Dossier Nord-Sud

Colonialisme vert : « protéger l’Afrique des Africains »

Guillaume Blanc

Guillaume Blanc dénonce les politiques internationales de protection des parcs naturels africains, exemples édifiants des nouvelles formes de colonialisme vert permettant de perpétuer la mainmise occidentale sur ce continent.

Ici, l’homme s’adapte. Dans les Cévennes par exemple, un parc national français classé au Patrimoine mondial par l’Unesco en 2011. Les paysages y ont été « façonnés par l’agropastoralisme durant trois millénaires », nous dit la prestigieuse institution pour qui, alors, il faut sauver les « systèmes agro-pastoraux » des Cévennes, « les conserver par la perpétuation des activités traditionnelles ».
En revanche, en d’autres lieux, l’homme dégrade. Dans le Simien par exemple, un parc national éthiopien classé au Patrimoine mondial par l’Unesco en 1978. Là-bas, un « paysage spectaculaire » abrite des « espèces endémiques ». Mais « les activités agricoles et pastorales […] ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du Simien », nous dit l’Unesco pour qui, alors, il faut enrayer « les menaces pesant sur l’intégrité du parc », à savoir « l’installation humaine, les cultures et l’érosion des sols ». Voilà pourquoi en 2016, suivant la recommandation des experts de l’Unesco et de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les autorités éthiopiennes ont expulsé du parc du Simien 2 500 cultivat·rices et berg·ères.
Là où les Européen·nes façonnent, les Africain·es détruisent. Telle est la logique. L’Afrique compte quelque 350 parcs nationaux et partout, ou presque, des populations en ont été expulsées, cédant leur place aux animaux et aux forêts. C’est le cas de 50 % des parcs du Bénin, de 40 % des parcs du Rwanda ou encore de 30 % des parcs de Tanzanie et du Congo-Kinshasa. Plus d’un million de personnes ont été chassées des parcs africains au 20e siècle. Et aujourd’hui, des centaines de milliers de cultivat·rices et de berg·ères sont encore puni·es d’amendes ou de peines de prison pour avoir cultivé la terre, fait pâturer leurs troupeaux ou chassé du petit gibier.
Cette histoire est choquante mais les archives ne mentent pas. Les indépendances n’ont pas mis fin à l’idée selon laquelle le monde moderne devrait protéger l’Afrique des Africains.

Une certaine idée de l’Afrique

L’idée d’une nature africaine vierge et sauvage est aussi absurde que celle selon laquelle l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Et elle aussi naît à la fin du 19e siècle, lorsque les Européens partis pour l’Afrique pensent y retrouver la nature qu’ils ont perdue chez eux, sous les coups de l’industrialisation et de l’urbanisation. Sur place, ils opposent alors le bon et le mauvais chasseur. Le premier chasserait le trophée au fusil et avec bravoure. Il est blanc. Le second, lui, braconnerait à l’arc, à la lance et, surtout, avec cruauté. Il est noir. Et puisque celui-ci détruit, il est légitime de l’expulser ou au moins de l’exproprier au sein des réserves de chasse que créent les colons. Ces réserves sont ensuite converties en parcs nationaux, dans les années 1930. Et l’histoire se répète : criminalisation des populations et expulsions.
Cette naturalisation de l’Afrique à marche forcée va main dans la main avec l’essor du mythe de l’éden africain. Le mythe est véhiculé par des récits de voyage, comme ceux de Stanley et Livingstone, puis des romans, comme Out of Africa de Karen Blixen ou Les Racines du ciel de Romain Gary, et enfin des magazines naturalistes comme le National Geographic ou des films comme Le Roi Lion. Ces produits culturels font de l’Afrique un continent-refuge, une terre verte, naturelle, sauvage. Bien entendu, cette Afrique n’existe pas. Comme l’Europe, elle est habitée et cultivée. Mais nous croyons que les parcs naturels africains sont vides, parce qu’ils ont été vidés de leurs habitants. Et qu’ils continuent bien souvent de l’être.

Une certaine idée des Africains

Cette vision de l’Afrique s’accompagne aussi d’une représentation erronée des « Africains », toujours trop nombreux, destructeurs ou en tous les cas malhabiles. Au point qu’ils auraient notamment détruit leurs forêts « primaires ». En réalité, ces forêts n’existent pas plus en Afrique qu’en Europe. Les hommes ont su s’adapter à leurs milieux : l’agriculture et la sylviculture permettent la pousse des arbres, surtout dans des écologies semi-arides. Mais les scientifiques coloniaux ont affirmé que les écologies africaines étaient détruites partout, et de la même manière.
Et cela continue. Les travaux d’Al Gore sont à cet égard fort révélateurs. Prix Nobel de la paix en 2007, l’ancien vice-président étasunien affirme par exemple que l’Éthiopie aurait été à 40 % recouverte de forêts en 1900, contre 3 % « aujourd’hui ». Ces chiffres sont chimériques : ils sont issus d’un rapport livré en 1961 par un expert de l’agence des Nations unies pour l’Alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization, ou FAO), H. P. Huffnagel, qui n’avait passé qu’une semaine en Éthiopie et ne s’appuyait sur aucune donnée scientifique. Pourtant, aujourd’hui encore, ces chiffres sont reconnus comme vrais par les experts internationaux de la conservation, qui recommandent alors l’expulsion d’agriculteurs et de bergers qui ne participent pas, eux, à la crise écologique.
L’erreur n’enlève rien au fait qu’Al Gore décrit très finement les conséquences sociales du changement écologique. Seulement, lorsqu’il s’agit des causes, il se fait plus discret. Ni ses livres ni son film ne parlent de Google et d’Apple, qui figurent pourtant au rang des entreprises les plus polluantes au monde. Et pour cause : Al Gore finance la première et siège au conseil d’administration de la seconde. Voici la matrice du colonialisme vert : ceux qui protègent sont aussi ceux qui détruisent.

Une absurde injustice

Sur les cinq continents, toutes les sociétés sont désormais confrontées à la sixième extinction que causent le capitalisme et consumérisme. S’agissant de l’Afrique, le problème est alors de nier l’évidence.
D’abord, l’histoire le montre, le passé colonial pèse sur le présent. Songeons qu’en 1961, l’UICN, l’Unesco et la FAO ont lancé le « Projet Spécial pour l’Afrique » afin, disent leurs archives, de « poursuivre le travail accompli dans les parcs ». Pour cela, ils ont imaginé puis mis sur pied une banque : le Fonds mondial pour la nature, World Wildlife Fund en anglais (1). Et ce WWF a alors permis aux administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux et de poursuivre les mêmes politiques : mettre plus de terres en parc et, en leur sein, empêcher que les hommes et les femmes y cultivent le sol. Quant aux dirigeants africains, ils ont utilisé les parcs et la reconnaissance internationale qui va avec pour développer l’industrie touristique tout en plantant le drapeau national dans des territoires qui échappaient à leur contrôle : chez les nomades, dans les maquis, aux frontières. Depuis, cette façon de protéger la nature perdure. L’expert occidental et le dirigeant africain continuent de s’allier, au détriment de l’habitant expulsé ou au moins, criminalisé.
Après l’histoire vient ensuite l’absurdité du présent. Là encore, il faut reconnaître l’évidence. Lorsqu’un touriste part d’Amérique du Nord ou d’Europe afin de visiter un parc national africain, il s’équipe : pour la tente, des arceaux en aluminium (donc extraction de bauxite) ; pour se protéger de la pluie, une veste en goretex (à base de téflon) ; pour supporter le froid des montagnes, une polaire (donc exploitation de résidus de pétrole) ; pour prendre la nature en photographie, un smartphone (dont la fabrication nécessite du néodyme et du tantale) ; et pour se rendre sur place, un vol aérien (soit 0, 5 tonne d’émission de CO2). Bref, partir à la découverte de la nature africaine revient à détruire dans le monde les ressources qui sont mises en parc en Afrique.
Il y a l’histoire coloniale, l’absurdité du présent et enfin, l’injustice sociale. Les institutions internationales de la conservation exigent encore des États africains qu’ils naturalisent leurs parcs en empêchant les habitants d’y cultiver la terre. Mais de qui parle-t-on, concrètement ? D’agriculteurs et de bergers qui produisent leur propre nourriture. D’hommes et de femmes qui se déplacent à pied. De paysans qui vivent sans électricité. D’habitants qui ne consomment que très peu de viande et de poisson, achètent rarement de nouveaux vêtements et qui, contrairement à deux milliards de personnes, n’ont ni ordinateur ni smartphone. En d’autres termes, si l’on voulait sauver la planète, il faudrait au moins vivre comme eux.
Pourtant, l’Unesco, le WWF, l’UICN, les experts internationaux et bon nombre d’entre nous estiment que leur expulsion est éthique, c’est-à-dire juste et justifiée. Pourquoi ? Parce que s’en prendre à eux permet d’éviter de nous en prendre à nous-mêmes.

Guillaume Blanc

Maître de conférences à l’université Rennes 2, Guillaume Blanc est historien de l’environnement. Son dernier livre, L’Invention du colonialisme vert — Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, vient de paraître chez Flammarion (2020).

En note :

(1) Aujourd’hui, si l’institution a conservé sa fonction de collecte et redistribution de fonds, le WWF fonctionne davantage comme une organisation non gouvernementale conservationniste, qui reçoit des donations de particuliers mais aussi de multinationales (NDLR).


Décoloniser la conservation de la nature

L’association Survival International, qui lutte pour faire entendre la voix des peuples autochtones et défendre leurs droits, a lancé la campagne « Décolonisons la conservation de la nature ». Elle y dénonce notamment l’objectif avancé en 2020 par l’ONU et la Convention sur la diversité biologique, visant à transformer 30 % des terres du globe en « zones protégées » d’ici 2030. Une fausse bonne idée qui entraînera, si elle est mise en place, l’accaparement de terres et l’expulsion accélérée des peuples autochtones de leurs territoires. Or, ce n’est pas un hasard si, actuellement, 80 % de la biodiversité de la planète se trouve sur les terres autochtones. « La lutte contre la perte de biodiversité est vouée à l’échec si les meilleurs gardiens de la nature continuent d’être détruits par la ’conservation’ », dénonce Survival International, qui appelle à se mobiliser contre cet objectif ravageur. Survival International, 18 rue Ernest-et-Henri Rousselle, 75013 Paris, tél. : 01 42 41 47 62, www.survivalinternational.fr.

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