Est-ce la fin de la nature ?
Plutôt que notre domination de la nature, l’anthropocène révèle en réalité l’impuissance et les incertitudes de l’humanité vis-à-vis de ses propres productions et des dynamiques socio-naturelles qu’elle crée. Le SARS-CoV-2 est un symptôme parmi tant d’autres de l’absence de maîtrise de l’homme sur son milieu. Dès lors, considérer l’anthropocène comme l’apogée du pouvoir et du savoir humains sur la nature est, au mieux, une erreur, au pire, une manipulation idéologique destinée à nous faire croire que nous sommes désormais séparés de la nature et que notre seul sauveur est l’ingénieur.
Derrière le concept d’anthropocène apparaît en réalité un projet techno-capitaliste destiné à changer notre perception du monde et à imposer l’idée que les problèmes environnementaux, créés par des technologies mal maîtrisées, seront résolus par davantage de technologie. La nature n’est pas « morte » : elle est en train d’être sciemment détruite par des phénomènes parfaitement identifiables, parmi lesquels la logique de croissance, la course effrénée aux nouvelles technologies, l’impérialisme économique, ou l’hyperconsumérisme. C’est la raison pour laquelle Jason W. Moore préfère parler de « capitalocène » pour décrire le processus qui conduit à la construction d’une seconde nature, d’une « nature capitaliste », au terme d’« anthropocène », bien trop vague et susceptible de rendre l’humanité tout entière (l’anthropos) coupable de dérives qui ne relèvent pourtant que d’une partie congrue : celle des pays riches.
Cet optimisme technicien est partagé par ceux qu’on appelle les « écomodernistes » (1) pour lesquels la vie sur terre (car il n’est plus question, pour eux, de préserver la nature) nécessite la densification des populations dans des « villes intelligentes », l’intensification de l’agriculture grâce aux OGM, le dessalement des océans, la fission nucléaire, voire le développement de technologies hasardeuses et lourdes de conséquences, telles que la géoingénierie (2). La nouveauté de ce programme, parfois appelé « révolution industrielle verte », réside dans sa vocation à changer notre rapport au monde : les écomodernistes proposent une vie « hors-sol » dans des ensembles urbains densifiés et contrôlés par des techniques de gestion et de surveillance, ou encore un rapport au monde hyperconnecté et abandonné à des interfaces numériques et algorithmiques.
En évacuant la nature de la question écologique (3), on se prive aussi du concept de « limites naturelles », lesquelles ne sauraient pourtant être franchies sans mettre en péril notre survie. Or, pour les néo-environnementalistes, l’ingéniosité humaine ne saurait rencontrer de frontières, y compris naturelles. Nous sommes ici, comme dans le cas du Covid-19, face à un « capitalisme du désastre » qui utilise la « stratégie du choc » pour imposer des modes de gouvernance et des technologies autoritaires. Dans les deux cas, en effet, il s’agit de saisir l’opportunité d’une crise pour imposer un projet totalitaire s’appuyant notamment sur la centralisation du pouvoir, la promotion de technologies à risques et l’anesthésie organisée des masses.
La mise à mort de la nature et de la nature humaine
La vision positiviste de la science (ou « scientisme ») défend l’idée que les coûts environnementaux et sociaux négatifs liés à l’hyperconsommation et aux modes de vie associés dans les pays riches peuvent être résolus ou éradiqués grâce à l’innovation technologique. À cela s’ajoute une volonté de surveillance dans le cadre d’un dirigisme étatique et techno-capitaliste propre au néolibéralisme. Ainsi, la machine à gouverner, déshumanisée, qui échappe à toute rationalité humaine, vise à promouvoir l’intelligence artificielle dans tous les domaines, comme si l’humanité était déjà « obsolète » (suivant en cela l’obsolescence programmée des objets).
C’est dans cette tendance high-tech futuriste que s’inscrit le projet transhumaniste, ou encore le couplage entre la machine et l’être humain visant à rendre ce dernier plus performant, plus proche de la perfection des machines (4). Il s’agit bien, dans une telle vision, de « produire » le monde, c’est-à-dire de se substituer aux mécanismes naturels déclarés obsolètes, inefficients ou inadaptés au futur que nous désirons. Dès lors, l’idée n’est pas de réparer la nature/les humains ou encore d’en prendre soin, mais bien de le(s)remplacer par des artifices plus efficaces dont l’arbre artificiel et le cyborg représentent des paradigmes possibles. À mesure que la crise écologique avance, nous sommes invité à accepter que tout soit technologiquement et industriellement produit, depuis l’air que nous respirons jusqu’aux écosystèmes. De même, à mesure que la crise pandémique se déploie (5), nous devons accepter la gouvernance technologique, la déshumanisation et le glissement de nos sociétés vers le tout numérique au détriment de la vie vraiment vivante.
Le great new deal ou la mort de l’écologie
La quatrième révolution industrielle sera verte ou ne sera pas : le « green deal » souhaité par Klaus Schwab, fondateur du Forum économique mondial, comme par les dirigeants français et européens, sera l’occasion de promouvoir la « croissance écologique » et les « technologies vertes de demain » (hydrogène décarboné en tête). Cela tombe bien car l’épidémie du Covid-19 nous a fait prendre conscience de la nécessité de changer le monde. Pandémies, crise écologique, crise financière vont toujours dans le même sens : Toutes nous conduisent vers un avenir « meilleur » construit à coups d’innovations technologiques menées à marche à forcée. C’est notamment le cas des vaccins anti-Covid à ARN messager (autorisés pour la première fois sur l’humain) qui ont été bouclés en une dizaine de mois au lieu des dix ans habituels nécessaires, sans grande considération pour les risques qu’ils comportent. De la même manière, c’est sous le coup de l’urgence climatique que les autorisations permettant de procéder à des essais de géoingénierie sont données.
En réalité, le monde 2.0 que les partisans du « tout technologique » rêvent de nous imposer répond davantage aux besoins de débouchés des multinationales capitalistes qu’aux besoins humains, parmi lesquels ceux, primordiaux, d’enracinement, de liens et d’échanges dans des lieux naturels, artistiques et sociaux. Si la crise écologique, comme l’épidémie de Covid-19 sont aujourd’hui traitées comme des questions exclusivement techniques – à laisser aux experts et aux acteurs du marché – plutôt que comme des questions politiques et démocratiques, c’est parce que des intérêts financiers colossaux sont en jeu. Aujourd’hui, l’état d’urgence sanitaire a pris le pas sur la démocratie, laissant la vie des concitoyens entre les mains de « spécialistes » dont la neutralité est rarement démontrée.
Le retour de la nature… et du vivant
Il ne faut pas négliger le pouvoir de la nature : celui-ci se manifeste notamment, de manière de plus en plus visible comme pouvoir du négatif, sous la forme de catastrophes, de pandémies, de pollutions, de radioactivité, de changement climatique : autant de « monstres » qui montrent que la nature ne se laisse pas si facilement emprisonner par nos inventions/expérimentations ou digérer par les pratiques humaines. II devient dès lors urgent de développer une approche beaucoup plus prudente et modeste, de considérer la crise écologique et la crise sanitaire actuelles comme l’opportunité de repenser notre place sur terre, avec les autres êtres humains et non-humains avec lesquels nous formons une communauté de vie. Autrement, la perspective qui s’offre à nous et aux futures générations est celle d’une humanité laissée sans monde habitable ou, suprême ironie de l’histoire, une planète anthropisée sans homme pour l’habiter. Souhaitons aussi que la nature vivante de l’homme se lève enfin face à un pouvoir déshumanisée prêt à tout pour imposer ses sombres projets. Notre réveil sera peut-être le terreau fertile d’un monde nouveau dont beaucoup d’entre nous rêvent : un monde de partage et de solidarité qui remettrait à l’honneur la devise aujourd’hui bafouée de la République française. Pour la terre et pour nous tous qui l’habitons.
Anne Fremaux
Agrégée de philosophie et docteure en écologie politique. Elle est l’auteure de trois ouvrages : La nécessité d’une écologie radicale, éd. Sang de la terre, 2011 (essai) ; L’ère du levant, éd. Rroyzz, 2016 (roman d’anticipation) ; Après l’Anthropocène : un écorépublicanisme pour un monde postcapitaliste, éd. Palgrave MacMillan, 2019 (non traduit en français).
(1) Voir le manifeste éco-moderniste : http://www.ecomodernism.org/francais
(2) La géo-ingénierie (ou ingénierie environnementale) consiste à intervenir à grande échelle dans le système climatique de la Terre, afin d’atténuer les effets néfastes du réchauffement planétaire. Elle préconise deux grandes catégories de techniques : les techniques d’élimination du dioxyde de carbone qui visent à capter le CO2 et à l’enfouir dans des puits de carbone et les techniques de gestion du rayonnement solaire qui visent à réduire la quantité de rayonnement solaire ou infrarouge atteignant la surface de la Terre.
(3) C’est la raison pour laquelle un tel mouvement est aussi appelé « post-environnementaliste ».
(4) Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de J.-M. Besnier, Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ? Paris, Hachette Littératures, 2009.
(5) Ce que révèle particulièrement cette crise du covid-19, c’est l’incapacité de l’État à arrêter l’épidémie de disparition des lits d’hôpitaux et ce, malgré les annonces gouvernementales : 69 000 places d’hospitalisation à temps complet ont disparu entre 2003 et 2017, 4000 lits hospitaliers ont été fermés en 2018, 3400 en 2019 et la tendance continue en 2020, en pleine épidémie (Source : Drees, Les établissements de santé, édition 2019 ; cité par Bastamag « Malgré les déclarations d’Olivier Véran, suppressions de lits et fermetures d’hôpitaux se poursuivent », Rachel Knaebel, 3 décembre 2020).