Pourquoi vous semble-t-il particulièrement important de concentrer votre action ou votre réflexion sur les questions liées au numérique ?
Julia Laïnae : Il me semble que le numérique est devenu la question dominante de l’époque que nous traversons, le fait social total qui soumet l’ensemble de la société à sa logique. De la manière dont nous travaillons, pensons, apprenons, parlons, sommes gouvernés et administrés… jusqu’à notre sphère intime, au rapport à notre corps et aux autres, jusqu’à notre manière d’être et de sentir. Il est devenu le média à travers lequel s’organise la société, qui médiatise l’ensemble de notre rapport au monde. Le numérique représente pour moi l’achèvement d’une dynamique qui prend racine bien plus loin que l’apparition de l’informatique et fait converger de nombreuses logiques aux sources de notre aliénation : gestion, contrôle, rationalisation, spectacle, règne de l’abstraction et du calcul. C’est pourquoi il me semble nécessaire de s’intéresser spécifiquement à la numérisation de nos vies, en tant qu’elle est en train de faire disparaître toute autre forme de pensée, de vie, toute extériorité à son système.
Alsace Réseau neutre : Au quotidien, tous nos bénévoles constatent à quel point leur entourage est démuni, consciemment ou non, face aux réalités numériques. Bien souvent, par dépit ou ignorance, ces personnes abandonnent leur temps de cerveau disponible aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), leur liberté à la surveillance de masse, etc.
Comme l’expliquait Lawrence Lessig (1) dans son article « Code is law », publié en janvier 2000, le code numérique fait loi et de nombreuses décisions politiques s’imposent par ce biais (2). Dans ce contexte, comprendre et se réapproprier les infrastructures des services numériques et la création du code, sous forme de biens communs, nous semble crucial pour permettre l’expression d’une opposition et imaginer d’autres modèles plus vertueux.
Voyez-vous des opportunités et avantages dans l’avènement du numérique par rapport au monde d’avant son omniprésence ?
Alsace Réseau neutre : À nos yeux, l’omniprésence du numérique ne semble avoir que peu d’avantages. En revanche, la démocratisation du numérique et d’internet qui s’est effectuée avant 2010 révèle plusieurs qualités indéniables. La plus importante concerne la garantie technique pour chaque personne de pouvoir être publiée. Dans sa conférence « Minitel 2.0 » (3), qui a donné naissance à plusieurs fournisseurs d’accès à internet associatifs (4) comme le nôtre, Benjamin Bayart (5) explique : « L’imprimerie a permis au peuple de lire, internet lui permet d’écrire. » Avant 2000, seules quelques élites pouvaient espérer être publiées, promouvoir leurs opinions, leurs savoirs et leurs œuvres au travers des journaux, des radios ou de la télévision. L’arrivée de l’ADSL (une technique de communication numérique), accompagnée des offres illimitées, a rebattu les cartes. La publication est devenue plus horizontale, plus pair-à-pair, entraînant de facto une diversification des savoirs et des œuvres produites (6).
Au-delà de la création, le réseau des réseaux (7) est aussi un formidable moyen de garantir une liberté d’expression minimale. En outre, l’apport du numérique dans des domaines fondamentaux comme la santé (imagerie médicale, chirurgie mini-invasive, etc.), la gestion du handicap ou la collaboration, a augmenté la qualité de vie au quotidien.
Julia Laïnae : J’ai l’impression que si on considère attentivement les « gains » que la numérisation aurait apportés à nos existences, on se rend compte qu’ils sont bien souvent illusoires. Si le numérique devait apporter plus d’ouverture sur le monde, il me semble davantage être le nouveau théâtre de la mondialisation et de l’uniformisation qui en découle, produisant une monoculture d’humains consommant le même type de contenu et asservis au même imaginaire tout autour du globe. De plus, nous sommes moins enclin·es à réellement rencontrer ou se confronter à l’autre, qu’à s’enfermer dans une bulle algorithmique filtrant la réalité selon nos préférences.
Le numérique ne nous a pas non plus permis de mieux communiquer, il a à l’inverse contribué à disperser notre attention. À l’échange attentif qui demande du temps ainsi qu’une véritable écoute, se substitue un échange de signaux qui n’est pas sans rappeler le zapping ou scrolling (8), où de multiples actualités sans commune mesure s’enchaînent à toute vitesse et sont ramenées sur un même plan. De même qu’il nous permet moins de nous informer que d’ « être informé·es », soit assailli·es de données en permanence qui nous désinforment par excès d’information, comme le disait Ellul (9), ou bien alors d’être « in-formé·es », au sens philosophique d’être modelé·es, soit recevoir une forme de l’extérieur. Perdu·es dans des flux entre nouvelles et fausses nouvelles défilant à toute vitesse, nous ne pouvons qu’être renvoyé·es à notre impuissance.
À la lecture profonde, réflexion méditative et contemplation, se substitue un papillonnage superficiel, incompatible avec la fixation de l’attention sur un objet de pensée. Enfin, nous succombons au leurre d’un pseudo apprentissage via des plateformes, tutoriels, forums, vidéos, au mythe d’un self-made man assisté par ordinateur, sans songer que peut-être tous ces moyens sont de pauvres palliatifs à la transmission des savoirs et savoir-faire vernaculaires en chair et en os, progressivement mis au rebut par des siècles de vie industrialisée.
Ce qui doit être combattu selon moi, c’est principalement le « terrorisme feutré », au sens qu’Ellul définit dans son livre Le Bluff technologique (1988), de la numérisation présentée partout comme seul horizon possible pour l’existence humaine. Terrorisme qui agit en normalisant et banalisant toutes les possibilités désormais offertes par la technoscience, les rendant naturelles, évidentes, indiscutables ! Ainsi, quoi qu’on pense du numérique en soi, quoi qu’il coûte au vivant en termes d’aliénation et de pollutions, quel que soit son réel sens en tant que projet de société, « le monde de demain sera entièrement informatisé, la ville de demain sera connectée, l’hôpital du futur sera technologique, le restaurant du futur sera intelligent et sur mesure, l’usine du futur sera robotisée, l’école du futur sera dématérialisée, la société de demain sera une société d’intelligence artificielle, la société de demain sera ainsi... et pas autrement » (Contre l’alternumérisme, p. 112).
Julia Laïnae
Pensez-vous qu’il faille transformer le monde numérique ou lutter contre lui ?
Alsace Réseau neutre : Les deux. Le monde numérique se transforme continuellement. Des prises de position ont déjà eu lieu et sont en marche pour casser l’hégémonie des Gafam. Il n’est déjà plus vraiment possible de s’opposer totalement au numérique. Qui peut imaginer une médecine sans IRM, une industrie sans automatisme, des communications sans audioconférence ? Mais il est encore largement temps d’utiliser les outils à disposition pour orienter le monde numérique de demain vers le bien commun. La technique a montré qu’elle pouvait opérer des révolutions positives pour l’humanité, pour peu que le grand public y adhère et s’en empare. Les projets autour de l’internet résilient et de la préservation de la vie privée se multiplient, malgré les très faibles moyens financiers qui leurs sont octroyés. En parallèle, porter une politique pour un usage raisonné et interdire les aberrations comme l’internet des objets ou la collecte systématique des données personnelles pourrait porter ses fruits et aboutir à un numérique plus frugal mais soutenable sur le plan humain, écologique et sur la question des libertés.
Julia Laïnae : Sans aucun doute, je pense qu’il faut lutter contre lui. Son aspect tentaculaire et global en fait quelque chose de trop grand, d’incommensurable avec la réalité humaine, d’incompatible avec le genre de vie pour lequel je me bats. Une vie à échelle humaine, c’est-à-dire dans une société au sein de laquelle nous pouvons réellement faire communauté, déterminer nos modes d’organisation. Cette vie sobre, qui se donne des limites et s’enracine dans une localité et ses nécessités réelles, ne peut qu’être une vie désencombrée des superstructures aux logiques autoritaires et négatrices du vivant que demande le numérique (centrales nucléaires, extractivisme, travail mécanique déshumanisé).
Les tentatives de transformations du numérique sont selon moi critiquables car elles témoignent de leur enfermement dans la mentalité industrielle, du refus de regarder ailleurs que dans l’étroit cadre de possibilités au sein duquel les industriels et l’État circonscrivent notre pouvoir d’action. Elles témoignent aussi d’un aveuglement quant à la réelle puissance du système technicien, dont la régulation desdites « dérives » de manière parcellisée à coup de citoyennisme, légalisme ou bien encore d’ « hacktivisme », ne permet jamais le recul nécessaire pour considérer le phénomène dans son ensemble.
Essayer de transformer le monde numérique, c’est, pour moi, admettre que l’on a perdu devant des forces et intérêts (économiques, gouvernementaux, industriels) dont nous sommes exclus, capituler devant une « force des choses », un « sens de l’histoire » un futur qui s’autoprophétise « digital », en croyant en vain pouvoir agir sur ce rouleau compresseur pour en changer la nature.
Comme la plupart des problèmes écologiques, les dérives de l’internet du point de vue de la consommation énergétique sont liées à la centralisation. Les usagers perdent à la fois le lien, le contrôle et la compréhension. Lorsque notre usage numérique était limité à un ordinateur non connecté à internet par famille, son impact écologique était palpable. Non-négligeable, mais supportable, comparé à notre consommation de chauffage.
La majorité de l’impact écologique d’internet est liée à la fabrication des appareils, à l’obsolescence programmée et à la mauvaise gestion des déchets (DEEE) (1 et 2). La consommation énergétique des datacentres, où sont concentrés des milliers, voire des millions, de serveurs, est aussi un poste important dans la facture écologique du numérique. D’après l’Ademe, 10 % (3) de l’électricité française est utilisée pour les datacentres.
Concrètement, nous menons tous les mois des ateliers qui, en plus de permettre au public participant de reprendre le contrôle de ses équipements, redonne à ceux-ci une seconde jeunesse. Ce n’est toutefois pas toujours possible car de nombreux fabricants de smartphones empêchent techniquement les mises à jour. À ce stade, il nous semble justifié de parler d’écocide.
Un autre atelier vise à transmettre les bases du fonctionnement d’internet de façon ludique et à lutter contre le concept de dématérialisation, particulièrement mensonger, en montrant les différents éléments cachés d’internet.
En tant que fournisseurs de services en ligne alternatifs, nous n’utilisons que des machines de seconde main. Enfin, nous menons une lutte acharnée contre la collecte de données personnelles et la publicité ciblée, malheureusement loin d’être interdite, qui continue à stimuler nos désirs de consommation ! Au-delà du numérique, on touche ici aux limites de notre société, que nous devons combattre à la fois à l’échelle personnelle et à l’échelle sociétale.
Alsace Réseau neutre
(1) Françoise Bertoud, « Le numérique : menace ou espoir pour l’environnement ? », https://team.inria.fr
(2) Voir Welcome to Sodom, film de Florian Weigensamer et Christian Krönes, 2018
Quelle est votre position sur la question du monopole des Gafam ? Quel peut être le rôle des logiciels et services « libres » et des communautés d’entraide ?
Alsace Réseau neutre : Essentiellement, nous critiquons les effets néfastes de ces silos de données et proposons des alternatives à qui souhaite s’en défaire lors d’ateliers et de conférences. Nous participons ainsi à un effort de décentralisation porté par de nombreux collectifs issus des logiciels libres, que ce soit au travers du développement de solutions, de leur hébergement ou de leur promotion.
Notre plateforme sans-nuage.fr, inscrite dans le cadre de la charte du Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires, permet d’avoir accès à de nombreux services comme des boîtes mail, de la messagerie instantanée, des agendas d’événements, des outils de collaboration… Certains sont en libre accès, d’autres nécessitent d’adhérer à l’association car ils ont un coût et que nous souhaitons que nos usagers aient une voix sur l’avenir de leurs services.
Certains de nos services sont fédérés à un ensemble plus vaste, que l’on appelle le Fediverse. Il s’agit d’un ensemble de réseaux sociaux alternatifs et confédérés (10).
Julia Laïnae : La surmédiatisation des Gafam est symptomatique de cette dynamique qui consiste à stigmatiser, diaboliser les représentants, dans l’imaginaire collectif, de la « corruption », du « détournement » d’internet, porteurs des fameuses « dérives » de la technologie, cristallisant une potentielle critique du monde numérique autour de polémiques particulières (évasion fiscale pour Apple, monétisation et commercialisation des données personnelles pour Google, esclavage moderne chez Amazon, etc.). Ils sont comme les boucs émissaires qu’on pointe du doigt pour éviter de regarder l’ensemble du tableau.
Si l’on creuse un peu plus le sujet, on découvre de nombreux autres acteurs du monde numérique tout aussi intéressants à considérer : Intel, Samsung ou Qualcomm qui puisent des quantités d’eau fabuleuses pour produire leurs puces électroniques, dans des pays où cette denrée manque parfois aux populations ; IBM, multinationale qui met en place depuis des décennies les conditions du projet de gouvernement cybernéticien des hommes, soit la gestion automatisée et plus efficace de la vie, permise par le puçage et l’interconnexion de tout et de tous ; Enedis, qui pénètre nos domiciles pour forcer la pose du compteur Linky, nous incrustant toujours plus dans la société numérique et nucléaire ; les multiples entreprises d’extraction et transformation de terres rares qui nécessitent l’emploi de produits toxiques, radioactifs et qui empoisonnent des villages entiers pour produire la machinerie électronique, etc.
Médias indépendants, circulation de la voix des opposant·es, mise en ligne de documents compromettants pour les puissances politiques ou économiques… L’internet n’est-il pas un outil de démocratisation efficace ?
Alsace Réseau neutre : Internet est par essence un réseau qui favorise la liberté d’expression et l’accès à l’information. Aujourd’hui, bien que la loi sur le secret des affaires rende le statut de lanceur d’alerte encore plus difficile à protéger, plusieurs dispositifs permettent de communiquer des documents de façon anonyme et plus sûre, par exemple Tor Browser (11) ou la plateforme de l’association « Enough » (12). Un des plus grands ennemis de la liberté d’expression sur internet est le fameux « je n’ai rien à cacher ». En effet, si la majorité ne préserve pas son anonymat, il est très facile d’identifier des personnes dont l’anonymat est vital. Les vidéos sur les violences policières sont aussi un bon exemple des réalités que le numérique permet de faire éclater au grand jour. Sans cela, beaucoup de monde continuerait de nier la situation.
Quelques bémols tout de même : le flux important d’informations brouille le message voire le rend banal, ce qui ne devrait pas arriver. Par ailleurs, les réseaux sociaux cartographient, entre autres, les avis politiques, et Facebook a montré dès 2012 (13) qu’il était capable d’influencer des élections par la simple modification de l’algorithme qui gère la priorisation des messages sur le mur des usagers.
En quoi le numérique induit-il un contrôle social ? Comment s’en délivrer ?
Alsace Réseau neutre : Le numérique, souvent décrit comme permettant d’accélérer le travail, a surtout permis de demander plus. Son arrivée a ouvert la voie à la bureaucratie à outrance. Dans la foulée d’un contrôle bureaucratique, nous glissons, depuis 2001, vers des sociétés panoptiques (de surveillance généralisée), tout simplement orwelliennes. Entre la rétention des logs des hébergeurs (14), l’extension des fichiers policiers TAJ et ADN (impactant indirectement plus d’un tiers de la population) (15), la mise en place en 2014 d’une liste noire de sites censurés par l’État (16), la loi sur le renseignement de 2015 qui instaure la surveillance de l’ensemble des communications de la population (17), la surveillance des réseaux sociaux pour contrôler l’attribution du RSA depuis 2018, jusqu’à l’usage de drones, de micros dans les rues, de reconnaissance faciale et comportementale (18), les lois s’enchaînent et nous peinons à les défaire. Certains de nos membres craint de voir apparaître des projets à l’image du crédit social chinois (19). Il est urgent de réclamer une désescalade. Face aux problèmes de demain, la voie sécuritaire et totalitaire nous semble funeste.
La surveillance d’État se nourrit fortement de la surveillance commerciale. Un peu comme le nucléaire militaire est alimenté par la filière civile. En fait, à partir du moment où une quantité importante de données existe, elle est sujette à de nombreux risques, allant de sa réquisition par un pouvoir politique mal intentionné à des attaques informatiques.
À l’échelle individuelle, il est presque impossible d’en sortir complètement. Même si vous n’utilisez pas le numérique, il y aura des caméras pour vous filmer, des proches pour vous taguer sur des photos Facebook, etc. Aujourd’hui, le simple fait de refuser d’être publié en photo est devenu une forme de radicalité. Toutefois, lors de nos ateliers, nous montrons avec des méthodes simples qu’il reste possible de limiter l’hémorragie. Et heureusement, des éléments comme le navigateur Mozilla Firefox permettent des avancées importantes pour la protection des données personnelles.
Avec quelles pratiques personnelles et collectives tentez-vous d’aller dans le sens que vous décrivez dans vos réponses ?
Alsace Réseau neutre : Au niveau personnel, les pratiques sont très diverses. Beaucoup de nos membres sont dans une démarche de « dégafamisation » afin de reprendre le contrôle total sur leur temps de cerveau disponible. Ils et elles essaient parfois d’entraîner leurs proches sur l’un ou l’autre aspect. Certains se demandent si une déconnexion ne serait pas plus efficace pour, par exemple, lire plus de livres. Plusieurs membres n’utilisent pas de smartphone, d’autres n’ont même pas de téléphone mobile, bien conscients de tout ce que ça implique.
Jusqu’ici, l’intégralité de nos actions est réalisée bénévolement. Nous pensons que le fait de développer une expertise dans une structure à but non lucratif crédibilise notre propos.
Lors de nos ateliers, nous essayons d’être le plus accueillant·es possible et de ne pas être dans le jugement. Nous sommes pour la plupart conscien·tes de notre privilège d’avoir le temps de réfléchir et de construire des alternatives pour la sauvegarde des libertés. Nous essayons de faire attention aux stéréotypes de genre et de ne pas présupposer les compétences de nos interlocuteurs ou de nos interlocutrices.
Julia Laïnae : Ce que nous essayons, dans les collectifs que je côtoie, c’est d’abord de recréer du lien entre humains pour tenter de faire vivre des temps et des lieux où nous nous abstrayons des modes de pensée et de relation qui nous sont imposés par la société numérique. Redonner une place à la parole humaine, à l’expérience sensible. Élaborer des réflexions critiques quant au monde dans lequel nous vivons, mettre des mots sur nos réalités pour créer une pensée commune, combattre le discours hégémonique du pouvoir inscrit au plus profond de nos esprits… Trouver, donc, des armes intellectuelles pour se défendre. Et puis créer des collectifs, pour ne plus être isolé et trouver la force pour s’opposer à chaque avancée destructrice du système technicien et l’empêcher de gagner du terrain : dématérialisation des services publics, 5G, télétravail, télémédecine, « smart city », agriculture connectée, compteurs connectés, etc. Par tous les moyens possibles. Pourquoi ne pas aller, par exemple, perturber des événements, festivals, salons ou conférences technophiles et scientistes, temples de la propagande en faveur du techno-monde ? Et puis d’un autre côté, nous tentons de recréer les conditions d’une communauté politique, qui se réapproprie espaces, techniques, moyens de subsistance etc.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
Silence et le numérique
Au sein de Silence, nous sommes englué·es dans les contradictions qu’engendre l’omniprésence du numérique. Tenter de résister à son hégémonie, oui, mais jusqu’où ? Si l’internet est devenu le système nerveux central de la mondialisation, est-il seulement possible de s’en extraire tout en produisant une revue comme la nôtre ? Est-il au contraire (ou en même temps !) nécessaire de s’en échapper pour être vraiment libres et ne pas alimenter les dominations néocoloniales et les destructions écologiques qu’il engendre ?
Il semble que nous sommes pris·es dans un dilemme où chaque option recèle des inconvénients majeurs : être fidèles à nos valeurs en se passant de certains usages du numérique revient à se passer de moyens vitaux de nous faire connaître d’un nouveau public, et parfois à compliquer nos tâches quotidiennes et la relation avec nos partenaires. Céder à l’usage du numérique par facilité sociale, c’est parfois avoir en bouche le goût amer du renoncement à des valeurs de cohérence et de sobriété qui nous sont chères.
Certes, nous refusons de devenir un média numérique alors qu’on nous y incite très régulièrement. Nous refusons de diffuser des vidéos sur notre site, en raison du poids écologique de leur visionnage. Nous avons aussi réussi à nous séparer du géant Paypal pour le paiement de nos commandes.
Toutefois, au quotidien, nous passons beaucoup de temps devant des écrans à réaliser la revue, écrire, gérer des commandes, communiquer avec nos partenaires et entre nous, lire les nombreuses informations que l’on reçoit, etc. Nous sommes loin d’utiliser des logiciels libres à tous les niveaux, même si nous essayons peu à peu d’aller dans ce sens.
Des débats réguliers agitent Silence. Par exemple, durant le confinement, fallait-il nous mettre à annoncer dans les pages « Agenda » des conférences ou formations en ligne ? Ou consentir à publier des pages d’agenda quasi vides, en raison de l’impossibilité de se réunir physiquement ? Nous avons privilégié la sobriété numérique, en étant conscient·es de priver le lectorat de certaines ressources potentielles pour continuer à se former et à cultiver l’esprit critique malgré l’isolement social. À chaque nouvelle question, son dilemme.
- Contre l’alternumérisme, Julia Laïnae et Nicolas Alep, La Lenteur, 2020, 128 p., 10 euros.
- Les Décâblés, Maison des étudiants, 25 rue Jaboulay, 69007 Lyon, lesdecables@riseup.net. Collectif lyonnais qui porte depuis 2018 une critique du numérique, du système technicien et de leur dimension totalitaire. Il organise des événements pour fédérer les résistances et les alternatives au numérique, des interventions scolaires, et participe à des ateliers d’écologie pratique notamment.
- Alsace Réseau neutre. Les bénévoles d’Alsace Réseau neutre œuvrent pour construire un bout d’internet qui respecte ses utilisateurs et utilisatrices, et ils agissent pour préserver nos libertés fondamentales. L’association, présente à Strasbourg, sensibilise aux enjeux du numérique, démystifie le fonctionnement des outils informatiques pour que le public puisse en prendre le contrôle, et propose des services en ligne alternatifs gérés en tant que communs. Par le biais de ses services sans-nuage.fr, Alsace Réseau neutre est membre du Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires qui vise à rassembler des structures proposant des services en ligne libres, éthiques et décentralisés. L’association est aussi fournisseur d’accès internet local et membre de la Fédération des fournisseurs d’accès associatifs à internet (FDN). Alsace Réseau neutre propose depuis quatre ans les ateliers « Libérons-nous du pistage », permettant aux personnes participantes de limiter les données transmises à leur insu lors de leur utilisation quotidienne d’internet.
https://arn-fai.net
(1) Juriste étasunien, Lawrence Lessig est un défenseur de la liberté sur internet et a participé à la création de la licence Creative Commons, qui aide les aut·rices d’œuvres ) se libérer d’un droit de propriété intellectuelle trop restrictif. Voir « Code is Law – Traduction française du célèbre article de Lawrence Lessig » sur https://framablog.org.
(2) Selon Lawrence Lessig, le code « définit la manière dont nous vivons le cyberespace. Il détermine s’il est facile ou non de protéger sa vie privée, ou de censurer la parole. Il détermine si l’accès à l’information est global ou sectorisé. Il a un impact sur qui peut voir quoi, ou sur ce qui est surveillé » (voir note 1).
(3) Voir sur https://video.tedomum.net, « Internet libre ou Minitel 2.0 ? ».
(4) Voir www.ffdn.org, le site de la Fédération des fournisseurs d’accès internet associatifs.
(5) Militant pour la préservation des libertés fondamentales face à la société de l’information.
(6) Par exemple, les arts du cirque connurent un foisonnement sans précédent car les artistes pouvaient échanger des vidéos.
(7) Le « réseau des réseaux » est un autre nom donné à l’internet. L’internet est un ensemble de réseaux informatiques reliés entre eux et appartenant à des entités distinctes. En France, il y a plus de 2000 opérateurs réseau.
(8) Pratique consistant à faire défiler sans fin des informations sur des interfaces faites pour engendrer de telles pratiques compulsives, telles que Facebook.
(9) Jacques Ellul (1912-1994) est l’auteur de nombreux ouvrages de critique du système technicien, notamment.
(10) L’ajout d’un serveur au Fediverse est libre, si bien qu’aucune des entités ne le possède dans son entièreté. C’est le cas, notamment, de notre service d’agenda événementiel, alternatif aux événements Facebook, basé sur le logiciel Mobilizon. Voir https://fediverse.party
(11) www.torproject.org (en anglais)
(12) https://enough.community (en anglais)
(13) Voir « Facebook’s secret newsfeed experiments affected voter turnout in the 2012 election », sur https://gigaom.com
(14) Voir www.laquadrature.net/logs. Les données de connexion, ou logs, sont des données personnelles permettant de savoir qui vous avez contacté par voie électronique, quand, à quelle heure, quels sites vous avez visités, etc. En accédant à ces données, il est possible de savoir ce que vous lisez, avec qui vous parlez, ce que vous cherchez sur le net.
(15) Fichier de police du traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) et fichier des empreintes génétiques. Voir https://arn-fai.net/surveillance-jusqu-ou-irons-nous.
(16) Voir www.laquadrature.net/censure
(17) Sous couvert de lutte contre le terrorisme, les fameuses boîtes noires peuvent notamment être utilisées dans la prévention des violences collectives et la préservation des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la France.
(18) Voir https://technopolice.fr
(19) Voir « Comment fonctionne le ‘crédit social’ en Chine », Jennifer Mertens, 27 juillet 2019, https://geeko.lesoir.be