Article Alternatives

Tempête sur le Hameau des Buis

Michel Bernard

L’écovillage Hameau des Buis, en Ardèche, a été construit au voisinage d’une ferme-école des enfants entre 2002 et 2011. Une vingtaine de maisons de toute beauté où malheureusement s’est développé un important conflit entre les initiat·rices et les habitant·es.

Depuis 1997, Sophie Rabhi est éleveuse de chèvres sur la ferme de ses parents Michèle et Pierre Rabhi à Lablachère (Ardèche). A la naissance de son premier enfant, elle s’interroge sur la pédagogie développée dans les écoles et souhaite alors créer sa propre activité éducative. Elle réfléchit à associer les deux. C’est ainsi que naît, en 1999, une ferme pédagogique dans la ferme familiale.

L’éducation par l’autonomie

Cette ferme-école est gérée par l’association la Ferme des enfants. La pédagogie s’appuie sur les activités de la ferme pour rendre les enfants le plus autonome possible. Les enfants prennent soin de quelques chèvres, poules, cochons et ânesses… Progressivement, le nombre d’élèves va aller en grandissant pour atteindre 70 en 2011, date à laquelle une suite est proposée avec l’ouverture d’un collège qui accueille une quinzaine d’enfants la première année. Des familles déménagent pour venir s’installer dans le voisinage et pouvoir y scolariser leurs enfants.
L’école est hors-contrat avec l’État. Ce sont donc les parents qui doivent payer l’intégralité des frais. Pour limiter ces derniers au maximum et éviter la barrière de l’argent, en lien avec un parent d’élève, Sophie Rabhi se lance dans un autre projet : construire un écovillage autour de la ferme pédagogique avec l’idée de développer une dynamique intergénérationnelle. Les seniors seraient invités à participer aux ateliers et à soutenir financièrement.

Un écovillage en soutien à la ferme pédagogique

Entre 2001 et 2003, ce projet d’écovillage est présenté dans les réseaux alternatifs. Laurent Bouquet s’investit dans ce projet et devient le compagnon de Sophie Rabhi. Ils trouvent une parcelle constructible d’un hectare sur une crête, à deux kilomètres de la ferme familiale. Il y a par ailleurs 5 hectares de terres en zone naturelle que la mairie accepte de convertir en terres agricoles pour la ferme. Le projet prévoit, sous forme de Société civile de construire un hameau d’une vingtaine de maisons écologiques (1 200 m² habitables). Des bénévoles vont venir de partout pour participer au chantier qui dure plusieurs années : 1 500 personnes s’y investissent avec le statut d’adhérent.es à l’association la Ferme des enfants. Initialement, les futur·es locataires sont des personnes à la retraite ou proches de la retraite. Il n’y a pas eu d’autre sélection que la capacité financière : l’idée était qu’une partie des loyers doit permettre de dégager des ressources pour le projet pédagogique.
Différentes sortes de réunions sont mises en place : relationnel entre les personnes, recherche des matériaux les plus écologiques, des techniques les plus économes en « énergie grise » (1). Cela se concrétise par une valorisation de matières premières locales. Les maisons sont en ossature bois et isolation terre-paille. Les toits sont végétalisés. De grandes baies orientées au sud permettent de bénéficier des apports solaires en hiver, une avancée du toit permet de se protéger du soleil de l’été. Les maisons sont très rapprochées comme dans un village ardéchois, seuls des sentiers permettent de circuler entre les maisons, les voitures restant sur un parking de l’autre côté de la route. Le chauffage est au bois. En 2008, la Ferme des enfants s’installe sur place bénéficiant du prêt, par la Société civile, d’un ancien mas déjà présent sur le terrain, entièrement rénové. Ce mas est complété par deux yourtes et une « cabane de la colère » pour les enfants. Sophie et Laurent habitent également sur place dans une yourte. L’ensemble du hameau est terminé en 2011 (2). Il y a 16 maisons qui vont du T1 au T3 et un petit immeuble collectif avec quatre T3 pour des familles, la seule construction qui ne soit pas de plain-pied.

Un montage financier complexe

Pour financer tout cela, les personnes qui voulaient venir ont eu l’obligation de participer à la constitution du capital de la Société civile immobilière. Au départ, la Ferme des enfants apporte 52 000 €, principalement des dons reçus pour le projet. Sophie Rabhi et Laurent Bouquet sont cogérants. Les futur·es locataires doivent apporter le prix de base de leur logement et 30 500 € pour l’achat du terrain (coût total : 450 000 €) et la mise en place des parties communes. Ainsi, un T3 nécessite un apport de 125 000 € (94 500 €+ 30 500 €). Du fait de ces montants, cela a fait venir des personnes assez aisées.
En 2008, alors que les travaux sont bien engagés, et malgré le bénévolat, il s’avère que les dépassements de budgets sont nombreux… Le choix a été fait d’utiliser des techniques innovantes dans le domaine écologique. Il n’y a alors pas de réglementation pour les maisons en paille, les toilettes sèches, les enduits de terre sont peu connus des artisans… Ils doivent négocier avec leur premier architecte qui veut viser seulement une démarche HQE (3) avec des matériaux industriels. Le deuxième architecte ferme son bureau après avoir fait les démarches pour le permis de construire et devient un an salarié du Hameau pour pouvoir continuer à encadrer le chantier. Auprès des bénévoles, il y a jusqu’à 13 salarié·es sur le site.
Le budget final se monte à 3,9 millions d’euros. Les habitant·es apportent 2,3 millions d’euros. Pour compléter les besoins, un emprunt de 800 000 € a été fait auprès de Michel Valentin Finances (4). Un appel est lancé par la Société civile pour des prêts relais, Sophie Rabhi se portant garante. Une cinquantaine de personnes prêtent alors au total 780 000 € soit un emprunt total de 1,58 million d’euros.
Durant le chantier, il y a des départs, des décès. Il faut accueillir de nouveaux futur·es habitant·es. En 2008, il est décidé d’ouvrir le village aux non-retraité·es. L’idée que les loyers financent en partie l’école est reportée en donnant la priorité aux remboursements des emprunts. Parmi les plus jeunes, certain·es créent leur activité sur place : élevage de chèvres, paysan-boulanger, maraîchage…

Querelles de pouvoirs

Au départ, les décisions se font au consensus… mais ce n’est pas officiellement comme cela que fonctionne une société civile (5).
Il faut jongler avec plusieurs niveaux de décisions : l’argent, les relations, l’habitat. Cela s’est avéré difficile, malgré de nombreux recours à des méthodes de fonctionnement comme la communication non-violente, la sociocratie, l’holacratie, le choix par consentement, le consensus… Pour Laurent Bouquet « distinguer la personne, le porteur de projet, l’habitant… Ce n’est pas évident ». Contrairement à une copropriété classique, il y a une charge affective importante. Pour Sophie Rabhi « Au départ, la carte postale plaisait à tout le monde… mais beaucoup ne connaissent pas le fonctionnement d’une entreprise ». Du côté collectif des Habitant·es, on parle aussi de carte postale… en disant que la réalité s’avère un peu différente de ce qui est présenté, notamment parce que Laurent Bouquet et Sophie Rabhi, voulant rester moteurs du projet, prennent toutes les responsabilités : direction de la ferme-école, du projet pédagogique et gérance de la Société civile.
Pour Sophie « tant qu’il fallait ramer, tout le monde a ramé, tout le monde était généreux. Les problèmes ont commencé après l’emménagement des habitants dans leurs maisons ».
En 2014, le groupe des habitant·es demande aux fondateurs un partage de la gérance. Celle-ci est donc scindée en 7 rôles distincts et complémentaires occupés par des habitant·es. Mais ce changement n’a jamais été officialisée au Registre du Commerce et des Sociétés.
Les prêteu·ses bienveillant·es patientent autant que possible, mais en 2017, les demandes de remboursement vont au-delà des capacités de la Société civile. Un emprunt sur 20 ans est alors pris auprès de Triodos, une banque alternative. Le déroulé de cette opération amplifie le conflit entre les fondateurs et certain·es habitant·es qui revendiquent leurs parts de pouvoir sur le projet global. En dernier recours, il est tenté de voter au sein de la société civile de manière classique, à la majorité. Mais c’est là que ça coince. Pour avoir légalement des bénévoles sur le chantier, il fallait que la Ferme des enfants, seule association au sein de la Société civile, soit majoritaire. Les habitant·es confiant·es, ont alors cédé leurs parts à La Ferme des enfants qui s’est alors retrouvée avec la quasi-totalité des parts. La situation devient explosive quand les habitant·es demandent à récupérer leurs parts pour disposer d’un pouvoir proportionnel à leurs apports.

Tout s’envenime

À partir de 2018, la situation devient d’une grande complexité pour un regard extérieur. Épuisée par le conflit, Sophie Rabhi démissionne un temps de ses responsabilités. Des résident·es proposent que le Hameau des Buis devienne une coopérative d’habitant.es. Initialement, l’école y trouvait sa place. Pour la Ferme des Enfants, c’est perçu comme une exclusion. La Ferme des enfants se voit obligée de restituer 94 % des parts de la Société civile à l’association des habitant.es. L’ambiance fortement dégradée bascule sur le plan judiciaire.


Boîte noire
Nous passons faire un reportage en juillet 2020. Conscients de la difficulté de parler d’un conflit en cours, nous prenons l’engagement de faire relire l’article par chacun·e avant publication. L’article est rédigé en septembre. Deux relectures sont alors faites. Si Sophie et Laurent répondent assez vite, le collectif des habitant·es met plus de temps à répondre du fait des discussions collectives. Début décembre, après une troisième correction, seuls Sophie et Laurent répondent. Nous oublions un peu l’article et nous ne relançons le collectif des habitant·es que début février. La réponse est alors « nous sommes dans un processus de construction sur lequel nous voulons communiquer, et nous sommes convaincus que creuser dans les blessures est toxique pour tout le monde ». Nous décidons alors de passer l’article tel quel. Nous passons un dernier appel téléphonique avant de boucler l’article et Sophie Rabhi nous apprend que la Ferme des enfants a reçu son avis d’expulsion le 12 mars 2021. Si une séparation des structures semble faire partie de la solution, tout règlement à l’amiable semble aujourd’hui impossible.

Michel Bernard

Pour aller plus loin :

  • * site du Hameau des Buis : hameaudesbuis.org
  • * site proche de la Ferme des Enfants : hameaudesbuis.com
  • * Hameau des Buis, tél : 06 65 05 97 99
  • * Ferme des enfants : la-ferme-des-enfants.com, tél : 04 75 89 34 39
  • * Livre de Sophie Rabhi et Laurent Bouquet sur leur vision du conflit : Démasquer les mécanismes de la violence dans le collectif, éd. Université vivante, 2020, 150 p., 12 €

(1) L’énergie qu’il faut dépenser pour construire un objet et que l’on distingue de l’énergie que va consommer cet objet.
(2) Plus de détails dans l’article de Bastien Yverneau paru dans Silence n°397, janvier 2012.
(3) HQE : Haute qualité environnementale, label conçu par les grands bétonneurs pour atteindre un minimum de qualité notamment dans le domaine de l’énergie, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec l’écologie.
(4) Michel Valentin, riche héritier, proche de Pierre Rabhi, a financé également Les Amanins, près de Crest dans la Drôme, un centre agro-écologique qui dispose également d’une école alternative. Il est décédé en 2012. Voir www.lesamanins.com
(5) Cela fonctionne normalement selon le pourcentage du capital de chacun·e. Lorsqu’un·e habitant·e veut partir, il doit vendre non seulement ses parts de société, mais aussi « vendre » son emprunt bancaire.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer