Dossier Nord-Sud

Le colonialisme se joue au sein de nos luttes écologistes

Guillaume Gamblin

Nous l’avons vu tout au long de ce dossier, colonialisme et destruction écologique sont intimement liés. Ce processus se poursuit dans nos sociétés avec le racisme environnemental. Comment renverser la vapeur et créer les conditions d’une écologie résolument décoloniale ?

Comme le rappelle Malcolm Ferdinand dans son ouvrage Une écologie décoloniale, l’esclavage a été la matrice de la destruction des écosystèmes. Il a été à la fois le moment d’une immense violence, parfois génocidaire, et de la transformation du monde en usine géante.
En 2021, l’exploitation des forêts primaires, des mines, des terres arables, des cours d’eau, etc. est en de nombreux points du globe synonyme d’expropriation de populations indigènes ou autochtones, de meurtres de défenseu·ses de leur territoire, d’exploitation économique, d’esclavage d’enfants, de répression militarisée sous tutelle occidentale, etc.
Ces processus d’une violence inouïe témoignent d’un même mépris pour les humains et pour le reste du vivant de la part de la frange la plus riche de la planète, au profit d’une croissance économique démesurée, sans limites.

Le racisme environnemental

Au sein même de nos sociétés, cette logique coloniale se reproduit sous des visages différents. En Guadeloupe et en Martinique, le scandale du chlordécone en est la triste illustration. De 1972 à 1993 et au-delà, cet insecticide extrêmement toxique a été épandu massivement dans les bananeraies, aux mains d’exploitants issus de colons blancs. Les alertes sur la dangerosité de ce produit s’étaient pourtant multipliées (1). Son imprégnation des sols et des eaux souterraines, encore actuelle, a contaminé 90 % de la population adulte et généré, entre autres, l’un des taux de cancers de la prostate les plus élevés au monde ainsi que des conséquences sur la grossesse et sur le développement des enfants. Les complicités entre État français et intérêts économiques de l’industrie bananière sont avérées. De nombreu·ses act·rices locales de la résistance dénoncent un « crime colonial ».
On appelle « racisme environnemental » le fait que les personnes racisées (2) sont dans nos sociétés beaucoup plus exposées que les personnes blanches aux pollutions et dégradations écologiques (pollution des sols et des cours d’eau, vulnérabilité aux événements climatiques, pollutions atmosphériques, déchets toxiques, etc.) (3).
En France, gens du voyage, agent·es d’entretien racisé·es, populations victimes des essais nucléaires en Polynésie Française, populations immigrées assignées aux segments les plus dégradés du parc de logement et sujettes au saturnisme et à la pollution atmosphérique des rocades, etc., en constituent quelques exemples. Plus largement, le racisme environnemental englobe les inégalités en matière de santé environnementale dont les critères sont l’emploi, l’éducation, le logement, les systèmes alimentaires, etc.
Face au Covid-19, les chiffres montrent qu’au premier semestre 2020, en France, la mortalité a augmenté deux fois plus pour les personnes nées en Afrique et en Asie qu’en France. Conditions de logement, moyens de transport, nature des emplois, mauvais accès aux soins forment une combinaison qui s’est avérée mortelle pour les Non-Blanc·hes.

Une écologie coloniale

Le développement de l’écologie ces dernières décennies a-t-il permis de desserrer la vis de cette double destruction-exploitation coloniale et écocidaire ? Il semble qu’à l’inverse, l’écologie ait servi très tôt de justification au colonialisme pour s’imposer.
Différents types de projets qui se revendiquent de l’écologie aboutissent à une dynamique coloniale. C’est le cas des agrocarburants, promus comme une énergie verte mais qui, du Bénin au Paraguay et à l’Indonésie, sont trop souvent liés à des expropriations de terres et à un remplacement des cultures vivrières par des cultures industrielles destinées à faire rouler les voitures du Nord.
La compensation carbone est également une pratique qui se prétend écologique et qui s’inscrit dans des rapports néocoloniaux. En plantant des arbres dans des pays du Sud pour compenser les émissions de gaz carbonique dues aux déplacements en avion, par exemple, la reforestation est censée séquestrer du CO2. Nombreux sont les pays du Sud où cette pratique a justifié des spoliations de terres locales au profit des investisseurs « verts » du Nord (4 et 5).

Stop EDF Mexique
L’isthme de Tehuantepec, au Mexique, est devenu un eldorado pour les projets géants d’énergies éoliennes. La région héberge déjà 25 parcs éoliens pour un total de 1 800 éoliennes. Cette avancée des industriels à marche forcée se fait par la dépossession des territoires et le pillage des ressources… au nom de la « transition écologique ». Pour les investisseurs de l’économie verte, les peuples indigènes qui vivent sur ces territoires sont des obstacles : ils disposent de droits de propriété collective sur ces terres et opposent une résistance aux installations qui les exproprient. À ces résistances répond une violente répression de milices armées publiques-privées pour intimider et assassiner, utilisant des techniques contre-insurrectionnelles. Aujourd’hui, la filiale d’EDF Renouvelables, Eólica de Oaxaca, est sur le point de commencer les travaux de son quatrième parc éolien dans cette région, consistant en l’installation de 62 nouveaux aérogénérateurs sur une surface de 4708 ha. Une surface largement supérieure à celle nécessaire pour l’implantation des éoliennes, mais qu’il faut voir en termes de conquête néocoloniale du territoire pour transformer la propriété communale des terres en concessions privées puis ouvrir la voie à d’autres projets d’exploitation. En France, le collectif Stop EDF Mexique a été pour relayer les voix de celles et ceux qui luttent sur place contre ce projet, et pour dénoncer les actions dévastatrices d’EDF dans l’isthme de Tehuantepec. Un projet emblématique d’une écologie coloniale, qui allie intérêts industriels, négation des droits des peuples indigènes et répression meurtrière au nom de l’écologie.
Stop EDF Mexique, stopedfmexique@riseup.net
Interroger nos mouvements, leurs dynamiques et leurs priorités

Une écologie décoloniale, c’est une approche qui prend en compte les systèmes de domination coloniaux et racistes à l’œuvre dans les mouvements écologistes. Selon le militant écologiste et antiraciste Quốc Anh, « ne pas tenir compte de ces rapports de domination, c’est prendre le risque d’avoir une écologie qui vient les renforcer ». Plus concrètement, poursuit-il, l’écologie décoloniale, « c’est bannir une écologie individuelle culpabilisante pour les personnes vivant dans la précarité, c’est refuser une écologie blanche bourgeoise basée sur la consommation de produits ’écoresponsables’ sans remise en cause des inégalités sociales, c’est dénoncer la gentrification des quartiers populaires… » (6).
Décoloniser l’écologie, c’est nécessairement « s’interroger sur la pertinence politique des différents courants écologistes actuels », poursuit Quốc Anh. En remettant en cause la surreprésentation des personnes blanches dans les milieux écologistes, en mettant au centre les quartiers populaires et leurs combats en la matière (7).
Une écologie décoloniale, c’est donc, pour les mouvements écologistes classiques, une écologie qui se mettra a minima à l’écoute de la parole et des combats des populations racisées qui subissent cette double violence, à la fois raciste et écologiste, et qui acceptera de bousculer son agenda politique pour mettre ces combats au cœur de la dynamique et activer une solidarité concrète avec eux. Les rapprochements qui ont eu lieu en juillet 2020 entre militant·es antiracistes et écologistes (Génération Adama et Alternatiba, entre autres) lors de la quatrième marche pour commémorer l’assassinat d’Adama Traoré par la police en 2016 et demander justice, vont dans ce sens.
Citons également le Front de mères, issu de la lutte de parents d’élèves de Bagnolet, commune populaire de la région parisienne. Le mouvement s’est mobilisé pour des menus végétariens à la cantine, ou encore pour faire réparer les ascenseurs dans les tours d’immeubles, rendant ainsi aux habitant·es le droit concret d’accéder aux espaces extérieurs, et aux enfants celui de ne pas rester enfermés chez eux devant des écrans.

Habiter les territoires ou les exploiter ?

Malcolm Ferdinand parle de « l’habiter colonial » pour désigner une manière d’être au monde qui consiste à mettre en exploitation un territoire afin d’en extraire les ressources, au profit d’une métropole distante. C’est en réalité « une négation de l’acte d’habiter qui est de s’inscrire avec une visée de long terme dans un projet de vie, commente Xavier Ricard, de la revue Terrestres. Là, il n’est pas question de vie, mais d’extraire. Cela renvoie à l’habitabilité de notre planète. L’habiter est nécessairement décolonial, oblige à construire un rapport à la Terre qui est de l’ordre de la coopération » (8).
Selon l’artiste et activiste amazonienne Daiara Tukano, les cosmologies de l’Amazonie viennent dépasser le clivage et la hiérarchie que l’Occident a artificiellement échafaudés entre nature et culture, et viennent nous dire que « cette terre, c’est mon existence », « la possibilité de vivre sur ce fleuve fait partie de moi, je ne peux pas en être détaché·e ». « On fait face constamment à l’invasion des territoires autochtones : déforestation, chasse et pêche illégale, exploitation minière, etc., explique-t-elle. Pour nous, ce ne sont pas des ressources, c’est notre monde. Quand on défend notre territoire, on défend tout ce qui est ensemble. On résiste pour exister. On résiste ensemble avec tous ces éléments, tous les esprits de la nature » (9).

Combattre le développement

Par ailleurs, c’est l’idéologie du développement elle-même qui est à remettre en cause. En effet, le concept de développement a explicitement été créé dans la continuité du colonialisme, pour apporter un caractère politiquement correct à la poursuite du pillage des pays du Sud au sortir de la Seconde Guerre mondiale (10). Il repose sur le même imaginaire d’un progrès linéaire dans lequel les pays dits « sous-développés » puis « en voie de développement » ont pour horizon de rattraper leur « retard » sur les pays dits « développés » afin d’accéder au même mode de vie urbain, technologique et occidentalisé. Dès lors, une écologie décoloniale sera forcément critique du développement (11) et du développement durable, son dernier avatar.
Une certaine décroissance semble être l’une des meilleures alliées d’une écologie décoloniale, dans la mesure où elle propose une critique radicale du développement et du développement durable, dénonçant à la fois leur destruction des écosystèmes et les violences qu’elles engendrent sur les peuples les plus vulnérables de la planète. La décroissance promeut une diminution collective de la consommation des pays riches, et donc un coup de frein à l’extractivisme et à l’exploitation des ressources et des peuples.
Rompre avec la logique de croissance économique, réduire radicalement notre empreinte écologique, sortir des logiques aveuglément destructrices du capitalisme, sont les meilleurs moyens de se faire les allié·es des luttes d’écologie décoloniale. Ces combats rejoignent l’exigence de non-violence (envers les humains comme envers les non-humains) ainsi que les combats féministes (étant donné que les femmes sont comme toujours en première ligne des violences qui accompagnent les destructions extractivistes).
Plus concrètement, les luttes des Sud contre les mégaprojets extractivistes, les luttes indigènes contre les écocides et les ethnocides, les luttes pour l’autonomie paysanne portées partout par des réseaux tels que Via campesina sont, dans leur immense majorité, des dynamiques à la fois écologistes et décoloniales. C’est avec ces luttes, entre autres, qu’il est important de faire alliance pour que nos écologies soient sans ambiguïté décoloniales.

Guillaume Gamblin

(1) Et il était interdit aux États-Unis depuis 1977.
(2) On appelle « racisées » les personnes subissant des violences ou des discriminations en raison de leurs origines ethniques ou nationales ou de leur couleur de peau. Ce terme renvoie à une situation sociale, non à une quelconque identité biologique.
(3) Dans le contexte des États-Unis par exemple, « si vous voulez savoir où un stock de déchets a le plus de chances d’être enfoui », explique Razmig Keucheyan, auteur de L’Écologie est un champ de bataille, « demandez-vous où vivent les Noir·es, les Hispaniques, les nati·ves américain·es et autres minorités raciales ».
(4) En Amazonie, on détruit les forêts primaires d’un côté pour replanter des arbres de l’autre, en ayant au préalable chassé les populations indigènes.
(5) Le développement de l’écotourisme peut également être analysé comme un exemple d’écologie coloniale. Nombreuses sont les offres qui, sous couvert de découverte des cultures locales, pérennisent la mobilité à sens unique, l’exotisme, une dépendance toujours plus forte aux pays du Nord et une aliénation à l’économie de marché pour des populations qui, jusque-là, cultivaient des formes d’autonomie relative face à la mondialisation libérale.
(6) « L’écologie décoloniale. La nécessité de décoloniser l’écologie », 30 septembre 2019, blogs.mediapart.fr
(7) « Le racisme environnemental à travers le prisme des rapports de dominations », 18 août 2020, blogs.mediapart.fr
(8) Dans l’émission « Points de rupture », Mediapart, 29-11-2019
(9) « Comment décoloniser l’écologie », Jade Lindgaard, Mediapart, 9 mai 2019
(10) Voir par exemple Le développement – Histoire d’une croyance occidentale, Gilbert Rist, Presses de Sciences Po.
(11) C’est le riche terrain de ce que certain·es appellent « l’après-développement », porté notamment par des personnes comme François Partant, Majid Rahnema, Sylvia Perez-Vitoria, Wolfgang Sachs, Serge Latouche, Arturo Escobar, etc. Et de l’association La Ligne d’horizon - Les Amis de François Partant.

Pour aller plus loin :

  • • Dossier « Les nouvelles formes du colonialisme », Silence no 361, octobre 2008
  • • Article « Décoloniser l’écologie », Silence no 489, mai-juin 2020
  • • Dossier « Décolonisons nos luttes », Silence no 422, avril 2014
  • • Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019
  • • Tropiques toxiques – le scandale du chlordécone, Jessica Oublié, Steinkis, 2020
  • • reseaudecolonial.org
  • • Association La Ligne d’horizon, Maison des associations, 4 rue des Arènes, 75005 Paris, www.lalignedhorizon.net
  • • Survie, association de lutte contre la Françafrique, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, tél. : 09 53 14 49 74, https://survie.org
  • • Survival International, association qui travaille en partenariat avec les peuples autochtones pour protéger leur vie et leurs territoires. 18 rue Ernest-et-Henri-Rousselle, 75013 Paris, tél. : 01 42 41 47 62, www.survivalinternational.fr

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