle les limites contre lesquelles nous buterons inévitablement, à l’image des ressources de la planète que nous ne pouvons exploiter à l’infini – c’est la deuxième courbe, la réalité.
C’est sur la base de ce constat que l’auteur développe la troisième courbe, celle de la sobriété énergétique et de l’équi - libre économique, à l’intérieur des limites écosystémiques de la planète.
Traduit de l’anglais par Michel Bernard, éditions Écosociété/Silence, 2022, 208 p.
À commander auprès de Silence : 18 € + frais de port (5 € pour 1 à 2 exemplaires, 9€ pour 3 à 9 ex., offerts à partir de 10 ex.)

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