Dossier Alternatives

À chaque café son ingrédient secret

Martha Gilson

Quelles sont les astuces pour la réussite d’un café multi-services ? Quelles recettes permettent de faire fonctionner un collectif sur la durée ? Comment penser la place des bénévoles, des salarié·es et des habitant·es ? Entretiens croisés pour quelques éléments de réponse.

Le recueil Un café s’il vous plait !, financé par le département d’Ille-et-Vilaine, a été réalisé par La Grenouille à grande bouche, un projet original portant de front un restaurant participatif et une revue questionnant la société à travers ce qu’elle mange. Le projet n’a pas survécu à deux ans de pandémie mais il reste ses aut·rices, et surtout l’envie de continuer à faire connaître les différentes possibilités de porter ensemble un commerce collectif. Entretiens croisés avec Cyril Naessens, responsable au sein du département de l’Économie sociale et solidaire (ESS) en Ille-et-Vilaine, Nathanaël Simon et Louise Katz, de La Grenouille à grande bouche, et Sylvain Bertrand, également auteur du recueil et membre des Éditions du commun et de Bistrot Lab’.

L’importance du café comme lieu de sociabilité

« Le département d’Ille-et-Vilaine a une tradition d’approche de l’aménagement du territoire par la revitalisation des centres-bourgs, nous explique Cyril Naessens. Il effectue un travail à la fois sur l’habitat et sur l’accès aux services, notamment en milieu rural. Le département est constitué d’une grande ville, Rennes, puis est construit en étoile autour de cette métropole. On arrive assez vite en milieu rural, alors que 40 % de la population réside à Rennes Métropole. »

Les activités commerciales de proximité sont construites de longue date autour des bistrots. Au début du 20e siècle, il pouvait y avoir jusqu’à 30 bistrots dans un village de 1 000 habitant·es. « C’est parce qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’État français a donné des licences 2 aux veuves de guerre, particulièrement nombreuses dans la région, nous explique Sylvain Bertrand. Cette distribution leur a permis d’ouvrir beaucoup de débits de boissons dans leur commerce, dans leur maison. Il y a encore des traces de cette époque : on trouve par exemple en Bretagne un coiffeur-bistrot, un boulanger-bistrot, des comptoirs aménagés dans des salons. Mais les grandes surfaces ont tué les commerces de proximité, tout ça a un peu écrasé la sociabilité en ruralité. Trente ans plus tard, il existe une volonté de retrouver cette sociabilité-là. » En 1987, la région comptait près de 7 000 bars, contre moins de 3 500 en 2014, soit une diminution de 50 %.
Le réinvestissement des cafés et des commerces dans ces zones rurales n’est pas anecdotique. « La création d’une douzaine de cafés, c’est sûr que ce n’est pas un phénomène de masse mais ce n’est pas neutre non plus, complètent Nathanaël et Louise. Ça dit quelque chose des dynamiques du territoire et des dynamiques collectives qui s’y vivent. » Et certains de ces projets ont fêté leurs 10 ans.

« Le café, c’est le repaire des solitaires autant que des ami·es, l’endroit idéal pour lire ou s’amuser, pour boire ou déguster, pour débattre ou se taire. » Un café s’il vous plaît !
Collectif et multi-activités : les deux facettes de la réussite

Ce renouvellement s’accompagne de transformations au sein des cafés : partant d’un usage principalement masculin, il s’ouvre aux femmes et aux familles. Surtout, le bistrot accueille bien plus d’activités que le « traditionnel » café du matin ou l’apéro de fin de journée. Pour Sylvain Bertrand, « il est culturel, épicerie, restaurant, mais il peut être solidaire et se construire comme un lieu d’échange de savoirs, d’entraide ». Et selon les commerces ouverts, ils peuvent être librairie, salle de concert ou de tricot, boulangerie, salle d’expo, etc.
« Il n’est pas facile aujourd’hui de s’imaginer seul à reprendre un commerce et d’en vivre dans un petit village, explique Cyril Naessens. C’est pour cela que nous favorisons une approche multiservices et collective : proposer une partie épicerie mais aussi un espace bar-restauration, un lieu d’animation de la vie sociale, de la vie culturelle. Aujourd’hui, on ne pense pas qu’un commerce doive être tenu par une seule personne. À l’inverse, nous faisons la promotion d’un lieu multifonction qui tient grâce au collectif. » Pour Nathanaël et Louise, « ces commerces répondent à des besoins fondamentaux du territoire et ont aussi un rôle social. L’équilibre reste cependant précaire. C’est plus facile si le café possède une licence 4, si l’épicerie peut proposer des produits locaux et bio, mais pas uniquement, des adhérent·es qui portent le projet, etc. Ce qu’il faut retenir, c’est que ça fonctionne uniquement s’il y a un certain nombre d’ingrédients de base ». Cyril Naessens précise que « ces lieux sont de véritables lieux de solidarités et de rencontres, de découvertes et de mixités. J’y vois un ‘service à la population’, une utilité sociale forte ».
Une aide publique au démarrage… et l’autonomie au bout du chemin
« Les compétences du département ont changé depuis 2015, précise Cyril Naessens, et, notamment, disparu la compétence du développement économique a disparu. Mais celle des solidarités territoriales subsiste, sur laquelle on s’appuie pour soutenir le développement de cafés associatifs et de commerces collectifs. Nous privilégions les formes associatives et coopératives, une gouvernance collective et un ancrage territorial. Le moteur de notre action, c’est le besoin des populations locales. Il faut se rendre compte que la majorité des projets s’inscrivent dans de très petits villages. Notre accompagnement intervient en amont ou au début du projet, avec des aides financières ou méthodologiques. Le modèle présenté ici est hybride, c’est à la fois un soutien à la vie associative et une création d’activité. »
« Le modèle économique que nous proposons doit par ailleurs être viable sans subventions à moyen terme, complète-t-il. C’est l’autonomie que nous recherchons, ce des modèles complémentaires de structures portées par des subventions, comme les centres sociaux. Chaque projet repose sur une dynamique qui lui est propre mais souvent, il y a à la base un collectif porteur du projet, avec des envies de se salarier à moyen terme, puis des bénévoles qui se greffent au projet, souvent des habitant·es de la commune. » Et de fait, une fois le projet démarré, il trouve son équilibre propre, reposant à la fois sur la bar-restaurant et l’épicerie, ainsi que sur les projets culturels qui amènent d’autres personnes à consommer. « D’un point de vue économique, ces cafés ont pour la plupart réussi à survivre au Covid, malgré le manque d’aide, et fonctionnent plutôt bien, » complètent Nathanaël et Louise.
Chaque collectif a ses spécificités
Selon Cyril Naessens,« l’approche est originale : on part des besoins du territoire sans chercher à dupliquer un modèle. On peut tester, expérimenter, se tromper parfois ». Et effectivement, chaque projet a son équilibre propre. « On parle de collectifs d’habitants mais ce n’est pas toujours cela, précisent Nathanaël et Louise. Parfois, le projet est porté par quelques personnes avec une visée plus directement entrepreneuriale. Une des difficultés est la lenteur du démarrage. Il existe souvent un collectif fondateur qui s’essouffle au bout de trois ou quatre ans. Comment faire alors pour réussir à brasser au-delà de ce collectif et pérenniser un projet ? » Pour ce qui est de la gouvernance, aux yeux de Sylvain Bertrand, « ça dépend de chaque collectif. La question à se poser est cruciale dès le départ. On met au point les manières de prendre des décisions, la rédaction des statuts de l’association, mais il peut aussi y avoir une charte qui précise les manières de prendre des décisions. Quand le collectif grandit, il y a la nécessité d’avoir des commissions, de mettre un seuil de décision en dessous duquel on ne demande pas de validation collective, tout en organisant le lien entre les commissions. Il faut aussi penser la communication entre salarié·es et bénévoles, qui n’est pas toujours évidente, et avoir une grosse vigilance sur la frontière entre bénévolat et salariat. Le risque est que les personnes salariées confondent leur temps salarial et le temps de bénévolat, ce qui peut nourrir des frustrations ».

« Il y a aujourd’hui un engouement pour les cafés et commerces collectifs que nous avons envie de défendre. » Nathanaël et Louise
Association ou coopérative ?

Au sein de l’ESS, les formes juridiques sont multiples : coopératives, mutuelles, associations, etc. Laquelle choisir ? Pour Sylvain Bertrand, « beaucoup de cafés choisissent la forme associative parce que c’est une forme simple, facile à mettre en place, peu engageante financièrement. Le choix de monter une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ou une société coopérative et participative (Scop) se fait pour les projets qui prennent un peu plus d’envergure ». La SCIC réunit des salarié·es, des bénéficiaires du bien ou du service et des partenaires, souvent financiers. Elle est d’une lucrativité limitée et doit poursuivre une utilité sociale. De plus en plus de structures l’adoptent pour des raisons de souplesse de fonctionnement, ainsi que d’équilibre entre les activités économiques, le salariat et l’engagement bénévole des sociétaires. C’est le seul statut qui tolère, dans une entreprise, l’engagement bénévole des sociétaires. La particularité de la Scop est que l’outil de travail est possédé par les salarié·es. Plus de 50 % des associé·es doivent donc être salarié·es de la structure.
« Certains cafés alternatifs, comme Chez Théodore, dans le Finistère, sont une entreprise classique à laquelle est adossée une association qui gère la vie culturelle du bar », poursuit Sylvain. « On peut voir se dessiner différentes familles au sein de ces cafés et commerces collectifs, complètent Nathanaël et Louise. D’un côté, il y a les épiceries, souvent montées en SCIC, qui ont un enjeu commercial et répondent à des besoins primaires. D’un autre côté, il y a des projets, souvent montés en associations, qui mettent davantage en avant leur rôle culturel et social. »

Un outil pour essaimer

Le recueil Un café s’il vous plait ! se veut un véritable guide pour monter son café-commerce collectif, en s’appuyant sur plusieurs retours d’expériences et une dizaine de fiches pratiques. « Il a été édité à 1 000 exemplaires et est librement accessible en ligne, précise Cyril Naessens. Nous n’inventons rien ici, et le guide possède une partie historique. Il y a toujours eu des lieux de socialisation, on cherche surtout à valoriser les expériences et à encourager la structuration en réseau. » Pour Nathanaël et Louise, « la structuration de ces projets en Ille-et-Vilaine s’est aussi inscrite en contre-pied du projet du gouvernement, 1000 Cafés. Ce projet, qui propose de revitaliser des communes de moins de 3 500 habitant·es en aidant l’ouverture de cafés, est porté par le Groupe SOS, »leader de l’entrepreneuriat social en Europe« et ne propose ni une approche collective, ni une approche sociale. Nous voulions présenter d’autres manières de faire, par le bas, par et avec les habitant·es d’un territoire. Chaque café collectif construit est unique. Il n’existe pas pour nous de modèle reproductible. »
La parution de ce recueil reflète par ailleurs le dynamisme de la région en terme de projets collectifs. « Les initiatives ne manquent pas en Bretagne !, s’enthousiasme Cyril Naessens. On a la chance d’avoir l’association Bruded, réseau d’élu·es loc·ales qui témoignent de leurs expériences, cherchent ensemble à développer leur territoire. En Ille-et-Vilaine, 20 % des communes sont adhérentes, dont 60 % de communes de moins de 2 000 habitant·es. Le collectif travaille en parallèle une partie plaidoyer, autour des circuits courts, des produits locaux et bio, et de l’importance des projets collectifs. » « Il y a quelque chose de touchant dans cette dynamique, renchérissent Nathanaël et Louise. Les structures s’accompagnent entre elles, certaines structures, comme Le Champ commun, servent de modèle, de matrice au développement d’autres structures. On est fièr·es de ce guide, qui peut aussi être utile pour des initiatives dans des banlieues de métropole ou à l’échelle d’un quartier, car l’idée de base est de prendre en compte les spécificités d’un territoire. On voulait montrer que si on a un projet, une envie, il y a une réelle possibilité qu’il voie le jour. »

Propos recueillis par Martha Gilson

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