Les mutations sociales et environnementales de l’organisation de la chaîne du livre ont des conséquences, des maisons d’éditions aux librairies, des contenus proposés à la façon dont le livre est fabriqué.
Le livre papier : une surproduction à questionner
Le livre est un objet de plus en plus accessible, que se soit par son prix ou les lieux de distribution, et il s’en produit toujours plus (1). De quoi se réjouir ? "Bien que le livre reste le premier bien culturel acheté par les Français en 2015, sa consommation est en baisse : le poids du livre dans les dépenses des Français n’a cessé de diminuer, passant de 25 % en 1968 à 14 % en 2015. Paradoxalement, la production annuelle de titres ne cesse d’augmenter depuis 1970 pour atteindre aujourd’hui presque 70 000 titres annuels" (2).
Cela est étroitement lié avec la politique commerciale des éditeurs. Elle favorise de plus en plus un renouvellement fréquent de leur offre, dans une logique de marché où la nouveauté est toujours recherchée, au détriment du temps de lire ou de l’intérêt de l’ouvrage. La production toujours accrue d’ouvrages n’est pas le reflet d’une demande croissante de lecture mais bien le fait d’un marché du livre qui pousse sans cesse au renouvellement.
Selon l’Ademe (2017), il y aurait plus de 1 milliard de livres en stock chez les distributeurs, soit l’équivalent de plus de 2 ans de vente. Le stock d’ouvrages détenus par la population est inconnu. Il est estimé par le WWF (en présupposant qu’aucun livre n’ait été jeté) à un total supérieur à 3 milliards 800 millions, soit au minimum 107 livres par personne pour les Français acheteurs de livres. "Cette estimation montre bien que la quantité de livres accumulés par les particuliers devient significative, et posera — si cela n’est pas déjà le cas — la question de l’espace disponible pour le stockage."
L’édition : entre petits et grands
Comme bien d’autres secteurs, l’édition s’est concentrée et industrialisée au 20e siècle. "L’intégration des maisons d’édition au sein de grands groupes internationaux plus ou moins spécialisés dans les médias et la communication, mais étrangers au monde de l’édition, s’est poursuivie dans les années 1990 et 2000. […] L’édition française est aujourd’hui un oligopole à franges composé de trois cercles concentriques : 1) un cœur de trois acteurs avec, loin devant les deux autres, le leader français et huitième groupe mondial d’édition Hachette Livre (appartenant à Lagardère), suivi d’Editis (appartenant à Grupo Planeta) et de Madrigall (qui détient Flammarion et Gallimard) ; 2) quelques grandes maisons ou groupes moyens (Actes Sud, Michel Lafon Publishing) ; 3) un très grand nombre de petites maisons d’édition évoluant en périphérie des deux premiers cercles." La majorité des maisons d’éditions se situent par ailleurs à Paris. Les plus gros groupes possèdent des maisons d’éditions, mais aussi des canaux de distribution et des réseaux de librairies très importants. "C’est en supermarché, Relay et équivalents, que les groupes font du chiffre, et non chez les libraires de fonds (qui résistent aux livres jetables). En fait, les groupes pèsent surtout économiquement par le nombre des maisons accumulées ; et les plus gros, par la masse des éditeurs qu’ils distribuent (150 par Hachette, 400 par Editis, 700 par Madrigall)" (3).
Il n’empêche que l’édition indépendante, en France, est multiple et riche, permettant à de nombreu·ses aut·rices de faire entendre, à une moindre échelle, leur voix. Elle s’appuie sur un équilibre financier très précaire et a souvent recours au bénévolat, mais est parfois défendue par des librairies indépendantes et un lectorat sensible à la diversité et à la richesse des livres proposés. La précarité dans l’édition s’étend aussi aux aut·rices et aux libraires. Très peu d’aut·rices vivent de leur plume en France.
"Les petits éditeurs indépendants ressemblent à ces plantes rares qui surgissent au milieu de pousses plus imposantes mais apportent quelque chose de différent : elles nourrissent le sol et enrichissent le monde environnant de leurs couleurs et de leurs senteurs."Bibliodiversité : manifeste pour une édition indépendante, Susan Hawthorne, Charles Léopold Mayer, 2016
L’importance d’espaces de production et de diffusion indépendants
La centralisation du monde de l’édition et sa logique de marché entraînent une uniformisation du contenu des ouvrages, qui ne remettent pas en question l’imaginaire dominant. Le livre devient un produit marketing qu’il faut vendre en masse, un produit de consommation, un best-seller. "On nous en offre ‘trois pour le prix de deux’, on nous fait une remise, ou bien ils sont édités en format XXL, consommant plus de ressources (les externalités de l’édition) lors de l’impression et de la distribution, déplore l’écrivaine Susan Hawthorne. […] Il existe toutefois, en marge de cette industrie planétaire, des libraires et des éditeurs indépendants avec des modes de fonctionnement qui leur sont propres. Chacun d’eux est sensible à l’environnement qui l’entoure et connaît les problématiques sociales, politiques et culturelles locales. Une librairie située en centre-ville a une clientèle différente de celle installée en banlieue ou à la campagne. Ainsi, un libraire qui fournit des livres à un groupe multiculturel à large spectre ou à une entité sociale définie va proposer des titres destinés à répondre aux besoins des lecteurs locaux. Une grande surface, en revanche, proposera plus ou moins les mêmes ouvrages dans chacune de ses antennes." Le modèle de la librairie indépendante de quartier est mis à mal par les grandes surfaces mais aussi par la vente en ligne, "qui est passée de 2 % de parts de marché en 2002 à presque 18 % en 2013", selon l’étude de Basic. Le prix unique du livre, instauré par la loi Lang de 1981, préserve en partie ce secteur d’une concurrence trop déloyale.
Garantir la pluralité des voix
Penser autrement le livre, c’est aussi se demander ce qu’il contient. L’Alliance internationale des éditeurs indépendants rappelle que "nous devons redoubler de vigilance mais aussi d’inventivité pour déjouer toute forme d’oppression de la parole. La lutte contre toutes les formes de censure (étatique, administrative, religieuse, économique et jusqu’à l’autocensure) est aujourd’hui encore un enjeu prioritaire. Le contrôle de la pensée ne passe pas par la seule censure. Dans un contexte de surinformation, de concentration des médias et de standardisation des contenus, il est essentiel de veiller à ce que la liberté d’expression ne serve pas uniquement la voix des groupes ou des pouvoirs dominants. Nous, éditeurs indépendants, défendons le Fair speech (l’équité d’expression), pour faire entendre la pluralité des voix garante de la bibliodiversité" (4). L’écrivaine Susan Hawthorne insiste particulièrement sur les rapports impérialistes que perpétue le monde de l’édition : "La disponibilité des livres dans les langues locales et nationales est un problème que rencontrent les populations colonisées partout dans le monde. […] En Afrique, les éditeurs indépendants se plaignent que leurs marchés deviennent de véritables dépotoirs à livres. Dans certains pays francophones comme le Gabon, le Cameroun, le Mali et le Niger, des livres en français — la langue officielle — envahissent le marché sous prétexte de fournir des supports de lecture aux malheureux enfants pauvres et à leurs écoles ; ces livres, écrits, produits et publiés en France, font l’objet de ‘dons ‘. Or les éditeurs indépendants locaux ne peuvent pas se permettre d’offrir en nombre leurs livres gratuitement aux écoles et se retrouvent écartés d’un marché susceptible de représenter une importante source de revenus et d’assurer la survie des éditeurs du pays possédant un savoir local."
Travailler ensemble à la bibliodiversité
La chaîne du livre est relativement cloisonnée : il est rare que des libraires soient en contact avec des forestiers, ou des éditeurs directement en contact avec le lectorat. C’est en décloisonnant ces univers et en amorçant une réflexion collective que beaucoup croient aujourd’hui en un possible modèle alternatif. Susan Hawthorne, éditrice féministe, a publié Bibliodiversité : manifeste pour une édition indépendante, traduit aux éditions Charles Léopold Mayer en 2016. Forgé dans les années 1990 par des éditeurs indépendants chiliens, le concept de “bibliodiversité” est ici repris de façon puissante pour penser une écologie de l’édition à même de lutter contre l’uniformisation, la concentration et la marchandisation des œuvres et des idées. "Les écrivains et les producteurs s’apparentent aux habitants d’un écosystème. La bibliodiversité contribue à l’épanouissement de la culture et à la bonne santé du système écosocial."
Et, en pratique, plusieurs initiatives commencent à voir le jour en France. Depuis 2018, l’association Normandie Livre & Lecture souhaite fédérer des professionnel·les du livre de sa région pour réfléchir à un écosystème plus juste, plus résilient et plus écologique. Elle s’adresse à l’ensemble des métiers du livre. Elle s’est inspirée de l’association Mobilis, pôle régional des acteurs du livre et de la lecture des Pays de la Loire, qui encourage tous les acteurs à mettre en commun leur expérience, leurs initiatives et à coopérer au développement de projets partagés, et des ressources que commence à rassembler l’Association pour l’écologie du livre.
Il n’existe pas de modèle tout tracé mais des réflexions stimulantes. La prise en compte de l’écologie ne se limite pas à l’utilisation de papier ou au circuit court : elle englobe une vision plus large et plus riche, portée par la bibliodiversité. "Tout comme la biodiversité, la bibliodiversité n’est pas une simple question de profits. Elle permet avant tout de mettre en place une culture littéraire durable et substantielle. La littérature, écrite comme orale, donne naissance à la culture ainsi qu’à des films, des pièces de théâtre, des morceaux de musique, des œuvres d’art et de nombreuses autres formes d’expression culturelle. Comment imaginer un monde sans contes de fées, sans poésie, sans chansons et sans toutes ces formes d’art qui puisent dans les histoires que les hommes content depuis des millénaires ?" (5).
Martha Gilson
(1) Bibliodiversité : manifeste pour une édition indépendante, Susan Hawthorne, trad. par Agnès El Kaïm, Charles Léopold Mayer, 2016
(2) Un livre français – évolutions et impacts de l’édition en France, Basic, 2017
(3) "Le livre, une sacrée valeur", Thierry Discepolo, Le Monde diplomatique, juillet 2020
(4) Alliance internationale des éditeurs indépendants, Déclaration internationale des éditeurs indépendants pour la protection et la promotion de la bibliodiversité, Paris, Alliance internationale des éditeurs indépendants, 2014, p. 7
(5) Bibliodiversité : manifeste pour une édition indépendante, op. cit.
Contacts
- Normandie livre & lecture, Unicité, 14 rue Alfred-Kastler, CS 75438, 14054 Caen Cedex 4, tél. : 02 31 15 36 36, www.normandielivre.fr/
- Mobilis, Pôle régional de coopération des acteurs du livre et de la lecture en Pays de la Loire, 13 rue de Briord, 44000 Nantes, tél. : 02 40 84 06 45, www.mobilis-paysdelaloire.fr
Le livre numérique : toujours un livre ?
Le livre est un objet à part. Il ne peut être réduit ni à son contenu, ni à un objet marchand. Il est un vecteur primordial de savoir et de culture. Depuis l’apparition du numérique, le débat est récurrent : le numérique signera-t-il la fin du livre papier ?
L’opposition et la prétendue concurrence entre support papier et numérique est aussi vieille que l’apparition des ordinateurs. Toutefois, depuis quelques années, un nouveau venu a fait son apparition : le livre numérique (ou e-book). Disponible sur tablette, ordinateur ou liseuse, il est présenté par certain·es comme l’avenir du livre, mais aussi comme une alternative écologique. En 2017, le livre numérique représentait 8, 2 % du marché, alors que beaucoup de maisons d’éditions font le choix de proposer en parallèle du livre papier un format e-book, moins cher à l’achat.
Le livre électronique est-il plus écolo ?
La guerre des chiffres est féroce entre défenseur·es du numérique ou du papier, car il est difficile de connaître précisément le poids énergétique de toute la chaîne de production d’un livre ou d’une liseuse. Les constructeurs professionnels de liseuses s’abritent derrière le secret industriel, bien que l’on connaisse le coût environnemental de l’extraction de métaux et minéraux indispensables à l’électronique. D’après une étude Ifop réalisée en 2016, il faut quatre ans pour les gros lecteurs, et soixante pour les lecteurs occasionnels, pour amortir l’impact environnemental d’une liseuse électronique. Or il est bien rare que les utilisateurs gardent ce genre de support plus de deux ou trois ans (notamment à cause de l’obsolescence programmée). Pour la plupart des lecteurs, le livre papier reste donc plus écolo que la liseuse.
Par ailleurs, peut-on réellement comparer un produit low tech, fait à partir de papier et de bois (matières renouvelables), avec un objet high-tech mobilisant des ressources finies dont l’extraction est très coûteuse ?
Qu’est-ce qu’un livre ?
Au-delà de la question environnementale, lire sur un écran, une liseuse, est-ce l’équivalent de lire sur du papier ? La lecture est aussi un geste physique où interviennent le poids du livre, les pages cornées ou annotées, etc. Se saisir d’un livre aujourd’hui, c’est aussi prendre le temps de mettre de côté les écrans. On ne peut pas découvrir un livre numérique sur la table d’un bouquiniste ou d’une librairie indépendante. Jamais on ne laissera traîner une liseuse dans un train.
Martha Gilson