Selon l’Interprofession française de l’horticulture, de la fleuristerie et du paysage (Val’hor), 85 % des fleurs coupées vendues en France viennent de l’étranger. Parmi ces fleurs, 87 % proviennent des Pays-Bas et 6 % arrivent de l’extérieur de l’Union européenne (Kenya, Éthiopie, Équateur, Colombie, Chine, Inde et Israël sont les principaux producteurs exportateurs). Les Pays-Bas sont les leaders du marché puisqu’ils exportent plus de 40 % des fleurs au niveau mondial.
Selon un bilan annuel de France Agrimer (2015), la France importe en valeur près de 16 fois plus qu’elle n’exporte. Soixante-dix pour cent des fleurs vendues à Rungis (1) proviennent de Hollande.
Mais en réalité, la Hollande ne peut produire toute les fleurs qu’elle vend à ses client·es. Elle achète d’immenses volumes de récoltes à l’étranger (Amérique du Sud, Kenya etc.) puis les redistribue. Quelle que soit leur provenance, toutes transitent par les bourses néerlandaises, qui sont les plus grandes plateformes d’achat-vente au monde.
Flora Holland, "le Wall Street des fleurs"
Le plus grand importateur distributeur du monde est Flora Holland, surnommé "le Wall Street des fleurs" : 48 millions de fleurs sont vendues chaque jour sur ce marché et redistribuées (2). Ici transite une proportion de 60 % du commerce des plantes et fleurs coupées, passant par les "marchés au cadran". Des milliers de fleurs, coupées en quelques heures aux quatre coins du monde, sont emballées, entreposées dans des chariots (des "racks") puis dans des containers, enfin dans des camions ou avions réfrigérés qui se rendent en Hollande. En général, entre la coupe et l’arrivée chez le fleuriste, il se passe deux à trois jours.
"Pour participer à ce commerce, les fleurs sont expertisées par un commissaire-priseur. Le fournisseur doit signaler l’emplacement, le type et le coût des marchandises qui entrent dans le système d’enchères. La vente est faite à travers ‘l’horloge des enchères’ ou le bureau de médiation. Le premier système consiste à lancer une offre avec un prix élevé qui diminue ensuite, et l’acheteur qui obtient les marchandises est celui qui arrête le chronomètre en appuyant sur son bouton." En gros, pour saisir la marchandise, "il faut être ni trop lent ni trop rapide sinon, on repart bredouille" (3).
De plus en plus, les ventes se font à distance, le contact avec la marchandise standardisée n’étant plus nécessaire. D’autant plus que l’on connaît ce qui est vendu : ce sont toujours les mêmes variétés de fleurs. On achète et revend des fleurs comme on transmet des produits financiers.
Difficile de connaître la provenance
Aujourd’hui, les fleuristes qui s’approvisionnent directement chez les producteurs sont rares, pour plusieurs raisons. D’abord, la Hollande a aspiré le marché des petits producteurs en Europe. Et ce n’est pas si vieux : il y a encore cinquante ans, on comptait trois fois plus de product·rices de fleurs en France qu’aujourd’hui. En outre, il existe de grandes disparités régionales. Pour certain·es fleuristes, il est compliqué voire impossible de s’approvisionner en fleurs locales afin de répondre à la demande des client·es. Pour les plantes en pot, à moins de travailler en direct avec un·e pépiniériste, il faut demander aux grossistes d’où viennent les plantes (aujourd’hui, ils affichent la provenance), mais il est souvent difficile de connaître les conditions de production (serres classiques ou chauffées, plein air, agriculture conventionnelle, biologique ou raisonnée). Enfin, tou·tes les fleuristes ne souhaitent pas acheter local, privilégiant encore la production hollandaise car, selon elles et eux, le calibrage, la tenue, la "perfection" des fleurs proposées restent inégalés. Ceci est à la fois une question d’habitude bien ancrée et une opinion faussée car aujourd’hui, en France, il existe de nombreux savoir-faire horticoles.
Des allers-retours en avion réfrigéré !
Près de 95 % des fleurs à destination de l’Europe voyagent en avion. On parle de centaines de tonnes par jour qui transitent en camion ou en avion réfrigérés depuis l’autre bout de la terre. À Quito, en Équateur, un aéroport sera bientôt construit plus près des sites de production, exclusivement réservé au transport des fleurs.
En France, Hyères, une des principales plateformes de revente des fleurs, envoie vers la Hollande (au marché au cadran) de la marchandise produite sur le territoire français qui sera ensuite redistribuée en France. Bilan : 3000 km.
Le Nord, plus gros pollueur
La plupart des fleurs — principalement les roses dont le Kenya est le plus gros producteur — parcourent plus de 6500 km avant d’arriver chez le ou la fleuriste. Mais, ironie de l’histoire, produire une rose kényane émet 6 fois moins de CO2 qu’une rose néerlandaise. Pourquoi ? Parce que le transport de cette fleur par avion sur des milliers de kilomètres a moins d’impact sur notre planète que les installations en serres chauffées au gaz naturel en Hollande. Et il se trouve que les fermes florales installées en Afrique et en Amérique du Sud, malgré leur utilisation massive de pesticides, bénéficient d’un climat propice à la culture de fleurs.
Les pays du Nord, dits riches, sont les plus gros consommateurs de fleurs : Union européenne, Amérique du Nord, Russie et Japon. Ceci est lié principalement à des habitudes de consommation, à une histoire et à un rapport particuliers au monde végétal que ces pays ont développés ces derniers siècles.
Des conditions de travail difficiles et dangereuses
Ce sont principalement des femmes qui travaillent dans ce que l’on appelle des fermes florales. Cette main-d’œuvre est peu chère : très souvent, elles sont payées en dessous du salaire minimum fixé par leur pays. Du fait de leur exposition aux pesticides, les maladies (cancers) et les problèmes de santé (troubles de la vue, problèmes respiratoires, troubles de mémoire, nausées et dépressions) sont fréquents chez ces travailleuses.
Tristes roses d’Ouganda
Plusieurs pays d’Afrique de l’Est ont développé la culture de fleurs. En quelques années, le Kenya est ainsi devenu le second exportateur de roses vers la France, derrière les Pays-Bas. Le développement du secteur a poussé les pays voisins à investir, notamment l’Ouganda, où les premières serres sont apparues dans les années 1990.
Sur la quinzaine d’exploitations membres de l’Association des exportateurs de fleurs d’Ouganda (Uganda Flowers Exporters Association, UFEA), trois sont des filiales d’entreprises néerlandaises et cinq sont partiellement détenues par des investisseurs étrangers. Les fleurs — principalement des roses — sont expédiées vers l’Europe de l’Ouest. Elles représentent aujourd’hui l’un des premiers produits exportés par le pays.
Le développement du secteur a créé de nombreux emplois non qualifiés, dont 80 % sont occupés par des femmes. Mais les serres coûtent cher et les investisseurs, pour obtenir un bon rendement, exigent dans certaines fermes une récolte d’au moins 6 000 tiges par jour pour un salaire journalier d’un peu plus de 2 euros. Les journées peuvent durer plus de 11 heures en prévision des fêtes.
Ce rythme et la nature du travail demandé entraînent des douleurs au dos et à la poitrine lors de la récolte, ainsi que de nombreuses coupures dues aux épines et au manque de protection adéquate. L’utilisation des pesticides provoque aussi des problèmes respiratoires ou d’irritation de la peau.
D’autre part, les violences sexistes et sexuelles sont endémiques. Ce secteur présente tous les facteurs de risques connus : des cadres majoritairement masculins pour une main-d’œuvre essentiellement féminine, des contrats précaires, une situation de vulnérabilité économique et une culture de l’impunité pour les violations de droits au travail.
La crise sanitaire a encore aggravé la situation. Avec les annulations de commandes, les exploitations floricoles ont drastiquement réduit leurs effectifs. Au plus fort de la crise, on estime que la moitié des ouvrières ont été renvoyées chez elles, sans aucun revenu. Les autres ont été invitées à dormir sur place pour conserver leur emploi, dans des conditions spartiates.
Les témoignages recueillis cette année par ActionAid Uganda auprès des ouvrières qui acceptent de parler de leurs conditions de travail sont édifiants : obligation d’acheter soi-même ses gants de protection, cadres refusant d’accorder un "congé maladie car c’est pour aller chez le coiffeur", regret de ne pouvoir compléter ses revenus par une autre activité en raison de la longueur des journées, peur constante de perdre son emploi, souvent sans contrat écrit et au jour le jour, harcèlement sexuel…
Or, la responsabilité des entreprises acheteuses et distributrices de ces fleurs en Europe est engagée car elles profitent de cette exploitation et, par leurs pratiques d’achat, maintiennent une telle pression sur les prix que le respect des normes de sécurité et du droit du travail paraît incompatible.
Enora Bource
ActionAid France, 47 avenue Pasteur, 93100 Montreuil, www.actionaid.fr
Pour ces pays producteurs, comme le Kenya, les emplois et les exportations représentent une part considérable de la stabilité économique. Ayant fait l’objet de nombreuses critiques, certaines entreprises concernées se sont mises au pas en réduisant l’utilisation des pesticides ou en mettant en place des systèmes dits "équitables", comme le mouvement Fairtrade – Max Havelaar (4).
"La fleur est le végétal le plus gourmand en eau et en produits chimiques"
La culture industrielle des fleurs est bien souvent un danger pour l’humain, la faune et la flore. Car, ironie du sort, elle contribue à tuer les abeilles, coccinelles et autres pollinisateurs. Il n’y a aucune réglementation en vigueur et la traçabilité des fleurs est quasiment impossible aujourd’hui — nous l’avons vu plus haut, la Hollande achète des volumes énormes à des fermes florales sans indiquer la provenance aux acheteurs. S’il y a une réglementation en vigueur pour les produits alimentaires, elle est très floue pour les végétaux non alimentaires. Vous pouvez trouver chez votre fleuriste jusqu’à vingt-cinq substances interdites dans l’Union européenne. Le rapport "Toxic Eden", publié en 2014 par Greenpeace Hollande, montre que 80 % des plantes à fleurs testées en Europe sont contaminées par des pesticides toxiques pour les abeilles (les fameux néonicotinoïdes). Par comparaison, en 2018 on estimait que l’utilisation de pesticides pour l’agriculture maraîchère était de 1, 2 kg par hectare de maïs, alors qu’elle serait de 106 kg pour les roses et de 134 kg pour les lys (5).
Au Pays-Bas, les autorités ont constaté un niveau "préoccupant" de pollution des eaux de pesticides illégaux dans les régions des serres.
En cause, la fragilité du produit. En effet, la culture sous serre favorise le développement de champignons, de bactéries et de maladies, d’où la forte tendance à utiliser des pesticides pour pallier le problème. Mais un autre problème se pose : celui de l’eau. "Par rapport à son volume et à son poids, la fleur est le végétal le plus gourmand en eau et en produits chimiques. Elle est fragile et requiert un écosystème précis, sinon elle pousserait partout. Donc on gave la terre de fertilisants pour toujours plus de floraisons, la fleur s’épuise, et on compense par encore plus de produits. […] La situation se résume à utiliser des produits frelatés et non homologués, sans aucune formation ni information, sans limite ni protection" (6).
Une demande de perfection
Par ailleurs, la question de l’attente du consommateur est un axe important à prendre en compte. Aujourd’hui, personne ne souhaite acheter une fleur abîmée même légèrement. Or, la fleur est un produit fragile. Il y a un fort parallèle avec les questions qui agitent l’agriculture : provenance, calibrage, traitements phytosanitaires, échelles de production, etc.
Fleuriste : un métier à risque...
Khaoula Toumi, doctorante à l’université de Liège, a analysé pendant quatre ans en Belgique les fleurs les plus vendues chez des fleuristes volontaires au cours des pics d’activité (Saint-Valentin, fête des mères, Toussaint). Elle a relevé environ 110 résidus différents de pesticides sur les fleurs et les mains des fleuristes, et 70 dans les urines de ces mêmes fleuristes : des substances cancérogènes ou mutagènes et des perturbateurs endocriniens (8).
Si l’exposition reste faible (mais réelle) pour le ou la consommat·rice, il n’est pas recommandé de respirer une rose kényane chez son fleuriste.
Certain·es conseillent même de ne pas mettre ces végétaux au compost… En plus de polluer, ils se désagrègent très lentement.
Normalisation et hybridation
Les fleurs phares en France sont, dans l’ordre des ventes, la rose (7), le lys, la pivoine, le gerbera et l’œillet. D’autres fleurs et feuillages sont présents chez les fleuristes mais, après des années de recherches pour sélectionner et hybrider les meilleurs spécimens, il y a un manque de diversité croissant.
Le parallèle peut être fait avec le maraîchage, qui sélectionne et hybride les espèces les plus solides au risque de perdre l’intérêt nutritionnel et gustatif du produit. Il en va de même pour les fleurs qui, pour la plupart, ont perdu tout leur parfum, la rose étant le meilleur exemple. Pour satisfaire une demande croissante, nous avons perdu le plaisir des saisons. Tout le monde veut des roses, des pivoines ou des lys toute l’année. La rose, par exemple, fleurit au printemps, en été et parfois jusqu’à l’automne… tout le temps, sauf le 14 février, date de la Saint-Valentin !
Des laboratoires se sont spécialisés pour répondre aux exigences des client·es (tenue en vases, couleurs, formes) et aux exigences des fleuristes (la rose droite comme un I, qui n’existe pas naturellement, est plus facile à travailler en bouquet), quitte à créer des fleurs OGM. Notons aussi la volonté de répondre à des modes : pendant une dizaine d’années, des chercheu·ses ont tenté de créer une rose bleue, sans y parvenir…
Ces faux besoins ont créé une industrie planétaire, avec les conséquences que l’on connaît : artificialisation des sols, serres chauffées en plein hiver, utilisation démesurée d’intrants chimiques, appropriation et appauvrissement des terres et des points d’eau, mise en danger et expropriation de populations autochtones (comme les Massaï au Kenya), disparition des petits producteurs.
Loyce Hébert
(1) On y vend un million et demi de fleurs par jour.
(2) Quelques chiffres pour Flora Holland : 4, 1 milliards d’euros de chiffre d’affaire par an, 12 milliards de fleurs vendues par an, 48 millions de fleurs vendues par jour.
(3) "Le commerce mondial de fleurs. Une affaire de milliards entre les mains d’une élite", www.cdhal.org
(4) Les fermes horticoles travaillant avec Max Havelaar sont soumises à des règles concernant l’usage de l’eau et des pesticides, le salaire et les congés des employé·es, leur liberté d’association, etc. Toutefois, le label équitable travaille en partenariat avec de gros groupes très inéquitables comme Système U, Leclerc, Carrefour et Intermarché.
(5) Selon Centraal Bureau voor de Statistiek, office néerlandais des statistiques, cité par Weronika Zarachowicz dans “La fleur est le végétal le plus gourmand en eau et en pesticides”, Télérama, 13 novembre 2018.
(6) "Si belle ! Mais la fleur est une industrie polluante", https://reporterre.net, 9 février 2017
(7) "Risk Assessment of Florists Exposed to Pesticide Residues through Handling of Flowers and Preparing Bouquets", https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov, 13 mai 2017
(8) Soixante-cinq pour cent des fleurs coupées achetées sont des roses.
Qui achète des fleurs ?
Un peu plus d’un foyer sur deux achète un végétal d’intérieur chaque année. Les deux tiers des acheteu·ses sont des femmes, une grosse moitié a plus de 55 ans. Quatre-vingt-dix pour cent des acheteu·ses touchent plus de 1500 euros par mois. (Val’hor, "Les achats de végétaux, arbres, plantes et fleurs des Français en 2020").
Loin d’être de simples produits de consommation, les fleurs font partie de notre rapport immémorial au monde vivant. Les humains ont vécu avec elles, les ont cultivées, les ont utilisées pour se nourrir, se soigner, pour interagir avec les cultures agricoles, etc. Elles ont très vite acquis des significations culturelles fortes qu’il est impossible d’ignorer. Leur saisonnalité, leur couleur, les ont associées à des événements de la vie et à des fêtes, notamment. La rose rouge, le chrysanthème, le muguet nous renvoient immédiatement à des moments distincts de l’existence sociale, à des sentiments (deuil, amour) etc. Le "langage des fleurs" transmet des messages qui ne passent pas par les mots. C’est aussi pour cela que les fleurs sont si souvent quelque chose que l’on offre. Selon Val’hor ("La filière en chiffres", octobre 2020), 73 % des ventes de végétaux d’intérieur chez les fleuristes sont destinés à être offerts et 27 % sont des achats personnels.