Des candidat·es à l’installation, il y en a. Contrairement à ce que les « expert·es » nous prédisaient au tournant du siècle, il n’y a jamais eu autant d’engouement pour les métiers de l’agriculture qu’aujourd’hui. Mais, pour convertir les envies en réalité, c’est le chemin de croix. Parmi les jeunes, il y a de plus en plus d’installations (et de projets d’installation) non issues du milieu agricole, c’est-à-dire parmi des jeunes qui non seulement n’ont pas vécu avec le rythme d’une ferme toute leur vie, mais aussi qui ne peuvent pas compter sur la transmission à des conditions avantageuses de tout ce qui leur est nécessaire – foncier, bâti et machines. (1)
De plus en plus de projets d’installation
« 31 % des installations aidées en 2018 sont des installations hors cadre familial. Le Hors Cadre Familial (HCF) désigne les installations pour lesquelles l’exploitation du jeune ne lui a pas été et ne sera pas transmise par des membres de sa famille jusqu’au troisième degré (…) ». (2)
Et il y a de plus en plus de « moins jeunes » qui décident de changer de vie, de privilégier le contact avec la nature et le travail manuel en s’installant comme paysan·nes.
Ce constat n’est pas sans rapport avec un autre fait de société – une forte demande pour des productions bio et de proximité, corrélée avec un rejet des productions « industrielles » et des transports longs, ces deux facteurs étant considérés comme contribuant fortement au réchauffement climatique. Cette demande correspond davantage aux zones périphériques des villes et des bourgs qu’au sein de ce que certain·es appellent la « ruralité profonde », mais ces territoires périphériques présentent un inconvénient supplémentaire : sous l’effet de la spéculation liée au développement des constructions et autres artificialisations du sol, le prix du foncier y a connu un bond spectaculaire, le mettant hors de portée des personnes qui arrivent dans le métier, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes.
Des fermes trop grandes
Ces prix prohibitifs sont aggravés par un autre phénomène général : l’augmentation significative depuis cinquante ans de la taille des exploitations agricoles. On connaît les mécanismes productivistes en agriculture qui, par les systèmes des aides, poussent les agriculteurs et agricultrices « installé·es » à voir toujours plus grand – plus on emprunte et plus il faut produire, ce qui à son tour implique d’emprunter davantage, etc. Le fameux principe des « économies d’échelle » cher au capitalisme industriel s’impose aisément en agriculture, où la moindre machine coûte des centaines de milliers d’euros.
Cette augmentation de la surface moyenne des exploitations rend plus difficile encore l’accès au foncier pour les personnes telles que mentionnées ci-dessus qui souhaitent s’installer. Mais ce n’est pas seulement une question de prix. En général, ils et elles ne sont pas prêt·es à « se tuer à la tâche » comme l’ont fait bon nombre de leurs prédécesseurs et prédécesseuses. Ce qui ne veut pas dire que ces personnes sont fainéantes – c’est juste qu’elles souhaitent vivre « une vie normale », en gagnant raisonnablement ce qu’il faut pour vivre et en évitant d’engraisser indûment les actionnaires des banques et des industries. Et elles ne voient pas toujours la nécessité d’être propriétaires des terres utilisées.
Petites fermes et travail collectif
Réduire la surface moyenne des exploitations (3) serait certainement un bon moyen pour limiter les inconvénients de la monoculture. Le grand débat actuel sur la limitation des intrants – où on entend le plus souvent le monde agricole lui-même dire qu’il voudrait pouvoir s’en passer – n’aurait certainement pas lieu si les exploitations agricoles étaient d’une taille « raisonnable ». (4)
Il y a aussi un regain d’intérêt pour le travail collectif, poussant un certain nombre de candidat·es à l’installation à se regrouper, à mutualiser les terres, la main d’œuvre et le matériel. On peut voir là un moyen de contourner l’obstacle de la taille des exploitations, car cela peut permettre d’articuler plusieurs activités d’envergure modeste sur une même ferme, souvent avec une cohérence entre elles, d’un point de vue agronomique, humain et économique (rotations, cultures pour l’élevage, transformation, accueil et vente sur place...). (5) Mais force est de constater que ce n’est pas un modèle qui correspond aux attentes de nos institutions agricoles. Nous avons connaissance de plusieurs cas de difficultés rencontrées par des groupes de personnes souhaitant s’installer collectivement (peu ou pas d’accompagnement pour trouver des statuts et montages adaptés ou des accès aux aides, par exemple). D’une part le modèle n’est pas conforme aux schémas traditionnels, compliquant le soutien des institutions. D’autre part, le fait que le collectif adopte un statut de société pour gérer l’exploitation complique – voire empêche – l’obtention de la DJA (Dotation Jeunes Agriculteurs) par des paysan-es qui y auraient droit s’ils ou elles s’installaient seul·es.
Une régulation du foncier peu adaptée à la situation actuelle
Ajoutez à cela des mécanismes de régulation du foncier qui, s’ils ont réellement servi une cause publique pendant des années, ont du mal à s’adapter. Nous pensons, bien entendu, aux SAFER (6), qui ont pour principales vocations de maintenir le statut agricole des terres et de limiter l’envolée des prix lors des ventes – vocations fort honorables, on en conviendra. Mais des années de fonctionnement « en milieu clos » (la gestion des SAFER est assurée majoritairement par des professionnel·les issu·es du courant « productiviste ») ont amené ces institutions à souvent privilégier un·e exploitant·e agricole conventionnel·le par rapport à une nouvelle installation et, paradoxalement, à faire davantage confiance à un agriculteur ou à une agricultrice endetté·e plutôt qu’à un ou une porteu·se de projet innovant avec un modèle économique moins coûteux. (7)
Ces freins à l’installation sont largement dus au fait que peu d’institutions agricoles ont évolué. Ne faisons pas tout reposer sur la maxime « small is beautiful » (8), mais reconnaissons que la situation climatique de la planète nécessite maintenant que l’on voit les choses autrement qu’il y a 20 ans. Et voir autrement implique d’aider à s’installer des fermi·ères qui, à défaut de beaucoup de moyens, ont une volonté d’être utiles à la société.
Heureusement, tout n’est pas sclérosé dans le monde de l’agriculture. Des initiatives intéressantes ont vu le jour pour essayer de pallier les difficultés mentionnées. Nous apportons dans un deuxième article à paraître le mois prochain des exemples de ces initiatives, qui peuvent encore essaimer. Mais mentionnons de suite peut-être la plus connue – le mouvement Terre de Liens, né au début des années 2000. En collectant de l’argent citoyen (sous forme de dons, de legs, de prêts ou d’investissements), ce mouvement achète des fermes pour les louer sous forme de baux ruraux environnementaux à des fermi·ères qui, autrement, ne pourraient pas s’installer. C’est une initiative extrêmement utile pour la société car elle sensibilise par l’exemple aux enjeux de l’accès au foncier, mais elle n’arrive pas pour autant à juguler le problème des prix excessifs. En effet, tant que nous n’aurons pas une législation qui limite le prix du foncier dédié à l’agriculture, le nombre de fermes pouvant être achetées avec de l’argent citoyen et échapper ainsi aux systèmes productivistes et élitistes restera très limité.
Quelles pistes pour en sortir ?
À nos yeux, plusieurs champs d’action s’ouvrent pour réaliser la transformation que nous appelons de nos vœux :
- • Se battre pour faire considérer le foncier autrement que comme un bien de consommation courante. On dit qu’en France le droit de propriété est sacro-saint, mais bon nombre de citoyen·nes se rendent compte que ce droit est parfois injuste. Pour une activité d’intérêt public telle que l’agriculture – à laquelle nous demandons de remplir nos assiettes tout en respectant l’environnement – la société doit adopter une autre attitude, qui consisterait a minima en une régulation des prix du foncier.
- • Favoriser le « démembrement » des exploitations agricoles, pour permettre l’installation de plusieurs agricult·rices. Ce démembrement peut être « brut » – divisant par exemple simplement une exploitation de 500 ha en plusieurs fermes d’une taille raisonnable, ou « concerté » – pour permettre une installation groupée de plusieurs personnes en agriculture ou métiers connexes (ex. : paysan·ne-boulang·ère, entreprise de transformation de produits alimentaires) dans une logique de réponse commune aux besoins locaux.
- • Enfin, les collectivités doivent considérer l’installation en agriculture comme toute autre sorte d’installation en milieu rural, c’est-à-dire une nécessité pour contribuer autant que faire se peut à la dynamique du territoire et à sa (relative) autonomie. Elles peuvent appliquer au monde agricole les mêmes règles d’accueil que pour les autres activités économiques, par exemple en favorisant l’implication des citoyen·nes dans le processus d’installation mais aussi, pourquoi pas, dans la production ou dans une animation autour de cette production. Et « décompartementaliser » les activités du territoire, en créant des passerelles et en soutenant des « projets complexes » comme un tiers-lieu avec un volet agricole et/ou de restauration, par exemple.
Murray Nelson
Retraité, impliqué depuis longtemps dans la défense d’un monde rural solidaire, référent ferme à Terre de Liens, administrateur de Relier. Ces textes sont issus de sa contribution à l’Agora des Colibris sur le thème de l’installation en milieu rural.
(1) Voir à ce sujet les travaux et le livret réalisés par le collectif InPACT sur la restructuration des fermes : « Des idées pour transmettre : si on restructurait les fermes ? », www.civam.org.
(2) À ce sujet voir quelques éléments sur le site du Modef : « Des difficultés pour s’installer hors cadre familial », 3 février 2020, www.modef.fr.
(3) À celles et ceux qui prétendent que seule une agriculture quasi-industrielle avec des parcelles énormes peut répondre au défi de produire assez, nous répondons :
- réduire la surface moyenne des fermes ne veut pas dire réduire les surfaces cultivées ; quatre fermi·ères sur 50 ha chacun peuvent produire autant (sinon plus) qu’un· exploitant·e sur 200 ha.
- une grande partie de la production agricole de la France est vendue à l’exportation, moins prioritaire à nos yeux que l’autonomie alimentaire à l’échelle nationale.
(4) Voir à ce sujet les travaux et le livret réalisés par le collectif InPACT sur la restructuration des fermes : « Des idées pour transmettre : si on restructurait les fermes ? », www.civam.org.
(5) Voir à ce sujet l’article de Gaëlle Ronsin « Expérience d’équité agricole, économique et sociale à la Ferme de Sainte-Luce » dans Silence n°481.
(6) SAFER : Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural.
(7) Sans compter la pression foncière liée à l’urbanisme et à l’habitat, qui fait s’envoler les prix en périphérie des agglomérations notamment. Les Plans locaux d’urbanisme (Plu) sont pilotés par les mairies. Ils décident si un terrain agricole sera rendu constructible ou non, et d’autres intérêts peuvent prendre le dessus. Les Schémas de cohérence territoriale (SCOTs) peinent souvent eux aussi à donner la place qui lui est nécessaire au foncier agricole. (Ndlr)
(8) Small is beautifull : mouvement qui promeut une organisation sociale à petite échelle pour être plus humaine, écologique et démocratique, inspiré du livre de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher Small is beautifull. Une société à la mesure de l’homme, Le Contretemps/Seuil, 1973.
Terre de liens, 25 Quai André Reynier, 26400 Crest, tél. : 09 70 20 31 00, https://terredeliens.org.