Article Alternatives Finances et économie solidaire

Quel développement pour les monnaies locales ?

Francis Vergier

Les monnaies locales complémentaires ont connu un fort développement entre 2010 et 2016 et semblent marquer le pas actuellement. La plupart d’entre elles n’arrivent pas à mobiliser au-delà d’un cercle de personnes convaincues, ce qui en limite l’intérêt. Une étude récente fait un point précis sur la situation.

Les monnaies locales complémentaires ont rapidement trouvé un cadre juridique pour exister. Dès le début, Silence s’est interrogée sur plusieurs aspects : la part des subventions dans les structures permet-elle une réelle autonomie ? Quelle est l’importance de la masse monétaire en circulation en comparaison avec celle qui circule en euros ? Le recours de plus en plus fréquent à des monnaies virtuelles est-il compatible avec une tentative de relocalisation de l’économie (le numérique étant tout sauf local) ? (1)

Clairement engagées dans une démarche de transition

Une enquête nationale a été réalisée de novembre 2019 à janvier 2020 par le laboratoire Triangle de l’Université Lyon 2. (2). L’étude a recensé 82 expériences en cours, 2 en cours de constitution, 9 qui se sont arrêtées. 65 ont répondu aux questions. En moyenne, les monnaies existent depuis 3 ans et 10 mois. Le temps de lancement moyen entre la première réunion et la mise en route est en moyenne de 2 ans et demi. Les motivations principales sont la résilience territoriale par le développement des circuits courts et le renforcement du pouvoir citoyen. 67,5 % de ces initiatives prennent leurs décisions au consentement ou au consensus. 57 % ont un budget annuel inférieur à 10 000 €, parmi lesquelles 70 % ne touchent aucune subvention, alors que toutes celles qui ont un budget supérieur à 50 000 € en reçoivent. 19 associations ont au moins un∙e salarié∙e ou une personne en service civique et/ou des stagiaires. En moyenne, l’association fonctionne avec 18 personnes bénévoles actives.

La monnaie locale a du mal à circuler

Si au départ, les monnaies étaient sous forme de papier, environ un tiers circulent maintenant de façon numérique. Ce numérique a un prix (de 1465 à 32 000 € d’investissement initial et de 275 à 10 000 € ensuite par an). Des solutions mutualisées entre monnaies locales ont été envisagées, mais c’est légalement difficile. Environ deux tiers des groupes prévoient des frais de reconversion en euros des avoirs reçus des partenaires adhérents (3).
La masse monétaire médiane en 2018 est de 17 945 €, pour 231 adhérent∙es usagèr∙es, 76 adhérent∙es prestataires et 9 comptoirs de change. Au total, fin 2019, nous en étions à 34 871 personnes, 9614 prestataires et 4,4 millions d’euros. Ces sommes sont couvertes presque totalement par des fonds de réserve déposés à la société financière La Nef (64 %), au Crédit Coopératif (6 %), au Crédit Mutuel (4,5 %) ou dans d’autres institutions bancaires. Entre 2014 et 2018, le nombre d’usagèr∙es a augmenté de 53 %, la masse monétaire de 55 %, le nombre de prestataires de 38 %.
Environ 80 % des sommes dépensées seront ensuite reconverties en euros dans un comptoir de change, ce qui signifie que seuls 20 % des sommes collectées par les prestataires trouvent ensuite un débouché en monnaie locale, un chiffre qui n’évolue pas depuis des années.

Un niveau d’échange trop marginal

Actuellement, on trouve une monnaie locale en circulation dans 37,5 % des communes et
les collectivités publiques aident les monnaies locales dans 66 % des cas.
Il est à noter que le mouvement semble s’essouffler. Un maximum de lancement de projets s’observe en 2016 avec 10, puis cela baisse : 4 en 2017, 1 en 2018, aucun en 2019. Le mouvement aurait-il déjà atteint ses limites ?
En moyenne, le particulier de la plus petite monnaie locale n’a échangé que pour 14,4 € (un peu plus de 1 € par mois !), celui ou celle de la plus grosse pour 335,80 € pour l’année (soit 28 € par mois !). Autant dire que cela reste extrêmement marginal.

Développer la réflexion pour obtenir un outil plus performant

Cet engouement pour les monnaies locales est issu le plus souvent des dynamiques des initiatives de transition, pour lesquelles elles sont un moyen à intégrer dans un « plan de descente énergétique ». Le peu de développement des monnaies locales indique sans doute aussi la difficulté des initiatives de transition à intéresser le plus grand nombre. En 2010, au lancement de ces groupes, le pic pétrolier était dans toutes les têtes, mais le recours au pétrole de schiste a permis de masquer le problème pendant une dizaine d’années. Nous sommes probablement très proches du pic de production du pétrole en incluant les pétroles non conventionnels… Et le débat devrait repartir de plus belle.
Reste à savoir comment l’on peut sortir des cercles militants habituels, avoir un réel ancrage territorial, à quelle taille de territoire, comment intégrer des commerçant∙es plus classiques…
Lors de la réalisation d’une carte des alternatives à Lyon, en 2011-2012, une question récurrente était la place des artisan∙es (réparateurs et réparatrices de vélos, cordonnièr∙es, électroménager, ventes de seconde main…) : ces personnes n’ont pas toutes, loin de là, des idées écologistes ou solidaires. Les monnaies locales ont introduit des chartes pour déterminer qui peut être prestataires… au risque de n’attirer que les personnes déjà convaincues. De même qu’il existe une « reconversion » pour la bio, il faudrait prévoir un accompagnement pour une « reconversion » vers la résilience et la transition.

Francis Vergier

(1) Silence no 394, octobre 2011, lisible sur le site revuesilence.net
(2) Rapport complet : Jérôme Blanc, Marie Fare, Oriane Lafuente-Sampietro (2020), « Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquête nationale 2019-20 », Lyon, Triangle — UMR 5206, Université Lumière Lyon 2, Sciences Po Lyon, 56 p. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862
(3) L’idée de monnaie fondante (la monnaie perd de sa valeur si on ne la dépense pas dans un délai restreint) n’est utilisée que dans 6 % des cas.

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