Les destructions écologiques et les menaces pesant sur l’avenir peuvent éveiller toute une palette de sentiments : angoisse, tristesse, culpabilité, colère, mais aussi désir d’agir, ou encore envie de mettre tout cela à distance. L’écho qu’ont reçus dans l’espace médiatique les termes d’éco-anxiété et de solastalgie (1) témoigne de notre besoin de nommer ces sentiments douloureux, de leur donner forme. Les angoisses que nous ressentons peuvent être considérées comme des réactions normales, saines et salutaires face à des dangers réels et urgents. Mais elles peuvent aussi avoir des conséquences psychiques et sociales délétères, identifiées par les médecins qui ont travaillé sur le sujet (2) : troubles du sommeil, addictions, dépressions, impacts sur les relations sociales, etc. Dans quelle mesure faut-il mettre à distance ces sentiments douloureux, ou au contraire se laisser traverser par eux ?
Psyché et climat : une approche psychanalytique
Cette question est au cœur de la "psychologie climatique" qui s’est développée dans les vingt-cinq dernières années, en particulier autour de la Climate Psychology Alliance, réseau fondé en 2009 au Royaume-Uni. Cette discipline "cherche à comprendre en quoi le changement climatique éveille des sentiments puissants et menaçants – deuil, chagrin, culpabilité, anxiété, honte, désespoir – ainsi que des mécanismes de défense, tels que le déni ou la rationalisation, qui peuvent servir à éviter la confrontation avec ces sentiments difficiles" (3). Selon Weintrobe, psychanalyste britannique, les déstabilisations de l’environnement résonnent avec des angoisses traversées dans la petite enfance, liées à la possible déstabilisation ou disparition de l’environnement parental, voire à la crainte de l’avoir détruit par des demandes excessives (4). L’approche psychanalytique permet de donner une profondeur à la compréhension de notre vécu : elle affirme que nous ne sommes pas toujours en contact avec nos propres angoisses, dont une part est maintenue inconsciente par divers moyens défensifs.
Le rapport aux angoisses dans l’action militante
Le rapport aux angoisses est aussi une question pour la sociologie : ce que nous faisons de nos sentiments dépend en grande partie des groupes auxquels nous participons, des représentations qui les traversent, et plus largement de la place que nous occupons dans la société. C’est ce traitement individuel et collectif des angoisses que j’ai cherché à comprendre dans une recherche menée au sein du mouvement Alternatiba (5). Créé en 2013 par l’association Bizi !, le mouvement Alternatiba a rapidement essaimé à travers toute la France, avec le projet initial de mobiliser sur le changement climatique par la mise en avant des alternatives. Durant plusieurs années, j’ai suivi ce mouvement de l’intérieur, assistant aux débats et aux réflexions, et collectant les récits des militant·es. Ce travail m’a amené à une conclusion : il est fondamental de contenir nos angoisses, ou plus largement nos émotions douloureuses, c’est-à-dire de leur donner une forme qui permette de les éprouver et de les partager. À quoi correspond une émotion contenue ? Pensons à ce que nous font éprouver la musique, le cinéma ou la littérature : les artistes ont la faculté de nous faire ressentir des émotions douloureuses telles que la tristesse ou la colère, tout en les rendant belles et, d’une certaine manière, agréables. En d’autres termes, la forme artistique donnée à ces émotions permet de les contenir et de les vivre consciemment.
Émotions et contenance
Au fil des entretiens que j’ai menés avec des militant·es d’Alternatiba, je me suis interrogé sur mes propres réactions émotionnelles, et je me suis aperçu qu’elles dépendaient en partie de la forme de leurs discours. Dans certains entretiens, les angoisses se présentent comme contenues : elles sont nommées par des mots, prises dans un récit à la première personne. Ainsi ce militant qui affirme : "Moi, mon truc principal, c’est que la destruction de la nature m’est insoutenable, me désespère". Bien qu’il s’agisse là d’un sentiment très intense et douloureux, j’ai pu le recevoir sans être submergé par l’angoisse. J’ai même ressenti un certain plaisir dans l’écoute, avec le sentiment que l’on était en train d’échanger sur des choses profondes et importantes. Dans un autre entretien, c’est une angoisse non-contenue qui arrive soudainement et perturbe l’échange. Après avoir longuement parlé avec une militante de son parcours, je lui demande quelle est la place du climat dans son engagement. Elle répond : "Pour moi le climat, c’est aussi important que la disparition de la diversité écologique, c’est aussi important que les inégalités entre les humains sur la planète, c’est aussi important que la question nucléaire", avant d’évoquer la menace d’une fin de l’humanité puis l’image post-apocalyptique de personnes qui vivraient "dans des silos enterrés à bouffer des protéines". Troublé par cette réponse, je pose une nouvelle question sur les origines familiales de la militante, qui nous amène à changer de sujet. Que se passe-t-il dans cette séquence ? Ma question a fait surgir simultanément des sujets d’inquiétude qui n’étaient pas nommés dans le début de l’entretien et n’apparaîtront plus ensuite. Nous n’avons posé aucun mot sur les émotions éveillées par ces sujets. Sentant monter un sentiment d’inconfort, je me suis protégé en posant une question factuelle sur un autre sujet. Cet extrait d’entretien me semble représentatif de bon nombre de discussions sur le climat, dans lesquelles des angoisses non-contenues (c’est-à-dire ressenties comme inconfortables voire insupportables) viennent déborder notre capacité à accueillir sereinement l’émotion dans l’échange.
Traverser les angoisses
Parvenir à ressentir consciemment nos angoisses et à les mettre en partage sous une forme contenue est un enjeu existentiel et politique. On peut notamment se référer à Melanie Klein, une psychanalyste autrichienne et britannique, pionnière de l’analyse des enfants. Klein identifie une étape cruciale du développement psychique : le moment où nous réalisons l’étendue de notre dépendance envers les adultes qui prennent soin de nous, le risque qu’il y aurait à les perdre, mais aussi notre ambivalence à leur égard (6). Nous éprouvons alors des sentiments douloureux, tels que la tristesse, le désespoir ou le sentiment de culpabilité. Selon Klein, c’est en traversant ces sentiments que nous développons progressivement notre capacité de prendre soin des autres, notre créativité et notre désir de contribuer positivement au monde, qualités qui peuvent alors contenir et apaiser l’angoisse. Ce processus ne se fait pas en une seule fois : il se répète tout au long de l’enfance, et par la suite à l’âge adulte. C’est lorsque nous ne parvenons pas à trouver des issues constructives à nos angoisses que nous nous en protégeons à travers des visions du monde en noir et blanc, qui idéalisent certaines idées, personnes ou groupes, et concentrent le négatif sur d’autres.
Un enjeu politique
Dans cette traversée des angoisses, le soutien que nous recevons des personnes qui nous entourent est fondamental. Joanna Macy, l’une des fondatrices de l’eco-psychologie, observe qu’un groupe se construit différemment selon qu’il peut ou non accueillir l’expression de ce qu’elle nomme la "souffrance pour le monde". En août 1979, Macy organise un séminaire d’une semaine consacré aux menaces écologiques et nucléaires à l’Université Notre Dame (Indiana, États-Unis). Alors que les professeur·es invité·es arrivaient avec des présentations théoriques sur les différents thèmes abordés, Macy leur suggère d’introduire leur propos en racontant un incident ou une image qui témoigne de la manière dont ils se sentent personnellement touchés. Elle remarque que cette brève mise en partage des inquiétudes de chacun crée un lien particulier au sein du groupe : durant toute la semaine, ses membres se témoignent du soin et de l’attention mutuelle, sont disposés à accueillir les émotions difficiles, manifestent une énergie et une créativité importante. Ces observations fournissent le point de départ de la méthode de groupe mise au point par Macy, d’abord nommée "travail du désespoir" (despair work), puis "travail qui relie" (work that reconnects), et dont l’objectif est de faciliter la mise en partage des sentiments douloureux pour les affronter collectivement et libérer les possibilités d’action(7).
Des développements récents
Les pratiques développées par Macy ont eu un écho important, notamment dans le mouvement de Villes en Transition, créé en 2006 au Royaume-Uni (8). D’autres dispositifs d’échange se sont développés récemment outre-Manche, tels que les Climate Cafés. "Il y a une sorte de tabou, un silence socialement construit, autour du changement climatique", explique la chercheuse et consultante Rebecca Nestor, qui porte le développement des Climate Cafés au sein de la Climate Psychology Alliance. "J’ai commencé à animer des Climate Cafés comme des espaces où nous pouvons partager nos émotions – culpabilité, rage, anxiété, peur, perte – et parfois aussi notre torpeur et notre sentiment de déconnexion. Les discussion au sein des Climate Cafés ne portent pas sur les actions que l’on mène ou que l’on devrait mener : on porte plutôt l’attention sur nos sentiments, et je suis persuadée que cela crée une énergie collective pour le changement". On peut ainsi s’interroger sur les cadres qui permettent ou pas ces temps de partage de notre vécu subjectif, et sur leur place dans l’action écologiste.
Jean Le Goff
Docteur en sociologie de l’Université de Paris, Jean Le Goff a mené une recherche sur le mouvement Alternatiba, dans laquelle il a étudié les liens entre les manières de militer, et ce que les militant·es font, individuellement et collectivement, des angoisses liées au climat.
Notes
(1) Le philosophe australien Glenn Albrecht a défini la solastalgie comme « la douleur ou la détresse causées par la perte de réconfort (solace en anglais) du fait de l’état perçu de l’environnement. La solastalgie est en jeu lorsque le sujet fait l’expérience d’une désolation physique sur son lieu de vie. » Référence : Glenn Albrecht et al., « Solastalgia : The distress caused by environmental change ». Australasian Psychiatry : Bulletin of Royal Australian and New Zealand College of Psychiatrists, n°15, pp 95-98, 2007.
(2) voir notamment : Alice Desbiolles, L’éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, Fayard, 2020.
(3) https://climatepsychologyalliance.org/
(4) Sally Weintrobe « The difficult problem of anxiety in thinking about climate change », dans Sally Weintrobe (dir.), Engaging with Climate Change : Psychoanalytic and Interdisciplinary Perspectives, Routledge, 2013.
(5) Jean Le Goff, Militer au sein du mouvement Alternatiba. De l’angoisse à la mobilisation climatique, Thèse de doctorat sous la direction de Florence Giust-Desprairies, Université de Paris, financement ADEME, 2020.
(6) Melanie Klein, « Notre monde adulte et ses racines dans l’enfance » (trad. 1963), dans André Levy et Sylvain Delouvée, Psychologie sociale. Textes fondamentaux anglais et américains, Dunod, 2010.
(7) Joanna Macy, « Working Through Environmental Despair », dans Theodor Roszak (dir.), Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind, Sierra Club Books, 1995.
(8) Luc Semal, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, PUF, 2019.
et faire de ses écoémotions un moteur de changement
Karine Saint-Jean
La conscience de la destruction écologique suscite en nous différentes émotions négatives (angoisse, colère, tristesse,...), qui sont de précieuses indicatrices des dangers qui nous menacent, mais qui peuvent aussi venir entraver notre capacité à agir ou à vivre. L’autrice, psychologue, apporte des analyses intéressantes sur la manière dont fonctionne notre cerveau, sur les pièges qu’il nous tend (distorsions cognitives, ruminations, évitement…). Tout l’enjeu sera de "trouver l’équilibre entre prendre soin de nous et prendre soin de la planète" afin que cette écoanxiété ne nous paralyse pas mais reste un aiguillon pour agir. Nombreux exemples à l’appui, elle indique quelques pistes pour maintenir cet équilibre, et des indications pour faire face à un entourage hostile ou encore à l’écoanxéité d’un enfant ou ado sans minimiser la question. GG
Les éditions de l’Homme, 2020, 306 p., 17 €