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Développer Silence, pas Facebook

Danièle Garet

Silence ferme sa page Facebook. Ce choix semble évident du point de vue de notre position techno-critique et décroissante, peut-être aussi suicidaire au regard de nos capacités à toucher de nouvelles personnes, surtout à l’heure où les rencontres physiques sont raréfiées.

Beaucoup d’entre vous sans doute ignoraient l’existence de notre page Facebook ! C’est que nous nous contentions, depuis 8 ans, de la faire vivoter, entre désaffection et malaise. Régulièrement, nous ré-ouvrions le débat sur son sort, sans jamais parvenir à un consensus. La crise sanitaire accélère encore le rouleau compresseur de la numérisation à marche forcée dans tous les domaines de la vie. Dans ce contexte, nous avons tranché. Entre développer cet « outil » pour tenter de tirer le maximum de visibilité de nos idées et l’abandonner pour renforcer notre cohérence avec elles, nous avons choisi la deuxième voie.

Ce n’est pas un choix sans risque pour l’avenir d’une revue déjà fragile. Ne pas être sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas se condamner à plus ou moins brève échéance ? Nous verrons, mais pour l’heure, nous réaffirmons avec joie le pari de continuer à vivre sans eux. Faire sans eux donc, mais avec vous, notre vrai réseau vivant, avec qui nous voulons partager quelques unes des réflexions qui ont conduit à notre décision.

L’anticapitalisme sur Facebook, pourquoi ?

« Tout le monde » critique les réseaux sociaux et « tout le monde » y participe. À première vue, tel est bien le grand paradoxe. Pour s’en tenir aux mouvements militants se revendiquant de l’anticapitalisme, la plupart des organisations fonctionnent notamment avec Facebook, l’un de leurs pires ennemis. Pointer l’incohérence est facile. Au-delà, nous pouvons identifier deux grandes explications.

La première réside dans le fait que les réseaux sociaux sont devenus bien davantage que des outils de communication. Ils constituent désormais une sorte d’environnement social global qui semble tout naturel aux générations contemporaines. S’en passer n’est simplement plus une option concevable.

La deuxième raison relève d’une stratégie assumée d’utiliser les armes de l’adversaire pour atteindre ses propres buts, ou du moins de la conviction qu’il est possible de faire un bon usage des réseaux sociaux. De multiples exemples de mobilisations réussies grâce à eux semblent le confirmer et nombre de collectifs les utilisent en effet avec vigilance et intelligence. Il ne s’agit pas ici de contester ce point.

Reste qu’un tel choix pose plusieurs problèmes aussi massifs qu’irréductibles.

Faire fructifier Facebook malgré soi, non merci

Tout d’abord, même en prenant toutes les précautions imaginables, on ne peut pas utiliser Facebook sans lui fournir des données (chaque clic en est une), c’est-à-dire sans fournir la matière première de son modèle économique. Chaque seconde et chaque clic, chaque « post », visite, « like » ou photo, constitue une création de valeur pour la plateforme. Chacune de ces actions se transforme en data vendue aux courtiers spécialisés, déversée dans des programmes de micro-profilage comportemental, de publicité ciblée, d’intelligences artificielles en cours d’élaboration. On ne peut aller sur Facebook sans augmenter sa richesse et sa puissance, étendre son monopole, contribuer à faire advenir son monde.

Ni sous l’œil, ni à la merci de Facebook

Facebook n’est en effet pas un fournisseur politiquement neutre d’outils numériques. La multinationale poursuit un projet de société, et ce projet est incompatible avec le nôtre. C’est celui de l’envahissement général du monde par la réalité augmentée et la réalité virtuelle (1), celui du contrôle total et permanent, de l’addiction à la connexion ininterrompue, de la disparition de la sphère privée.

Ne nous leurrons pas, les visions divergentes sont bienvenues sur la plateforme... jusqu’à un certain point apprécié par Facebook , qui possède tous les moyens pour décider des degrés de visibilité de chaque contenu. Fermeture pure et simple de compte, priorité donnée aux extrêmes et aux émotions négatives, hiérarchisation ciblée, « modération » exercée ou non : toute une palette de moyens permet à la multinationale de contrôler et manipuler l’information. Les échanges et informations militantes ne vivent sur Facebook que sous sa surveillance, seulement à la hauteur de son bon vouloir (2).

Contre l’oppression de l’instantanéité et la marginalisation

Parmi d’autres caractéristiques de Facebook, son paramétrage pour l’actualité immédiate, la vitesse, la réaction instantanée, se situe aux antipodes d’une revue comme Silence qui revendique au contraire le temps long et le pas de côté par rapport à l’actualité. Complémentaire pourrait-on penser ? Pour certaines personnes sans doute, mais là encore, ne soyons pas dupes. Facebook est le vaisseau amiral de la nouvelle « économie de l’attention » : tout y est conçu pour capter le maximum de temps devant les écrans et une connexion quasi permanente, pas pour renvoyer vers d’autres médias ou d’autres activités.

Enfin, il est pour le moins problématique d’accepter de considérer que « tout le monde » est sur Facebook (et possède un smartphone). Partir de ce présupposé, et s’organiser en conséquence, c’est accélérer la marginalisation des autres, ou les pousser à entrer dans le rang des utilisat·rices. Or nombre de personnes refusent, résistent, ferment leurs comptes, souhaitent se déconnecter.

Silence, notre vrai réseau social

Pour nous, loin d’être négligeables car peu nombreuses, ces personnes incarnent une volonté d’alternative, d’indépendance et de résistance que Silence partage depuis ses origines. Nous avons hésité à nous engager sur la voie d’un « autre web », avec des plateformes plus acceptables (le réseau Diaspora par exemple) et des pratiques différentes. Dans cette perspective, des solutions alternatives existent et peuvent être tout à fait intéressantes. Mais nous avons préféré consacrer notre temps et nos énergies en dehors de l’internet déjà trop présent par ailleurs dans nos activités.

L’engagement sur la voie de la décroissance ne peut se concevoir sans la plus grande sobriété technologique possible. Dans le champ numérique, elle se révèle de plus en plus compliquée. Un nombre croissant d’informations ne sont désormais disponibles que sur les réseaux sociaux (3). Mais les enjeux de liberté, d’indépendance, de résilience, entre autres, sont suffisamment cruciaux pour que nous maintenions nos efforts.

Ainsi donc, nous comptons plus que jamais sur vous pour continuer à faire vivre notre réseau humain, sans multinationale et aussi loin que possible du numérique. Parler de Silence à ses ami·es en chair et en os, glisser un exemplaire de la revue dans une boîte à livre, ou dans la boîte aux lettres des voisin·es, nous envoyer des courriers, proposer des articles, offrir des abonnements, organiser des rencontres et des échanges (dans la mesure du possible...) autour des thèmes de la revue etc. Tout ceci a permis jusqu’ici à Silence de jouer son rôle dans la riche galaxie des alternatives et des luttes. Tout ceci sera encore plus indispensable à l’avenir.

Danièle Garet

Pour aller plus loin :
• « Technologies numériques : en finir avec le capitalisme de surveillance », La Revue Durable, n° 63, automne-hiver 2019

(1) Telle est la teneur de la « vision pour 2030 » de Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, qui annonce la fin du smartphone au profit des lunettes de réalité augmentée (lors de ses voeux pour 2021).
(2) Des collectifs comme Cerveaux non disponibles, Urgence notre police assassine ou Extinction Rebellion à Tours par exemple, ont vu leurs pages fermées ou vidées de toute activité du jour au lendemain.
(3) Par ailleurs, un petit indice révélateur : nous peinons plus souvent pour fournir des adresses postales ou des numéros de téléphone fixes pour joindre les organisations que nous mentionnons dans nos pages.

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