Silence : Pourquoi, selon vous, les high tech vertes et les nouvelles technologies ne peuvent-elles pas nous sauver de la crise globale en termes de ressources, de pollutions, de climat, etc. ?
Philippe Bihouix : Essentiellement pour trois raisons. La première est que les « solutions » mises en avant sont souvent consommatrices de ressources plus rares (les batteries des véhicules électriques, les composants des éoliennes de forte puissance, les métaux nécessaires à l’électronique…). Ces objets complexes, optimisés, mélangés, miniaturisés, sont particulièrement difficiles à recycler. Ainsi, on s’éloigne d’une économie circulaire — dont on est encore bien loin : plus de la moitié des 60 métaux recyclés le sont à moins de 1 % à l’échelle mondiale, par exemple.
La seconde raison, c’est que mettre en œuvre ces solutions réclame des déploiements industriels vertigineux, qui prendront du temps (trop de temps) ou auront d’autres effets induits indésirables. Les voitures autonomes ou les smart cities (1) s’appuient sur toute une infrastructure numérique, des capteurs aux centres de données, en passant par les réseaux 5G (et bientôt 6G). Le coût environnemental de telles infrastructures sera bien réel, tandis que les bénéfices sont loin d’être évidents. Quant à l’hydrogène pour les avions mais aussi pour les camions, voire les voitures, il n’est pas près d’advenir. Au-delà des difficultés techniques, probablement surmontables, il faut savoir qu’un hydrogène « vert », issu d’énergies renouvelables, engendrerait une démultiplication incroyable des installations, car environ 75 % de l’énergie électrique est perdue pendant l’électrolyse, le stockage et l’utilisation via une pile à combustible.
La troisième raison est l’effet rebond. Certes, le progrès technologique permet de développer des solutions plus efficaces, moins consommatrices d’énergie ou de ressources. Mais cette efficacité technique, non « régulée », se traduit par une efficacité économique (des produits et services meilleur marché), qui fait croître la demande. Globalement, au lieu de réduire, la facture environnementale augmente…
Où en est-on de la pression sur les ressources (énergies, matières premières, productions végétales, etc.) générée par nos sociétés et nos économies ? Comment la situation a-t-elle évolué depuis la parution de votre livre L’Âge des low tech, en 2014 ?
À l’échelle mondiale, nous extrayons chaque année de notre environnement environ 90 milliards de tonnes (gigatonnes, Gt) de ressources : presque 25 Gt de biomasse (récoltes agricoles, bois), 15 Gt de combustibles fossiles, un peu plus de 40 Gt de minéraux non métalliques (essentiellement des granulats et du sable pour la construction), un peu moins de 10 Gt de minerais métalliques (dont 80 % pour les seuls fer, cuivre et or…). Ce chiffre a triplé depuis 1970. Selon les prévisions, il doublerait encore d’ici à 2050 pour atteindre 180 Gt…
Évidemment, une telle croissance fait peser un poids énorme sur les écosystèmes : transformation des forêts en terres agricoles, ouverture de nouvelles mines, de carrières, de sablières, artificialisation accrue des territoires avec les routes et infrastructures nécessaires à l’alimentation des processus industriels en eau et en électricité, etc.
Même si la prise de conscience progresse depuis quelques années — les rapports d’agences comme la Banque mondiale, l’Agence internationale de l’énergie, le Programme des Nations unies pour l’environnement s’enchaînent pour alerter sur les besoins additionnels en métaux provoqués par la transition énergétique —, la tendance actuelle est toujours à l’accélération : l’extraction des métaux augmente plus rapidement que la croissance économique. Il n’y a donc aucune dématérialisation, au contraire.
Entre 1999 et 2019, on observe +4,4 % par an en moyenne pour le fer, +5 % pour l’aluminium, +2,4 % pour le cuivre, +4,1 % pour le nickel… Cela signifie concrètement qu’en vingt ans, on a presque triplé la production d’aluminium, largement plus que doublé celles d’acier et de nickel, augmenté de 50 à 60 % celle de cuivre, de plomb, de zinc… Tirés par le numérique, les métaux des nouvelles technologies font encore mieux : on a multiplié par quatre l’extraction annuelle de tantale, par cinq celle de cobalt, par six celle de lithium. Le monde d’après est encore loin…
Dans un monde qui sera prochainement en pénurie de nombreuses ressources nécessaires au fonctionnement de notre société industrielle et numérique, quel tournant technologique nous attend, selon vous, dans les décennies à venir ?
On peut de manière certaine établir le diagnostic de « non soutenabilité » de notre système extractiviste. On fonctionne sur l’exploitation — puis, après utilisation, sur la dispersion plus ou moins rapide, selon le taux de recyclage — d’un stock qui a été formé, concentré, par des dizaines, centaines de millions d’années de vie géologique de la planète. Quelle que soit la taille du stock, il s’épuisera. Sans parler du taux de croissance qui rend les choses absurdes sur le long terme : si l’on continuait à consommer +2 % d’énergie chaque année, il nous faudrait toute l’énergie de l’étoile solaire au bout de 1 500 ans… et à +2 % de cuivre par an, il faudrait tout le cuivre contenu dans le premier kilomètre d’épaisseur de la croûte terrestre dans seulement 500 ans. L’aventure de la croissance s’arrêtera donc, c’est une certitude.
Quand, comment ? Il est en revanche difficile de faire des prévisions sur la proximité de cette échéance. De nombreux paramètres entrent en jeu : du côté de l’offre minière (pétrole compris), il s’agit des innovations permettant d’attaquer des ressources moins concentrées, des interactions entre besoins en énergie, en métaux, et même en eau (une pénurie d’eau peut limiter l’exploitation minière). Côté demande, le recyclage, les possibilités de substitution, l’évolution culturelle (consommateurs) ou réglementaire (États)…
Le tournant qu’il faudrait prendre, au plus vite, c’est celui d’une bien plus grande sobriété dans l’usage des ressources : celle-ci s’obtiendra certes en fabriquant mieux, par une écoconception poussée et généralisée, mais aussi et surtout en fabriquant moins, par l’augmentation considérable de la durée de vie de nos objets, et en recyclant bien mieux — c’est possible, à condition d’y consacrer les moyens nécessaires. Les résultats sont potentiellement considérables : en passant d’un taux de recyclage de 50 % à 90 %, vous multipliez les réserves par 5, et à 95 %, par 10 !
En quoi le tournant vers les basses technologies est-il indissociable d’une mutation plus large en termes de consommation d’énergie, de mode de vie, de modèles économiques, de démocratie, etc. ?
Si l’on prend les low tech comme une démarche, visant l’économie de ressources, la sobriété à la source, le juste besoin et le bon dimensionnement, le « techno-discernement » pour n’utiliser les précieuses ressources que là où elles sont indispensables — dans la machinerie hospitalière plutôt que dans les drones de livraison ou les réfrigérateurs connectés, pour faire simple —, alors on peut alors l’appliquer à tous les domaines et tous les secteurs économiques, même les plus high-tech.
Bien sûr, la sobriété implique nécessairement de repenser profondément nos modes de vie et référentiels culturels (alimentation, rapport à consommation, mobilité, incitation à l’obsolescence par le marketing…) mais aussi l’organisation des productions (hyperspécialisation, sous-traitance, échelle des entreprises…) et notre rapport au territoire (métropolisation…). Elle devra certainement s’appuyer sur de profondes évolutions réglementaires et fiscales. Certaines choses devront être simplement interdites (voitures trop lourdes, emballages, produits jetables sauf dans le médical…) (2). Et pour qu’une économie de la réparation, du déjà-là, de l’entretien, du « surcyclage » s’installe, il sera nécessaire, entre autres, de taxer bien plus fortement l’utilisation d’énergie et de ressources, et d’alléger au contraire le coût du travail humain.
Quels peuvent être les effets sur l’emploi d’une société à basse technologie ?
L’idée n’est pas de commencer par renoncer à la part de machinisation qui a permis de réduire la pénibilité, en particulier dans le domaine agricole. Revenir à la culture manuelle ou à la traction animale, pour les grandes cultures au moins, serait une folie, alors qu’on ne consacre que quelques pourcents d’énergie à la mécanisation. Il faudra plutôt porter l’effort sur les domaines de la construction, de la mobilité, de la grande consommation, de l’électronique grand public.
Dans L’Âge des low tech, j’avais tenté une projection, pour chacun des secteurs économiques, de l’impact sur l’emploi d’une société plus sobre, organisée de façon plus simple, moins obsolescente. Une agriculture respectueuse du vivant serait pourvoyeuse de nombreux emplois. Dans l’industrie, l’arrêt de productions inutiles pourrait être presque compensé par l’essor de la réparation, de l’entretien, de la fabrication à petite échelle, de l’artisanat. Dans les services marchands, la baisse pourrait être significative (transport routier, banques, etc.). Et on peut aussi activer le puissant levier du partage du travail.
(1) NDLR : On appelle « smart cities » ou « villes intelligentes » les projets de villes dont les objets sont automatisés et interconnectés via la numérisation généralisée, soi-disant au service de l’écologie.
(2) NDLR : Dans le milieu médical, des initiatives visant la réduction des déchets dans le milieu hospitalier existent (achats responsables, distinction entre déchets à risques ou sans risques, installation de composteurs, formation du personnel, recyclage de radios, etc.). Le CHU de Nantes a par exemple réussi à réduire le volume de ses déchets à risques infectieux de 1135 à 624 tonnes entre 2011 et 2017 (Les Autres Possibles, no 33, août 2021).
« La tendance actuelle est toujours à l’accélération : l’extraction des métaux augmente plus rapidement que la croissance économique. Il n’y a donc aucune dématérialisation, au contraire. » Philippe Bihouix