Article Altermondialisation Société

Cultiver la réciprocité avec le vivant

Claude Llena, François Greslou

Et si nous nous inspirions des peuples qui résistent au développement et qui cultivent des manières autochtones de se relier au reste du vivant pour ouvrir, dans nos cultures, des portes de sortie au développementisme destructeur de la vie écologique et sociale ?

"Les peuples indigènes, nous ne sommes plus considérés comme responsables du retard de l’avènement de la modernité ; mais comme référence importante d’alternatives qui nous permettront de sortir de cette inhumaine modernité. Les Indigènes, nous ne sommes plus le problème, nous sommes la solution", écrivent Pedro Pitarch et Gemme Orobitg. (1)
Dans de nombreux territoires de la planète et dans les communautés traditionnelles que nous avons pu observer lors de nos enquêtes de terrain, l’être humain ne se considère pas comme roi de la création. Il ne cherche pas à dominer ses subordonnés c’est-à-dire les autres êtres vivants ou personnifiés de l’environnement naturel. Car la terre, l’eau, les semences, les animaux, n’appartiennent à personne et sont à la disposition de tous. Ces populations savent encore s’organiser pour gérer au mieux les communs. Alors, comment s’y prennent-elles ?

Les peuples qui résistent au développement

Sans chercher à magnifier les communautés villageoises, ces enquêtes en immersion ont mis en avant des relations à la nature très hétérogènes d’un territoire à l’autre. À l’opposé des peuples modernes qui se sont donnés la mission de dominer l’environnement et sont devenus, en suivant Descartes, "comme maîtres et possesseurs de la nature" (2) les peuples qui résistent au développement ont une cosmovision et en particulier une relation humain-nature tout à fait différente. L’être humain ne s’exclut pas de la nature afin de pouvoir l’exploiter, il en fait partie au même titre que tous les autres membres, comme le décrit Eduardo Grillo (3) à propos de la culture andine quechua : ’Il n’existe pas de séparation entre société et nature, l’homme se sait membre de la nature et pas le plus important, seulement un membre parmi d’autres. Il n’y a pas non plus de séparation entre la nature et les divinités. Société, nature et divinités sont les membres d’une “collectivité naturelle” dans laquelle aucun de ses membres n’est autosuffisant mais chacun a besoin des autres pour sa propre existence".
Ainsi, répondant aux souhaits de paysans de la région de Cajamarca, au Nord du Pérou, un projet a réincorporé l’élevage d’alpagas dans cette région qui, du fait de l’oppression des colons espagnols avait complètement disparu. Le camion qui a débarqué avec son chargement d’alpagas a été acclamé avec beaucoup de joie, sauf une vieille femme qui s’est mise à pleurer. Nous lui avons demandé pourquoi. Elle répond : "Je pleure de joie, notre communauté ne va pas disparaître... Elle est de nouveau au complet car on va pouvoir élever et revivre avec les alpagas que les apus (divinités telluriques) nous ont donnés".
Le droit à la nature et au territoire constitue un acquis fondamental qui n’a rien à voir avec le droit individuel à la propriété privée du monde moderne. C’est pourquoi les paysan·nes sont si déterminé·es et parfois prêt·es à mourir, pour défendre leurs bio-régions parce qu’ils et elles savent que sans elles, ils ne peuvent plus vivre. "Pour les peuples andins, la pachamama est une mère qui donne la vie et pour eux l’extractivisme sauvage est une sorte de violation qui lui arrache les fruits de son ventre et la condamne à devenir complètement stérile". (4)

La communauté pour tisser des liens avec le territoire

La communauté ou ayllu en quechua, constitue la structure sociale fondamentale des Amérindien·nes. En effet, face au très grand nombre et à la diversité des autres membres personnifiés de la nature, une famille isolée aurait été incapable de tisser des liens d’empathie et de réciprocité avec les membres qui partagent son territoire. Elle a donc dû se joindre à d’autres pour former un groupe de familles, une communauté, un ayllu pour être à la hauteur de ces multiples relations. Par exemple : afin de tisser une relation de réciprocité avec le membre personnifié "terrains en pente" et afin qu’il puisse vivre de manière durable, qu’il ne s’érode pas (pour ne pas le laisser souffrir, comme disent les Amérindiens) il faut construire des terrasses ou planter des arbres. Autant de lourdes tâches que seul un nombre conséquent de personnes, une communauté, peut réaliser.
Le "vivre et faire ensemble" des rescapés du développement vaut pour les trois catégories des membres de la collectivité naturelle : les humains, la nature et les divinités qui tissent entre eux des relations empreintes de valeurs, telles que le respect, l’entraide, la fraternité, la solidarité, l’équité, la sobriété, la compassion.
Réciprocité entre société humaine, nature et divinités
Au final, la réciprocité est la valeur qui est source et résumé de toutes les autres. Elle se manifeste concrètement par le don et le contre-don :
• à travers l’ayni pour les relations entre les humains ;
• à travers la minka pour les relations entre les humains et la nature ;
• à travers les rites, offrandes, pèlerinages... pour les relations entre les humains et les divinités. (5)
Concrètement, ces choix de vie se manifestent par le biais de différents comportements ou pratiques tels que : le respect de la nature qui est reconnue comme étant sujette à des droits, la gestion commune des territoires, l’aide mutuelle (l’ayni et la minka), le respect et la prise en compte de l’opinion des personnes âgées, l’attention aux veuves et aux orphelins, l’apprentissage aux enfants des métiers de paysan et de la vie communautaire, la convivialité lors des assemblées et des fêtes, les échanges de connaissances, de semences, de récoltes, etc.
Claude Llena et François Greslou
Claude Llena est enseignant de sciences sociales et objecteur de croissance.
François Greslou est ingénieur agronome et a vécu de nombreuses années au Pérou.

Claude Llena et François Greslou, Demain commence aujourd’hui : horizons pour la nouvelle génération, éd. Un jour/une nuit, nov. 2020, 240 pages, 15 euros. Cet ouvrage est en auto-éco-production, pour le commander : claude.llena@gmail.com. Rajouter la couverture du livre.

(1) Dans Modernidades indígenas, éd. Iberoamericana-Vervuert, 2012, p. 205.
(2) Latour Bruno, cité par Rabourdin Sabine, Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, éd. Delachaux et Niestlé, 2005, 224 pages.
(3) Grillo Fernández Eduardo, "Sociedad y Naturaleza : su relación en las culturas andina y occidental", in Sociedad y Naturaleza en los Andes, Tomo I, pp. 13-38, éd. PRATEC-PNUMA, Lima, 1990.
(4) Wiener Gabriela, article du quotidien péruvien La Repûblica du 21 août 2019.
(5) Llena Claude, Cochabamba. Quand l’informel chasse la misère, éd. Le pédalo ivre, 2012, 206 pages.

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