Ambre Diazabakana roule vite. Il est 18 h, sa tournée à vélo commence. Premier arrêt dans un immeuble cossu du centre-ville. Bidons en plastique sous le bras, Ambre caracole dans les escaliers. Magalie l’attend sur le pas de sa porte. À 45 ans, elle fait partie des 89 « coproduct·rices » de La Fumainerie (du terme « fumain », pour « fumier humain »). Cette association a lancé en 2020 le premier réseau de collecte et de valorisation des excréta (1) humains en ville. Magalie tend à Ambre ses contenants usagés, et en récupère trois propres. La collecte a lieu une fois par semaine, à des jours différents en fonction des quartiers.
À la fin du 19e siècle, la collecte et la valorisation agricole des excréta humains étaient la règle, explique Fabien Esculier, chercheur au Laboratoire eau environnement systèmes urbains (Leesu) à l’École des Ponts ParisTech. Ces matières (en particulier l’urine) sont riches en nutriments nécessaires à la croissance des plantes. Tout a changé au début du 20e siècle. Avec la création des premiers égouts et toilettes modernes, la population a commencé à se débarrasser de ses excréta dans l’eau.
Un gâchis d’eau désastreux pour la biodiversité
Conséquences : un gâchis considérable d’eau potable (en moyenne, une chasse d’eau en nécessite neuf litres) et une pollution importante des écosystèmes aquatiques. Les stations d’épuration ne permettent pas de traiter intégralement les eaux usées. Les conséquences pour la biodiversité sont désastreuses.
Une fois collectées par l’association, les matières fécales sont compostées par Pena environnement, une entreprise girondine spécialisée dans leur valorisation. Elles sont ensuite normées, puis vendues comme fertilisant agricole. L’urine est récupérée par Toopi organics. Cette société met au point un procédé de traitement « low-tech » des urines. Ses fondateurs espèrent, à terme, les commercialiser sous forme de biofertilisants substituables aux engrais chimiques.
Au titre des obstacles au développement de ces pratiques, Fabien Esculier évoque un « verrouillage socio-technique » : « Les investissements sont massifs dans le domaine de la gestion des eaux usées et des excréta humains. Une fois que l’on a investi massivement, il est difficile de changer de système ».
Pour La Fumainerie, toute la difficulté est d’arriver à trouver un modèle économique qui tienne la route. Pour le moment, l’association survit grâce à des financements publics. Afin qu’elle puisse fonctionner de manière indépendante, chaque foyer coproducteur devrait payer 42,32 € par mois. Un coût élevé, comparé aux 75,60 € que les Bordelais·es paient chaque année, en moyenne, pour l’eau consommée par leurs toilettes mouillées.
Malgré cela, inspirée par cet exemple, la mairie de Bordeaux envisage d’installer des toilettes sèches dans certains lieux publics. Un projet de collecte et de réutilisation des urines est également à l’étude dans le quartier de Saint-Vincent-de-Paul, à Paris. « On n’en est qu’au tout début de cette réinvention », se réjouit Fabien Esculier.
La Fumainerie, 34 rue du Tondu, 33000 Bordeaux, www.lafumainerie.com.
(1) Terme qui désigne les substances rejetées hors de l’organisme, ici les fèces et les urines.