Comment en êtes-vous arrivée à intégrer l’écologie à votre métier de libraire ?
En reconversion il y a 15 ans, j’ai ouvert ma librairie, Le Rideau rouge, dans le quartier Marx-Dormoy, au nord de Paris. Dès le départ, je me suis engagée auprès du Syndicat des librairies françaises et de l’Association internationale des libraires francophones. Cela m’a permis d’avoir une bonne vision globale de la chaîne du livre en France et ailleurs. À un moment de ma vie de libraire, les questions de soutenabilité écologique de nos modes de vie occidentaux ont directement interrogé mon quotidien : trop de livres ? Trop de retours ? Pas de traçabilité transparente de la fabrication ? Et puis aussi, bien sûr, les questions que se posait la profession, comme la désertification des centres-villes et les nouveaux modes de consommation. Éclairer tout cela par le biais de l’écologie permet une analyse plus fine de l’ampleur du problème. Ma rencontre avec Marin Schaffner, ethnologue et écologiste, m’a permis d’échanger autour de l’interdépendance, les coopératives, le lien entre la production de livres et l’agriculture, la permaculture… Ces discussions sont retranscrites dans le livre Un sol commun – lutter, habiter, penser, paru aux éditions Wildproject.
Comment est née l’Association pour l’écologie du livre ?
Avec quelques libraires et l’aide de Marin, on a commencé par organiser des ateliers d’écofiction pour sortir de notre quotidien, nous projeter dans ce que pourrait être une librairie du futur. Cela nous a permis de poser des pistes de réflexion sur les enjeux à venir.
En parallèle, nous avons entamé des discussions avec des acteurs de la chaîne du livre mais aussi des chercheurs. On a un besoin crucial de ces espaces et temps de réflexion collective. L’Association pour l’écologie du livre a été créée en juin 2019 et compte aujourd’hui quelque 160 membres.
Quel est le but de l’association ?
Faire émerger de vraies alternatives, des manières de fonctionner différemment avec le livre. Depuis quelques années, il existe une prise de conscience au niveau des lecteurs, une curiosité. Le livre dont tout le monde parle, est-ce celui qu’on a envie de lire ? On s’interroge aussi beaucoup sur la production des livres. Si on prend les livres déjà existants, c’est deux ans de vente assurés (comme pour les vêtements). Doit-on arrêter pendant deux ans de publier de nouveaux ouvrages ? La chaîne du livre ne doit pas s’arrêter de créer mais il paraît plus écologique de lire des livres d’occasion. Comment, alors, continuer à entretenir la création et la vitalité de la pensée humaine ? Toutes ces questions sont brassées dans les espaces de discussion et d’expérimentation que nous ouvrons.
Nous avons par ailleurs à cœur de pousser à une plus forte bibliodiversité. Aujourd’hui, la très grosse majorité des ventes de livres concerne très peu de titres. L’industrie de l’édition reproduit aussi un schéma post-colonial — les livres du Nord vont au Sud et pas l’inverse — et sexiste — on publie majoritairement des auteurs hommes, blancs de cinquante ans. Faire émerger d’autres types de voix fait aussi partie de notre métier. On pourrait aussi parler des politiques de lectures publiques. Si elles avaient réussi leur objectif, au vu du nombre de bibliothèques qui existent aujourd’hui et du nombre de livres disponibles, on devrait avoir cinq fois plus de lecteurs, et on ne les a pas. Il y a une responsabilité de l’école par cet apprentissage bourgeois de la lecture.
Peu de réflexions interprofessionnelles portent sur tous ces enjeux, et nous souhaitons participer à les nourrir.
Justement, concrètement, comment cela s’incarne-t-il dans votre métier ?
Eh bien concrètement, à part me poser beaucoup de questions et mettre en avant le plus de livres possible sur ces enjeux-là, ça ne s’incarne pas… Comme tout le monde, je suis prise dans la machine et je ne vais pas en sortir toute seule. C’est pour cela que l’association et les liens qu’elle permet de créer sont aussi importants. J’aimerais pouvoir vous dire « voilà comment je fais et tout va bien » mais si c’était aussi simple, on n’en serait pas là, je crois.