La fiction n’est pas séparée de nos réalités : elle est souvent imprégnée du contexte dans lequel elle naît, et elle peut avoir un effet sur notre manière de le percevoir. Nos histoires, celles avec lesquelles nous grandissons, celles dans lesquelles nous baignons, nous éduquent et disent beaucoup de nous. Or, lorsque l’on s’intéresse au contenu de ces histoires, on retrouve souvent ce qu’évoque Émilie Hache : « Les rêves d’accumulation et de domination ». De nombreuses autrices et auteurs dénoncent l’omniprésence dans nos récits des idéaux de conquêtes (de l’espace, de territoires), de guerres, et de héros qui sauvent le monde en solitaires. Ian Larue explique dans Libère-toi Cyborg ! (3) que ces tropes (4) usés et dangereux courent depuis les mythes grecs jusqu’aux comics étasuniens.
Se réapproprier les récits
Pour ces autrices, déconstruire ces narrations est en lien étroit avec leurs engagements féministes et écologistes. La science-fiction créé déjà un espace où il est possible de questionner un contexte politique, social, et les rapports qui le composent. La science-fiction féministe va plus loin en luttant simultanément contre la saturation de nos imaginaires par des valeurs patriarcales, capitalistes et impérialistes. Par le récit, elle embarque les lecteurs et les lectrices dans une nouvelle vision du monde, et inspire d’autres manières d’y vivre.
Écrire de la science-fiction, c’est donc se réapproprier ce « territoire » des imaginaires. Cela fait écho au titre de l’ouvrage d’Émilie Hache, Reclaim (2016), qui signifie se réapproprier et revendiquer tout ce qui a été abîmé par ce système. Parmi les autrices qui ont initié ce chemin, il y a notamment Ursula le Guin et Octavia Butler. Elles côtoient aujourd’hui de nouvelles œuvres, comme Abysses (2019) dans lequel Rivers Solomon cherche à se réapproprier l’histoire violente des populations esclavagisées en faisant de leurs descendant·es un peuple de sirènes. Pour cet·te aut·rice et tou·tes les autres, la science-fiction devient alors un geste de création politique.
Lorraine Gehl
(1) Debaise, Stengers, Presses du réel.
(2) Éd. Cambourakis, 2015.
(3) Éd. Cambourakis, 2018.
(4) Un trope est une figure littéraire par laquelle un mot prend une signification autre que son sens propre.
Pour aller plus loin :
« La théorie de la fiction-panier », texte théorique de Ursula Le Guin, 2018, dans Terrestres, www.terrestres.org.
Un peu de lecture
La parabole du Semeur, Octavia Butler, éd. J’ai lu, 2003.
La Main gauche de la nuit, Ursula Le Guin, éd. Le livre de poche, 2006.
Terremer (édition intégrale), Ursula Le Guin, éd. Le livre de poche, 2018.
Viendra le temps du feu, Wendy Delorme, éd. Cambourakis, 2021.