Lorsque Clément Chabot et Pierre-Alain Levêque, du Low tech lab, se sont lancés dans l’expérience d’une année de vie dans un habitat basses technologies dans le Finistère, ils on travaillé notamment sur la réduction de leur consommation d’eau. Partant du fait qu’un·e Français·e consomme en moyenne 150 litres d’eau par jour, ils ont expérimenté des dispositifs pour limiter la quantité d’eau utilisée dans la douche, les toilettes (ils avaient des toilettes sèches), la vaisselle, etc. Mais ils ont ensuite appris que cette eau visible ne représentait que 4 % de notre consommation totale. Le reste, soit 4000 litres par jour, est « caché » : c’est l’eau nécessaire à la production de notre alimentation, de nos vêtements, de notre mobilier, etc. (1). Attention donc aux « illusions » écologiques données par certaines pratiques ! Les basses technologies constituent une partie de la solution mais ne changent pas grand-chose si d’autres choix de modes de consommation et de vie ne sont pas remis en cause.
Cela rejoint ce que Yolaine Raymond, de la Manufacturette, appelle « le paradoxe écolo » : quand on recherche l’usage le plus sobre possible mais qu’on produit malgré tout un impact très fort. Elle prend l’exemple de la tiny house : fixe, son empreinte est proche de zéro. Mais si on la déplace, on consomme 16 litres pour 100 km. Ce sont des paradoxes liés à l’expérimentation, estime-t-elle, auxquels il est possible de remédier. Par exemple, en ne déplaçant la tiny house que rarement.
Des limites liées à la santé et à la sécurité
Aux yeux de Briac Le Guillou, du Low tech lab de Boulogne-Billancourt, il n’est pas possible de tout faire avec des basses technologies. Un ascenseur, par exemple, une corde d’escalade, ou certains médicaments et technologies médicales, lui semblent difficilement compatibles avec les basses technologies, pour des motifs de sécurité ou de santé. Dans ce sens, hautes et basses technologies ne lui paressent pas être en opposition mais en complémentarité (2).
Des limites liées à la précarité ?
Le virage vers les basses technologies est-il réservé aux personnes qui se sont libérées de leurs besoins les plus fondamentaux en termes de survie ? Il peut paraître difficile, du point de vue de nos sociétés, de s’interroger librement sur les alternatives aux technologies classiques pour se chauffer, réfrigérer ses aliments, etc., lorsqu’on est plongé dans la précarité et dans l’urgence de répondre à ces besoins. Mais c’est précisément face à des situations de pauvreté que, dans de nombreux pays du Sud, les basses technologies se sont développées, moins coûteuses et plus faciles à construire et à utiliser de manière autonome.
Des freins extérieurs, réglementaires et culturels
Les limites au déploiement plus large des basses technologies viennent souvent de freins réglementaires et culturels, souligne Yolaine Raymond, de La Manufacturette. Ainsi, les toilettes sèches sont une solution qui pourrait se développer pour ne plus « chier dans l’eau potable », l’une des aberrations de nos sociétés industrielles. Oui mais… le compostage de la matière organique est très réglementé, rendant la tâche extrêmement ardue. Il en va de même de l’utilisation des eaux pluviales. On a accès à des ressources en eau, mais on aura beau la filtrer, elle restera considérée, légalement, comme impropre à la consommation. Pour Yolaine, le rôle du lobbying, des monopoles, est clairement à interroger mais cela ne suffit pas : nous vivons dans une société qui a tendance à tout voir à travers les lunettes de la peur. Le pire scénario est systématiquement pris en compte pour prendre une décision (comme pour l’accouchement à domicile plutôt qu’à l’hôpital).
Les basses technologies, levier insuffisant pour peser sur le rapport de forces
Les basses technologies ne peuvent suffire pour transformer la société en profondeur. Elles font partie de la solution mais doivent s’appuyer sur d’autres éléments pour libérer à plein leur potentiel subversif et transformateur. C’est que qu’expliquent les membres de L’Atelier paysan dans leur livre, Reprendre la terre aux machines. Les ateliers permettant aux paysan·nes de construire eux-mêmes les outils appropriés à leur besoins sont précieux. Mais « un bouleversement aussi important que le passage de l’agriculture industrielle à l’agriculture paysanne (…) n’aura jamais lieu sans un rapport de forces assumé, un conflit compliqué » (3). La coopérative estime nécessaire l’instauration d’un rapport de forces dans trois directions politiques : la fixation de prix minimum d’entrée pour les produits d’importation, une Sécurité sociale de l’alimentation (4) et une désescalade technologique. La limitation de l’action à la mise en place de basses technologies pourrait aboutir à des logiques de niche.
Des risques de dérive ?
Le risque de la récupération par le capitalisme et sa logique propriétaire existe bien. Une bonne invention libre est vite brevetée si l’on n’y prend garde, à l’instar de certains modèles de fours solaires.
Le dévoiement consumériste est aussi possible : on va acheter une marmite norvégienne qui joue sur l’inertie de la chaleur apportée dans un premier temps… alors que parfois, recouvrir la marmite d’une couverture peut avoir le même effet (il en va de même pour les yaourtières).
Le risque de dévoiement marketing ou productiviste est réel. Les basses technologies « seront récupérées si elles deviennent un gadget en plus », estime Jean Freri, de l’association Picojoule, qui développe près de Toulouse la méthanisation domestique. Ce débat était présent lors de la deuxième Semaine des alternatives low tech (SALT) en Seine-et-Marne durant l’été 2021, témoigne Jean, qui y a participé. « Est-ce que les low tech qu’on va créer et diffuser vont venir en plus de ce qu’on a déjà, et créer ainsi de la croissance ? » C’est pourquoi il convient, selon lui, de garder en tête la démarche globale et de coupler les basses technologies avec une vision technocritique (comme c’est le cas actuellement), pointant vers la décroissance et l’anticapitalisme. Sinon, par exemple, un écoquartier pourra se vanter d’avoir un bac à compost pour obtenir son label, sans remettre en cause tout le reste.
Existe-t-il une échelle à partir de laquelle les basses technologies risquent de se dévoyer ? Dans le domaine de la méthanisation, témoigne Jean Freri, l’utilisation domestique est intéressante mais la production industrielle est porteuse de nombreuses dérives (utilisation de terres agricoles pour l’énergie, etc.). Cependant, en Inde par exemple, de petites usines produisent des cuiseurs solaires, pressoirs à huile, décorticateurs, moulins à grains etc., non brevetés, et les diffusent en limitant leurs bénéfices (5).
Un enjeu réside pour certains acteurs dans la mise en place d’une définition institutionnelle des « low tech », à laquelle travaillerait l’Ademe actuellement, afin que leur application ne soit pas récupérée par l’industrie.
Le risque, finalement, estiment les membres de L’Atelier paysan, serait de centrer la démarche de conception sur de savants calculs d’un « optimum carbone » ou d’une expertise dans le sourçage des matériaux et « d’en faire LA solution à promouvoir, hors de tout contexte et coupée de tout projet politique » (6). Car « les basses technologies ne signifient pas forcément que l’on produit quelque chose de socialement utile, complète François Schneider, du collectif de vie Can Decreix, en Catalogne. On est contre les armes ou les bulldozers, même low tech ! Les basses technologies ne doivent pas être isolées. Plongée dans un système de croissance, une basse technologie est totalement inefficace : c’est la toilette à compost au fond du jardin que l’on n’utilise jamais, ce sont les cadres de grandes entreprises qui vont en vélo au travail produire des voitures. C’est bien mais cela restera toujours marginal. Il faut que les basses technologies fassent système. »
Le danger d’une pensée technicienne
« Le danger des basses technologies, poursuit François Schneider, c’est aussi que l’on ne remette pas en cause la suprématie des solutions techniques. La basse technologie est encore un univers technique, un mode de pensée technicien qui peut être réducteur, comme si tous les problèmes avaient une solution technique. Il faut bien sûr que les basses technologies s’enchâssent dans le contexte social. »
Les basses technologies sont les noeuds de relations socialement transformatrices
Les basses technologies partent d’une démarche technique mais elles ont précisément pour objet de réintégrer cette dimension technique dans le social et le politique, en évitant de la traiter de manière séparée — de « remettre la technique au service de la société » (7). L’une des clés de l’approche des basses technologies consiste à décloisonner, à « placer la technologie au centre de la vie, sur un axe transversal où se croisent d’autres disciplines comme l’éthique, les problèmes sociaux, l’environnement, et chercher à toutes les intégrer dans un ensemble », résume Elleflâne sur le site du Ritimo (8). Finalement, pour elle, « les technologies réappropriées devraient être plus que les objets technologiques (…), aussi l’ensemble des relations qui se créent autour de ces objets ». Ce faisant, elles permettent « de fissurer le système capitaliste, en privilégiant la création de noyaux et de petites communautés décentralisées qui favorisent les environnements d’autogestion et d’équité ».
Guillaume Gamblin
(1) Voir Low tech — repenser nos technologies pour un monde durable, Rustica, 2021, p. 24. Voir aussi le schéma des consommations quotidiennes d’eau par secteur sur https://s3.alec-lyon.org, rubrique « Économiser l’eau ».
(2) Cependant, les basses technologies peuvent intervenir dans des contextes inattendus : ainsi, dans les années 2000, lors d’une opération, l’hôpital de Chambéry est victime d’une panne électrique. Le générateur de secours a une avarie et ne peut entrer en fonctionnement. L’équipe médicale descend alors chercher un vieux générateur électrique à dynamo, qu’elle utilise en pédalant pour terminer l’opération (histoire vraie !).
(3) Reprendre la terre aux machines —. manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, L’Atelier paysan, Seuil, 2021, p.11
(4) La Sécurité sociale de l’alimentation est une proposition formulée par une large coalition d’organisations dont Ingénieurs sans frontières et la Confédération paysanne.
(5) Eva Cantavenera, « Recherche de basse technologie », Silence no 378, avril 2010
(6) Cf. Reprendre la terre aux machines, p. 125
(7) « Un autre récit du progrès : la perspective low tech », Nicolas, Sophie, Michel et Judith, sur ingenieurs-engages.org
(8) « Des technologies appropriées aux technologies réappropriées », Elleflane, www.ritimo.org
Pour aller plus loin :
• « Pour des innovations frugales », dossier de Silence no 340, novembre 2006
• « Sortir de l’industrialisme », dossier de Silence no 352, décembre 2007
• « Recherche de basse technologie », Eva Cantavenera, Silence no 378, avril 2010
• « Produire hors du capitalisme ? », Sophie Dodelin, Silence no 382, septembre 2010
• « Low tech : ‘Faites rouler les joueurs du PSG dans des voiturettes moches !’ », Philippe Bihouix, Baptiste Giraud, Silence no 441, janvier 2016
• « Sebasol : le soleil hors marché », Danièle Garet, Silence no 488, avril 2020
• « L’avenir sera low-tech », Socialter, hors-série, 2019
• « LOW TECHnique le système », Moins ! No 45, février-mars 2020