Dossier Culture Environnement

Recyclage

Fred Massot

Le Livre qui cache la forêt, recueil de fictions écologiques sur les librairies de demain, est le résultat d’ateliers d’écofictions menés entre libraires de novembre 2018 à mai 2019, et mis en page par l’Association pour l’écologie du livre. L’idée ? Imaginer la chaîne du livre de demain. Voici la nouvelle intitulée « Recyclage » de Fred Massot.

— Monsieur, s’il vous plaît, vous n’avez pas payé votre livre.
—  Excusez-moi, je ne comprends pas.
—  Eh bien vous avez mis un livre dans votre poche et vous quittez la librairie sans le payer.
—  Mais j’ai payé mon café.
—  Oui mais il faut payer le livre.
—  Vous n’êtes pas une recyclerie ?
—  Non, une librairie.

Grand est son désarroi. Elyette a bien vu que ce n’est pas un voleur. Elle sait du coup qu’il faut argumenter, sans relâche. Elle est libraire, croit en son rôle, sans trop en faire. Ce n’est pas le messie non plus. Son job c’est essayer de faire vivre son îlot. À peine 100 m2 dans une sous-préfecture de province moribonde au pied d’un monument historique de guingois, vaguement rafistolé pour la foire annuelle. Sa boutique est jolie, entre maison et commerce. Quelques tables dépareillées et une machine à café, un frigo bruyant pour quelques bières en dehors des heures de service. L’été, elle sort un présentoir de cartes postales et des carnets à la couverture recyclée. Elle range ses livres comme elle veut, selon ses envies ; des fois ne les range même pas. 6 000 références à elle toute seule, elle n’a pas toujours le temps et puis posés, les livres vivent différemment. Ils ne sont pas encore dans un carcan de rayon.

En face de sa librairie, le magasin d’habillement a été remplacé par une friperie, basée sur l’échange et le ravaudage. À côté, la parfumerie est devenue un joli atelier où l’on crée soi-même ses cosmétiques naturels. La recyclerie se trouve en fait dans la rue voisine et une deuxième ressourcerie a prévu d’ouvrir ses portes. Les restaurateurs ont diminué de moitié les portions ; ça leur évite de fournir du doggybag. Ils n’ont pas pour autant baissé leurs prix. Les traiteurs, eux, servent sur des grandes tables en bois devant leurs commerces ce qu’ils n’ont pas vendu la veille. Et Elyette, elle aussi, tente de maintenir sa librairie. Elle se diversifie autant qu’elle peut : un coin café, des cahiers, elle a aussi tenté les livres d’occasion.

Et voilà qu’elle doit, une fois de plus, expliquer sa démarche, défendre son activité dans un contexte pas si favorable. Mais ça fait partie du job, après tout. C’est dans ses tripes.

—  Ah, je l’ignorais. Vous ne faites pas partie des nouveaux concept stores ? Du genre les livres qui sont là sont d’occasion et on peut les prendre.
—  Non, pour la consultation et l’emprunt de livres il y a la bibliothèque, et pour le reste les cabines téléphoniques du siècle dernier ou les boîtes à lire. Ça c’est gratuit. Ici c’est payant parce que c’est politiquement un engagement aussi de faire payer.
—  Je ne comprends pas.
—  Ce n’est pourtant pas bien compliqué. De quoi vit un auteur, ce serait quoi son salaire si la création était gratuite ? En fait, quand vous achetez un livre, vous soutenez la création et la bibliodiversité. Pour que les livres continuent de nous surprendre par leur richesse.
—  La quoi ?
—  La bibliodiversité : il y a tellement de livres, un pour chaque lecteur, et même plusieurs.
—  C’est étrange comme concept, votre librairie… Vous ne proposez aucun service en échange ? Vous favorisez le consumérisme, c’est pas joli joli. Sans parler du bilan carbone et de la déforestation.
—  C’est un peu facile, vous êtes content de flâner chez moi, il faut bien que chacun trouve sa place. J’essaie de maintenir un lieu, payer un loyer, des salaires. Nos circuits de papier sont vertueux ; encre végétale, papier recyclé au maximum, les éditeurs replantent des arbres. Nos clients ne veulent pas tout tout de suite ; on centralise nos commandes pour moins de transport.
—  Mais à quoi ça sert tous ces livres, vous ne pouvez pas tout lire, ni tout vendre d’ailleurs, et vous, passez-moi l’expression, vous servez à quoi ?
—  C’est vrai je ne lis pas tout, ni le temps ni l’envie ; je ne vends pas tout non plus mais tout invendu est recyclé et moi à quoi je sers… Je fouille et farfouille, je découvre, je débusque, je déniche, j’explore, je cherche et très souvent je trouve. Alors à ce moment, je partage, j’imagine des discussions, des conseils, des arguments pour ceux qui lisent encore et qui fréquentent la librairie. Cela n’a pas de prix ou si justement ça en a un.

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