Dossier Nord-Sud

Procès de l’agent orange : un cas de lutte pour une écologie décoloniale

Quốc Anh

Début 2021 débutait en France le procès de l’agent orange, herbicide extrêmement toxique utilisé par l’armée des États-Unis pour décimer les forêts lors de la guerre du Vietnam, qui continue à faire des millions de victimes aujourd’hui.

L’agent orange est un défoliant épandu par l’armée étasunienne entre 1961 et 1971 sur la jungle vietnamienne. L’objectif principal était de débusquer la résistance vietnamienne en détruisant les forêts lors de la guerre qui opposait le Nord Vietnam, soutenu par l’URSS et la Chine, et le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis.

Qu’est-ce que l’agent orange ?

L’agent orange s’est avéré très toxique aussi pour l’être humain. Son dérivé de fabrication, la dioxine, est lipophile et tératogène : elle s’accumule dans les graisses et engendre de graves malformations chez les nouveau-nés. Cette molécule affecte l’organisme de multiples façons, tant par des affections cutanées, digestives, nerveuses et cardiovasculaires que par des cancers ou du diabète. Jusqu’à 4, 8 millions de personnes ont été directement exposées au défoliant et plus de 3 millions en subissent encore les conséquences, selon l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange/dioxine (VAVA). Des centaines de milliers d’enfants, des troisième et quatrième générations d’après-guerre, vivent avec ces malformations (absence de membre, cécité, surdité, tumeur externe…), sans parler des fausses couches, des mort-nés et des naissances prématurées qui s’accentuent dans les régions les plus touchées. Des lignées familiales continuent donc de s’éteindre au fur et à mesure que la dioxine s’accumule dans leurs organismes. Tran To Nga a été l’une des nombreuses personnes intoxiquées par ce produit, alors qu’elle était agente de liaison et journaliste pour l’agence d’information Giai Phong, suivant les troupes du Front national de libération du Sud-Vietnam. Dans les années qui suivirent la guerre, elle tomba malade et ses trois filles naquirent avec des malformations, l’une d’elles n’y survivant pas à l’âge de 17 mois.

Un procès historique mené par Tran To Nga

En 2014, Tran To Nga a déposé une plainte au tribunal d’Évry, dans l’Essonne, pour les dommages qu’elle a subi, plainte rendue possible par une loi autorisant un·e ressortissant·e français·e à poursuivre une personne physique ou morale étrangère pour des faits commis hors de l’Hexagone. Tran To Nga est défendue par trois avocat·es : William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Face à elle et eux, une trentaine d’avocat·es défendent les entreprises responsables d’avoir produit ou livré l’agent orange-dioxine à l’armée américaine.
Les plaidoiries du procès ont eu lieu le 25 janvier 2021 au tribunal judiciaire d’Évry, après six années de procédure écrite. La ligne de défense adverse repose essentiellement sur trois piliers. Tout d’abord, elle conteste la compétence des tribunaux français en demandant l’immunité de juridiction. Elle remet également en cause la qualité de victime de l’agent orange de la plaignante. Enfin, elle souhaite démontrer que les entreprises n’ont fait qu’obéir aux ordres de l’État, en temps de guerre.
Me Bourdon a, quant à lui, rappelé la souveraineté des entreprises puisqu’elles ont fait la démarche de répondre à un appel d’offres de l’État. Au-delà de la fabrication de l’agent orange, la manière dont celui-ci a été produit est incriminée. À partir de 1967, le gouvernement étasunien a souhaité intensifier les épandages et ainsi la production. L’agent orange est un des défoliants les plus nocifs pour les humains et l’environnement car il contient de la dioxine, déchet de fabrication produit lors de la combustion à haute température. Les entreprises sont ainsi accusées de ne pas avoir respecté les précautions de fabrication pour accélérer la cadence et optimiser leurs profits. La décision du juge devrait être rendue le 10 mai 2021.


Vietnam-Dioxine, un collectif engagé contre l’agent orange
Le 10 mai 2021, le Tribunal judiciaire d’Évry a rendu son jugement. Il a déclaré irrecevables les demandes de Tran To Nga, reprenant à son compte l’argumentaire des 14 firmes incriminées sur le fait qu’elles avaient agi "sur ordre" et donc sous la contrainte du gouvernement étasunien, bien que le contraire ait été prouvé par la partie adverse. Tran To Nga a immédiatement demandé à ses avocat·es de faire appel de cette décision. Le procès est donc loin d’être terminé.
Pour soutenir Tran To Nga et les victimes de l’agent orange, une pétition "Soutien aux victimes de l’agent orange !" est en ligne sur le site www.wesign.it.
Enfin, pour les personnes qui veulent s’investir davantage, le Collectif Vietnam-Dioxine est la principale association en France visant à sensibiliser sur l’agent orange et soutenir la lutte de Tran To Nga (en faisant notamment partie de son comité de soutien). http://vietnamdioxine.org, contact@vietnamdioxine.org.
L’agent orange est un symbole de lutte d’écologie décoloniale

Le cas de l’agent orange est typique de ce qu’on pourrait appeler la "colonialité", c’est-à-dire une continuité des dynamiques issues de la colonisation. Cette colonialité a été perpétrée par les États-Unis, première puissance militaire au monde, qui a voulu imposer son idéologie au Vietnam, au détriment de la population locale et de ses écosystèmes.
Bien que l’agent orange n’ait pas été répandu pendant la colonisation française, ce véritable crime contre l’humanité est un cas concret de colonialité sur des corps vietnamiens. Nul ne peut oublier que ce pays, après sa déclaration d’indépendance en 1945, était alors en plein processus de décolonisation. Même si la France coloniale s’en est retirée à la fin de la guerre d’Indochine, en 1954, il est difficile ici de nier des dynamiques que l’on pourrait qualifier de “néo-coloniales”. L’emprise sur le corps de personnes non-blanches peut être aussi qualifiée de racisme environnemental. Razmig Keucheyan le rappelle très justement dans La Nature est un champ de bataille : pourquoi les vétérans étasuniens pourraient-ils obtenir des "réparations", contrairement aux victimes vietnamiennes, cambodgiennes ou laotiennes ? En effet, les anciens soldats ont été indemnisés à l’amiable, à hauteur de 180 millions de dollars, en 1984 après avoir porté plainte contre les firmes étasuniennes ayant fabriqué l’agent orange. Cette indemnisation s’est faite au détriment des victimes vietnamiennes, puisqu’il s’agissait d’acheter le silence des vétérans étasuniens pour éviter tout cas de jurisprudence.

Un crime d’écocide colonial

D’autre part, le drame de l’agent orange est un véritable écocide, terme qui a d’ailleurs été forgé pour l’usage de cet herbicide au Vietnam. Cette notion a été inventée en 1970 par Arthur Galston, bioéthicien étasunien, qui la définit comme "la destruction intentionnelle et permanente de l’environnement dans lequel un peuple peut vivre de la façon qu’il a choisie", défendant sa reconnaissance comme "crime contre l’humanité". En effet, avec près de 80 millions de litres d’herbicides déversés et plus de 2 500 000 ha contaminés, ces épandages ont détruit 20 % des forêts du Sud du Vietnam et pollué 400 000 ha de terres agricoles. S’y ajoutent la destruction de plus d’un million d’hectares de forêt tropicale et la disparition d’une faune abondante.
Comme le souligne Anne Xuân Nguyen (1), l’agent orange est une "violence lente", concept formulé par Rob Nixon "pour décrire le caractère brutal et mortel de la pollution sur les organismes, qu’ils soient humains ou non". Cette violence lente s’exerce ainsi par l’agent orange sur les êtres humains et non humains, comme une bombe à retardement, puisque ses effets perdurent encore à travers les générations, plus de 40 ans après la fin de la guerre.
Vouloir obtenir justice pour les victimes de l’agent orange, c’est penser une écologie qui bénéficie aux personnes touchées par ce défoliant. Cette écologie doit ainsi demander des réparations pour un écocide qui a profondément atteint chacun des trois règnes : humain, animal et végétal. Il s’agit d’inscrire ce drame dans la mémoire collective mais surtout de permettre que les personnes qui souffrent de maladies liées à l’agent orange puissent vivre décemment.
Quốc Anh, militant pour la reconnaissance du drame de l’agent orange, sympathisant du Collectif Vietnam-Dioxine.

(1) Doctorante en sociologie à l’Université libre de Bruxelles - Recherche et études en politique internationale.

Pour aller plus loin :
• Ma terre empoisonnée – Vietnam, France, mes combats, Tran To Nga, Stock, 2016
• Agent Orange, apocalypse Viêt Nam, André Bouny, Demi-Lune, 2010
• Film Agent orange, une bombe à retardement , Thuy Tien Ho, Laurent Lindebrings, 57 min, Doriane Films, 2013
• Film Agent orange, la dernière bataille, Alan Adelson, Kate Taverna, 65 min, 2020
• Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Harvard University Press, Cambridge, 2011, p. 2. Cité dans "De la violence directe à la violence lente. Agent Orange et bombes à sous-munitions : l’héritage de la Seconde Guerre d’Indochine", Anne Xuan Nguyen, Cultures & Conflits, vol. 117, no 1, 2020, pp. 117-128
• "Agent orange : la guerre du Viêt Nam n’est pas finie", Max Leroy, Ballast, vol. 3, no 2, 2015, pp. 74-85
• "Pour la reconnaissance du crime d’écocide", Laurent Neyret, Revue juridique de l’environnement, vol. volume 39, no. HS01, 2014, pp. 177-193.
• "’Écocide’ : histoire d’une idée explosive", Jade Lindgaard, Mediapart, 28 juin 2020
• "Justice pour Tran To Nga et toutes les victimes de l’Agent Orange-dioxine", Collectif Vietnam Dioxine, Libération, 18 janvier 2021
• Le blog de Quốc Anh dans le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/qu-c-anh

Fascisme fossile
L’extrême droite, l’énergie, le climat
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Éd. La Fabrique, trad. Lise Benoist, 2020, 370 p., 18 euros

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