Dossier Numérique Société

Contre le codage des données dans les hôpitaux psychiatriques

Danièle Garet, Guillaume Gamblin

En 2020, une « enquête militante sur les logiciels de recueil des données en psychiatrie » a permis de faire un bilan critique de ces nouveaux outils et de la logique de soin standardisante et quantitative qu’ils portent en eux. Elle visait à permettre l’organisation d’une grève du codage des données dans le secteur, à l’instar de ce qui s’est passé dans plusieurs hôpitaux généraux fin 2019.

Issu d’une dynamique amorcée dès l’automne 2019, le Printemps de la psychiatrie a fédéré la mobilisation des différents mouvements de luttes « pour un renouveau des soins psychiques ». Dans le contexte de la grande misère du secteur, après des décennies de restrictions budgétaires, il s’agissait pour les patient·es, familles, professionnel·es, de réaffirmer les singularités et les exigences d’une psychiatrie à visage humain.

Le Printemps s’est doté d’une Commission contre les outils gestionnaires qui a travaillé à l’élaboration d’une « enquête militante » sur les logiciels de recueil des données en psychiatrie (1). Il s’agit d’une étude historique et politique qui présente avec clarté les enjeux liés à ces outils. Silence a aussi échangé avec deux membres de cette commission, Laurent et Robin (les prénoms ont été changés). Ils sont par ailleurs éducateurs spécialisés en pédopsychiatrie au sein d’un groupement hospitalier universitaire parisien, en grève du codage des données informatiques depuis avril 2020 (voir en fin d’article).

L’informatique pour ajuster l’hôpital au néolibéralisme

L’enquête rappelle que, dès la fin des années 1970, la limitation des dépenses devient, dans une logique néolibérale, l’un des objectifs prioritaires du système de santé. Dans les hôpitaux, le recours à l’informatique permet d’établir des groupes homogènes de malades à partir desquels il est possible de décomposer finement les coûts de chaque acte en diverses composantes : personnel médical, infirmerie, consommables, etc. Puis de réduire les dépenses sur chaque composante afin de rentabiliser l’hôpital dans une logique de flux tendu.

La « tarification à l’acte » est, depuis 2004, la méthode de financement en vigueur dans les principaux domaines de santé (médecine, chirurgie ou obstétrique). Son extension à la psychiatrie est prévue pour 2021. De quoi s’agit-il ? Au lieu de bénéficier d’une dotation forfaitaire stable (bien qu’elle soit, en pratique, très en deçà des besoins de la population, et ce depuis longtemps), chaque unité sera soumise à une évaluation constante en fonction de son activité. Cette évaluation, acte par acte, conditionne les financements qui seront accordés à chaque activité. On comprend à quel point cette méthode peut dénaturer la mission d’un établissement. La « logique du chiffre » caractérise désormais le système hospitalier… en le détruisant. Les logiciels de gestion des données sont au service de cette logique. « L’important, pour les soignants, devient le fait de rentrer des actes », explique Laurent. « Ce matin encore, ma cadre m’a demandé ce qu’il en était de mes actes rentrés sur le logiciel Cortexte, témoigne Robin. On nous rappelle que c’est obligatoire. »

En psychiatrie, atrophier les diagnostics pour les codifier

Parmi ces logiciels figure, en psychiatrie, le Recueil d’information médicale en psychiatrie (RIM-P), instauré en 2006. Il a d’abord été présenté comme un « outil de recherche épidémiologique », des responsables politiques assurant qu’il ne s’agirait en aucun cas de l’utiliser à des fins budgétaires…

En fait, il permet d’établir des groupes homogènes de malades, bien que cela soit plus difficile qu’en médecine générale. Cela ne peut se faire qu’à partir de diagnostics très simplifiés, reliés à des outils de classification controversés (2), privilégiant une conception réductrice des personnes.« Il y a une réduction du sujet à sa neurobiologie, à un ensemble de symptômes et, en face, on lui procure des traitements standardisés, protocolisés, analyse Robin. Or les situations complexes touchant les enfants (précarités sociales, traumatismes liés à l’immigration, etc.) sont en forte augmentation. » « C’est la complexité du sujet qu’on remet en cause à travers cette logique, confirme Laurent. Ça donne un indice sur le type de société dans laquelle on veut nous faire vivre. » La codification de ces diagnostics standardisés dans le RIM-P permet de faire correspondre, pour chaque personne entrant en psychiatrie, une durée de séjour ou un type d’acte sans prendre en compte ses singularités.

Taylorisation de la santé

Comme en médecine générale (3), on peut parler de taylorisation de la santé. Les pratiques de soin sont modifiées en profondeur, notamment du fait de l’obsession de la « file active ». « La file active est le nombre de nouve·lles patient·es entrant dans un service par année, peu importe la fréquence des consultations, explique un praticien. Un·e patient·e peut venir une fois dans l’année, il ou elle aura la même valeur économique qu’un·e patient·e qui vient toutes les semaines. D’où des pratiques de plus en plus fréquemment orientées vers ce qu’on appelle ’plateforme diagnostic’ ou ’centre expert’, où l’on enchaîne les bilans neurocomportementalistes, sans s’occuper des patient·es dans la quotidienneté. »

Dans un service pédopsychiatrique, la file active peut augmenter la capacité à prendre en charge rapidement de nouveaux enfants. Ceci pourrait être une bonne chose à la condition, non remplie à ce jour, d’avoir les moyens de les suivre au-delà d’un premier accueil. Sans cela, on bascule dans une pratique qui avantage les statistiques mais nuit aux enfants. La file active pousse aussi à des sorties trop rapides de l’hôpital.

Outils de contrôle et marchandisation de la santé mentale

Par ailleurs, la fonction d’outil de « fichage de la population psychiatrique à des fins de contrôle » du RIM-P est dénoncée depuis longtemps. Dès 2008, le Comité consultatif national d’éthique pointe des « risques d’atteinte aux libertés individuelles au profit de certains organismes, notamment administratifs, financiers ou assurantiels ».

Les données entrées dans les logiciels par le personnel soignant nourrissent aussi des modes de management fondés sur les comparaisons interservices (premier pas vers leur mise en concurrence) et sur des évaluations du personnel.

Outils de gestion, outils de management, les logiciels n’apportent en revanche nulle aide aux personnels de soin, au contraire.« On n’a jamais vu de soignants en psychiatrie demander des ordinateurs, témoigne Laurent. Ils nous ont été vantés comme devant améliorer la qualité du travail. Mais en fait, il s’agit de logiciels de recueil médico-économique, de quantification, qui nous sont imposés. Ces outils viennent nous parasiter, nous détourner de nos pratiques. On en vient à penser à combien ça coûte au lieu de se demander comment on soigne. J’ai passé 10 jours à rechercher un adolescent autiste qui avait disparu, en lien avec sa famille, la police, les services sociaux. Cela n’est pas rentable, selon ces logiciels, mais c’était vital. »

Selon l’enquête, avec la réforme « Ma santé 2022 » (4), qui prévoit notamment « l’accélération du virage numérique » et la montée des « partenariats » avec le secteur privé, tout est en place pour la marchandisation de la santé mentale. Elle s’inscrit dans la logique d’extension à de nouveaux domaines qui fournit son moteur au capitalisme. Cette généralisation à des domaines jusque-là préservés repose sur des technologies qui nécessitent des informations toujours plus nombreuses pour faire tourner les algorithmes. D’où le rôle essentiel que joue en la matière le personnel soignant, qui ne cesse de saisir des données en n’ayant pas toujours pleinement conscience de participer, ce faisant, à la destruction de l’hôpital public.

Résister par la grève des données

C’est bien là que réside le but de l’enquête : aider à cette compréhension et ainsi à la préparation de grèves des données. Trois axes d’actions sont cités : « Arrêter de remplir les logiciels de recueil de données, informer par tous les moyens les patients qu’ils peuvent refuser la création d’un dossier patient informatisé (DPI) et inviter toute personne ou groupe souhaitant soutenir celles et ceux qui luttent en psychiatrie à cibler directement le bras armé de la marchandisation des soins (les serveurs, les ordinateurs dans les services, les pépinières d’entreprises, etc.). »

En avril 2020, pendant l’épidémie de Covid-19, un collectif auquel appartiennent Laurent et Robin (5) s’est déclaré en grève des données informatiques pour une durée illimitée. Six mois plus tard, la grève se poursuivait. « En faisant la grève du codage, nous dit Robin, on se réapproprie un temps qu’on est censé passer à remplir des actes, temps qui nous empêche de recevoir des patients et de penser nos pratiques en équipe ».

Pour l’instant, il n’y a pas eu de sanctions mais celles-ci pourraient arriver et les soignants espèrent pouvoir compter sur les soutiens extérieurs. Un centre médico-psychologique pour enfants (CMP) rattaché à l’hôpital Évrard de Villemomble, en Seine-Saint-Denis, a rejoint la grève du codage en psychiatrie. Combien d’autres suivront ?

Danièle Garet et Guillaume Gamblin

(1) On la trouve, ainsi que l’actualité des luttes, sur le site printempsdelapsychiatrie.org
(2) La Classification internationale des maladies mentales – 10 (CIM 10) ou le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM).
(3) Mais aussi, comme dans de nombreux autres secteurs d’activité : école, justice, accompagnement des personnes en recherche d’emploi, etc.
(4) Le projet de loi a été adopté en juillet 2019.
(5) Il s’agit du Collectif de la pédopsychiatrie publique du 19e arrondissement intégrée au Groupement hospitalier universitaire — Paris, psychiatrie & neurosciences (GHU)

Et dans les hôpitaux du secteur général Dans le secteur hospitalier général, c’est le 10 octobre 2019 qu’un collectif inter-hôpitaux appelle à la grève du codage des soins et des actes. Huit jours plus tard, de telles grèves sont déclarées dans plusieurs hôpitaux de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris — hôpital Robert-Debré (19e arrondissement), Saint-Louis (10e), Bretonneau (18e) — au Kremlin-Bicêtre (Hauts-de-Seine) ou encore à Paul-Brousse, dans le Val-de-Marne, ainsi que dans des hôpitaux de Marseille et Clermont-Ferrand. Il s’agissait de lutter contre la déliquescence du système hospitalier en agissant « là où ça fait mal » (ce sont les transmissions des données qui permettent aux hôpitaux de facturer leurs actes à l’Assurance maladie), mais aussi de clamer « la souffrance éthique » qui consiste, pour des médecins, à passer un temps croissant à coder des données plutôt qu’à soigner les patient·es.

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