Quelle surprise de voir Le Monde Diplomatique publier l’article « Mirages de la décroissance » de Leigh Phillips. Qu’on parle de décroissance n’est pas surprenant. Ce qui est surprenant, c’est le contenu de cet article, superficiel et plein d’approximations, de contre-vérités, bien loin de refléter la richesse des discussions sur le sujet. À l’international, la discussion avance et s’enrichit ; elle est façonnée par de fascinantes controverses. En France, seul·es les détract·rices sont invité·es à s’exprimer, souvent à coups d’articles courts et sans substance.
L’innovation comme argument magique
Leigh Phillips aime beaucoup l’histoire du protocole de Montréal. Un problème simple qui n’affecte qu’un secteur de l’économie, une solution technologique disponible dont l’utilisation ne froisse les intérêts économiques de personne, et voilà : problème réglé. La leçon que l’auteur en tire est la suivante : « Grâce au progrès technologique et à des choix politiques, nous pouvons, si nous le souhaitons, évoluer ». Cette histoire est devenue le fer de lance des techno-optimistes, pour elles et eux la preuve que chaque problème a une solution technologique.
Malheureusement, il n’y a pas de solution miracle au réchauffement climatique. À celles et ceux qui pensent que le progrès technologique nous sauvera, je rappelle que la majorité des innovations ne sont pas des éco-innovations, mais bien des processus qui augmentent notre impact sur la planète. Et oui, car l’innovation, ce sont les Tesla et des panneaux solaires plus performants, mais aussi le rouleau de papier toilette qui se dissout dans l’eau, la fracturation hydraulique, la 5G, ou bien les chalutiers géants.
Et même si toutes les nouvelles innovations étaient des éco-innovations, les taux nécessaires pour atteindre un découplage absolu satisfaisant sont démesurés comparé à la vitesse de l’innovation en général (2). (Ajoutons qu’il faudrait aussi que ces nouvelles technologies vertes parviennent à remplacer l’ancienne infrastructure au lieu de simplement s’y ajouter.)
Pas de malentendus : je ne suis pas contre l’innovation, ce qui n’aurait aucun sens. Mais l’innovation technologique n’est pas une solution magique à des problèmes politiques. Comme le dit Jason Hickel (3), continuer à faire croître nos économies en espérant régler le problème plus tard reviendrait à sauter d’une falaise en espérant s’inventer un parachute avant d’atteindre le sol.
Un impératif de justice environnementale
Le problème de la métaphore du saut en parachute, c’est qu’elle ignore une dimension cruciale de la crise écologique : les inégalités. Leigh Phillips associe la décroissance à moins de réfrigérateurs dans les pays du Sud. Cet argument a été falsifié mainte fois (4). Retenons l’essentiel : réduire l’empreinte matérielle des pays riches permettrait de libérer des ressources pour les pays du Sud, à commencer par le budget carbone global qui est aujourd’hui accaparé par les pays les plus fortunés (les 10 % des plus riches au monde ont utilisé 56 % du budget carbone limitant le réchauffement à 1,5°C, alors que les 50 % les plus pauvres, seulement 4 %). Dit autrement, la décroissance, c’est moins de 4×4 à Paris et plus de réfrigérateurs à Ouagadougou.
Soyons clair, ce sont les pays riches qui sont responsables du changement climatique. Les 1 % les plus riches au monde émettent 100 fois plus de carbone que les 50 % les plus pauvres, et les 10 % des plus fortunés sont responsables de près de la moitié de la croissance des émissions entre 1990 et 2015, alors que les émissions des 50 % des plus pauvres n’ont pas changé. Rappelons aussi que ce sont les pays pauvres qui pâtissent le plus du dérèglement climatique. En plus de nettoyer après la fête, ils ne bénéficient pas de cette croissance : de 2010 à 2020, seulement 1 % de la croissance du revenu global s’est retrouvé dans les poches de ceux qui était déjà pauvres il y a dix ans. Réduire la consommation des riches est donc un double impératif éthique : pour préserver des ressources et pour minimiser les risques environnementaux.
Ne parlons pas de « crise » mais plutôt de tabassage écologique, une conséquence du mode de vie impérial d’une minorité. Leigh Phillips affirme que « dire qu’il y a trop de biens en circulation ou trop de gens sur la planète revient donc finalement à la même chose ». C’est faux, et cela car nous n’avons pas tous le même style de vie. L’objectif n’est pas d’instaurer une « limite supérieure à la quantité de biens qu’il est possible de produire », c’est de réduire la surconsommation de cette minorité super pollueurs, et cela afin de permettre que toutes et tous, aujourd’hui et demain, puissent avoir accès aux ressources nécessaires pour s’épanouir. La décroissance, c’est la sobriété au service de la justice sociale et écologique.
Revenu et bien-être
Mais les riches, c’est nous. Sommes-nous donc condamné·es à une vie miséreuse ? Non, tout simplement car, passé un certain seuil, la corrélation entre revenu et bien-être disparaît. C’est le « Paradoxe d’Easterlin » (5) : sur le long terme, ce n’est pas l’argent qui détermine le bien-être, mais plutôt l’éducation, la santé, et la convivialité. « L’argent ne fait pas le bonheur », nous dit le proverbe, et Richard Layard, économiste spécialisé sur l’étude du bonheur nous le confirme au travers de plusieurs décennies de recherche : la frugalité peut être heureuse.
Il est tout à fait possible de réduire les revenus et d’augmenter le bien-être. Preuve : la Finlande est réputée pour avoir l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde, malgré un PIB par habitant·e inférieur de 25 % à celui des États-Unis. En matière de santé, le Portugal a une espérance de vie de 81,1 ans, soit 2,4 ans de plus que l’étasunien·ne moyen·ne, avec 65 % de revenus par personne en moins. Un quartier qui partagerait tous ses outils aurait accès à plus d’objets tout en économisant les frais. Le bien-être dépend de notre capacité à satisfaire des besoins. Si tous ces besoins sont marchandisés, il faut donc beaucoup de revenus. Mais à l’inverse, la démarchandisation apporte avec elle un découplage entre revenu et bien-être, par exemple à travers la gratuité des transports publics, de l’eau, ou l’accès universel à la santé et l’éducation.
Une approche plus sophistiquée consiste à calculer de combien on pourrait réduire le revenu national sans détériorer le bien-être. En 2018, l’économiste Pierre Concialdi calculait pour la France que pour l’année 2013, 60 % du revenu national suffisait pour que tou·tes les citoyen·nes français·es puissent vivre décemment (6). En théorie, si le revenu était équitablement distribué, nous pourrions réduire le revenu national de 40 % sans affecter le niveau de vie moyen. Autre exemple, l’économiste Peter Victor simule une décroissance de 80 % des émissions de gaz à effet de serre au Canada, ce qui diminuerait le revenu national au niveau qu’il avait en 1976 – encore une fois, un niveau plus que satisfaisant si équitablement partagé.
Moins mais mieux
Bonne nouvelle : réduire la surconsommation améliore le bien-être. Dans son dernier livre, la philosophe Kate Soper propose un « hédonisme alternatif » : consommer moins, vivre plus lentement, faire certaines choses soi-même, se concentrer sur des plaisirs non-matériels pourrait être source d’épanouissement (7). Rejoignant les mêmes idées, les décroissant·es parlent depuis longtemps de « simplicité volontaire » (ce que Pierre Rabhi appelle la « sobriété heureuse »), un style de vie sobre en marchandises et en émissions mais joyeux et convivial.
Dans son dernier livre, l’économiste Serge Latouche parle « d’abondance frugale » mettant l’accent sur la gastronomie à travers le prisme de la Slow Food (8). Manger moins souvent chez McDo n’est pas forcément négatif si l’on compense par d’autres expériences gustatives, liées par exemple au fait-maison du jardin ou bien à la découverte de produits locaux et de saison. L’horizon de la décroissance n’est pas celui du dépouillement, mais celui de l’épanouissement, un nouvel art de vivre moins centré sur l’argent, et plus sur la joie de vivre – moins de biens mais plus de liens.
Une balade dans les bois, un jeu de cartes entre amis, un dîner romantique, lire, peindre, ou faire de la musique, ces biens non-matériels ou relationnels émettent très peu. Leigh Phillips s’inquiète d’une potentielle croissance des instruments de musique. Rassurons-le : une guitare pèse 1,5 kilo, une Porsche Cayenne, plus de 2 tonnes. Les 800 000 SUV vendus en France en 2019 représentent l’équivalent de 16 guitares pour chaque français. Alors oui, les instruments de musique, les bicyclettes, et les kayaks ne sont pas immatériels, mais si on passait plus de temps à faire de la musique et moins à prendre l’avion, ce serait déjà un bon départ.
Cela dit, tout ce qui doit être réduit n’est pas superflu et le changement des comportements de consommation reste un défi majeur. Il sera sûrement difficile pour celles et ceux qui avaient l’habitude d’avoir une grosse voiture, de prendre souvent l’avion, et de manger du bœuf tous les jours, de s’adapter à un style de vie plus sobre. Mais difficile vaut mieux qu’impossible – soit la probabilité de découpler la production d’automobiles, l’aviation, et l’élevage industriel de leurs pressions sur l’environnement. Cela nous amène au centre de la discussion : pour organiser la décroissance, il faut changer de modèle économique.
Cherche : nouveau modèle économique
À quoi ressemblera l’économie de demain ? Car oui, la décroissance veut dire moins, mais elle veut aussi dire différemment. L’objectif n’est pas de mettre l’économie en pause façon confinement, de la ralentir ou la miniaturiser, c’est plutôt un modèle économique alternatif : l’économie de la post-croissance. (9)
Cette économie sera partiellement démarchandisée. Certains secteurs de l’économie devraient être organisés autour des besoins et non des profits. C’est la gratuité défendue par Paul Ariès, qui devrait s’appliquer au logement, à l’alimentation, la santé, l’éducation, la culture, l’information, la justice, ou au transport public (10). C’est aussi l’idée derrière le Universal Basic Services proposé par le UCL Institute for Global Prosperity en Grande Bretagne : faire en sorte que chaque citoyen·ne ait accès à une diversité de biens et de services pour pouvoir participer à la vie collective.
Cette économie sera riche en temps libre. La réduction des activités économiques inutiles et nocives, à commencer par les bullshit jobs et les batshit jobs (11), pourrait libérer du temps pour d’autres activités comme la participation politique, le soin, l’éducation, l’art, ainsi que toutes ces activités qui, en l’absence d’énergies fossiles, demanderont plus de travail humain. Au lieu de se livrer à un « marché du travail », l’emploi serait organisé localement en fonction des capacités et des besoins, suivant le modèle novateur des Territoires Zéro Chômeu·ses de Longue Durée.
Cette économie aura un métabolisme biophysique soutenable. Si une économie en croissance ne peut pas être circulaire, on peut par contre imaginer une économie permacirculaire (12) qui allierait sobriété et circularité. Au lieu d’être traitées comme des marchandises, les ressources naturelles seront organisées à travers des communs, avec des taux maximums d’extraction et un véritable droit de l’environnement pour prévenir tout risque d’écocide.
Cette économie sera encastrée dans le social et dans l’écologique. Son indicateur de progrès ne sera pas le PIB, mais des indicateurs sociaux et environnementaux, comme ceux déjà en place depuis la Loi Sas de 2015 (13). Ensuite, le fonctionnement de secteurs clés comme la santé, l’éducation, ou la recherche ne sera pas suspendu à des impératifs de croissance. La production sera socialement utile, organisée démocratiquement à travers des coopératives privilégiant la qualité, la convivialité, et la durabilité, et non plus seulement les profits.
Élargir l’arbre des possibles
Tristement, quelqu’un a – encore une fois – gâché quelques heures pour montrer que Leigh Phillips a tort. Pire qu’avoir tort, il discrédite tout un éventail de concepts sans même les connaître. Dans une situation aussi complexe que la nôtre, cette approche est dangereuse car elle réduit les options à notre disposition. Il ne rime à rien de balayer de la main, soit la décroissance, soit la croissance verte, soit l’éco-socialisme, sans vraiment les comprendre. Aucune de ces stratégies n’est parfaite, et il n’y a pas de solution miracle. L’important est de pouvoir les discuter, les critiquer, parfois les combiner, et surtout les faire évoluer pour que ces idées nous soient utiles.
Timothée Parrique
(1) En juin 2020, un groupe de seize scientifiques a publié une revue systématique de la totalité des études sur le découplage – objectif de séparer la prospérité économique (génération de revenu, croissance économique) de la consommation de ressources et d’énergie –, soit 835 articles. Résultat : les taux de découplage observés (dans les rares cas où il y a découplage) sont bien loin de ceux qu’il nous faudrait pour pouvoir concilier croissance et soutenabilité. « A systematic review of the evidence on decoupling of GDP, resource use and GHG emissions », part II : synthesizing the insights, Helmut Haberl, Dominik Wiedenhofer, Doris Virág, Gerald Kalt, Barbara Plank, Paul Brockway, Tomer Fishman, Daniel Hausknost, Fridolin Krausmann, Bartholomäus Leon-Gruchalski, Environmental Research Letters, Volume 15.
(2) Mauro Bonaiuti, « Are we entering the age of involuntary degrowth ? Promethean technologies and declining returns of innovation », Journal of Cleaner Production, Volume 197, Part 2, 2018.
(3) Jason Hickel, Less is More : How Degrowth Will Save the World, éd. William Heinemann, 2020,336 p.
(4) Jason Hickel, « What does degrowth mean ? A few points of clarification », Globalizations, 2020
(5) « Confronting Carbon Inequality », Oxfam Media Briefing, 21 septembre 2020
(6) Pierre Concialdi, What does it mean to be rich ?, IRES, juin 2017
(7) Kate Soper, Post-Growth Living. For an alternative Hedonism, éd. Verso Book, 2020, 240 p.
(8) Serge Latouche, L’abondance frugale comme art de vivre - bonheur, gastronomie et décroissance, éd. Rivages, 2020, 208 p.
(9) Timothée Parrique décrit cette économie de la post-croissance dans sa thèse de doctorat, The Political Economy of Degrowth (2020).
(10) Paul Ariès, Gratuité versus capitalisme, éd. Larousse, 2018, 400 p.
(11) Bullshit jobs signifie « boulots de merde ». Cette expression désigne des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail. Batshit jobs signifie « boulots de fous ». Cette expression désigne les emplois qui contribuent à détruire le climat et l’environnement.
(12) Une économie qui s’inspire des principes de la permaculture. Voir Ecologie intégrale : pour une société permacirculaire de Christian Arnsperger et Dominique Bourg, 2017.
(13) La loi sur les nouveaux indicateurs de richesse prévoit que le Gouvernement remette chaque année au Parlement « un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que les indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable ».
Cet article est une version remaniée d’un article paru le 10 février 2021 sur le site https://timotheeparrique.com, suite à un article paru en janvier 2021 dans le Monde Diplomatique, « Mirages de la décroissance », de Leigh Philips.