Après la catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, Silence a tenu une chronologie détaillée de la catastrophe au jour le jour qui a servi de référence, dans ses pages et sur son site internet. Michel Bernard, membre fondateur de la revue et salarié de la rédaction, a publié le texte "Je suis en colère", qui a eu un large écho, et tenu pendant de nombreuses années la chronique "Catastrophe de Fukushima". La revue n’a jamais cessé ce travail de suivi de la gestion de la catastrophe, et refait le point aujourd’hui, dix ans après.
Des responsabilités politiques
Un séisme d’une magnitude de 8, 9 sur l’échelle de Richter se produit au large de Fukushima le 11 mars 2011. Cinquante et une minutes plus tard, la vague du tsunami submerge la centrale nucléaire. Pendant plusieurs années, Tepco, l’entreprise exploitante de la centrale, mentira en affirmant que la centrale a résisté au séisme, ce qui est faux. L’entreprise va promouvoir le discours de la "catastrophe naturelle" comme cause de l’accident, ce qui est faux également. L’accident trouve d’abord son origine dans le refus de Tepco de penser en amont un possible séisme. Le 19 décembre 2001, Tepco exclut, en une note d’une page, qu’un tsunami puisse endommager la centrale. En 2008, l’entreprise lance des travaux de simulation mais ne fait rien pour protéger la centrale (1) — Fukushima est une centrale bas de gamme construite à la fin des années 1960. Dès les premières minutes, la situation est chaotique, le directeur et le président de Tepco injoignables. Pas de manuels, le personnel est seul et la marche à suivre pour refroidir les réacteurs est incomplète, voire manquante. Au cours de l’après-midi, le groupe électrogène de la centrale nucléaire est endommagé et le système de refroidissement lâche. Les réacteurs entrent en fusion et libèrent les déchets radioactifs. Les conséquences sont désastreuses. 340 000 habitant·es de la zone sont déplacé·es et 1 800 km2 de terrains sont contaminés. Des millions de mètres cubes d’océan sont pollués. Près de 32 millions de Japonais·es ont été exposé·es à des retombées d’iode 131, consécutives à l’emballement des trois réacteurs de la centrale nucléaire.
Le Japon et le nucléaire La catastrophe de Fukushima a conduit à l’arrêt de toutes les centrales japonaises en septembre 2013. Mais le Japon a redémarré un de ses réacteurs dès le 11 août 2015, après deux ans sans nucléaire. Le gouvernement avait comme objectif un retour du nucléaire à hauteur de 20 à 22 % du mix électrique en 2030, objectif réaffirmé en 2018 dans son cinquième plan pluriannuel de l’énergie. La part du nucléaire dans la production électrique plafonne pourtant à 3, 6 % en 2019, bien loin des objectifs gouvernementaux. Le gouvernement continue, malgré le désastre de la gestion de la catastrophe de Fukushima, à vouloir miser sur le nucléaire. Actuellement, six des 54 réacteurs du Japon ont été détruits ou endommagés par la catastrophe nucléaire à Fukushima Daiichi, et 15 sont arrêtés définitivement. Le Japon ne compte donc plus que 33 réacteurs nucléaires potentiellement réexploitables pour la production d’électricité : 15 ont leur dossier de sûreté validé et seuls 9 ont été remis en service, dont certains réarrêtés depuis. Début 2021, un seul réacteur est en fonctionnement, les autres ayant été arrêtés pour procéder à de longs et coûteux travaux de mise aux normes de sûreté ; en réponse aux nouvelles alertes du tribunal d’instance d’Osaka.
Décontamination des réacteurs : le planning s’est déjà rallongé de dix ans
Tepco (Tokyo Electric Power Company) est une multinationale japonaise. En raison du coût exorbitant de la catastrophe de Fukushima, dont Tepco était l’exploitant, la compagnie a été nationalisée. Avec les autorités japonaises, elle essaie depuis lors de planifier le démantèlement des trois réacteurs accidentés mais ses plans sont jusqu’à présent irréalistes. Le projet gouvernemental prévoyait que le retrait du curium — mélange fortement radioactif de combustible fondu et de débris — débuterait avant le 10e anniversaire de la catastrophe. Or, Tepco vient de différer ce retrait. La principale raison fournie pour expliquer cette décision est que le bras automatique "spécial”, commandé en Grande-Bretagne, n’est pas opérationnel : au Japon comme en Angleterre, les travaux ont été suspendus par la pandémie. En réalité, force est de constater que, dix ans après le désastre, la technologie qui permettrait de retirer les débris toxiques n’est pas au point. Les trois réacteurs ont fondu, endommageant le système de refroidissement. Les robots actuellement en service ne parviennent pas à résister à l’intensité extrême de la radiation. Le réacteur no 2, moins atteint que les autres, sera choisi pour tenter une analyse de ces résidus dangereux. Quant aux essais du bras automatique, ils sont reportés d’une année, ou deux, ou plus…
Beaucoup de questions restent encore sans réponse : les structures de base qui reposent dans les piscines (barres de combustible neuves ou usagées) sont mal connues. Comment procéder à leur décontamination ? Les ambitions ont déjà été revues à la baisse en 2019. Aujourd’hui, il ne s’agirait plus que de récupérer quelques grammes de curium dans le réacteur no 2 en 2021, alors que l’estimation quantitative des débris s’élève à 880 tonnes pour les trois réacteurs. D’après les estimations de Tepco, la récupération du curium des réacteurs nos 2 et 3 prendrait une douzaine d’années et coûterait 1 370 milliards de yens (11 milliards d’euros).
Le gouvernement et Tepco maintiennent qu’ils pourront démanteler les réacteurs en une quarantaine d’années. Pour le retrait des piscines des combustibles usés, il y a déjà dix ans de retard sur le planning initial.
La question majeure et non résolue des eaux contaminées
Concernant la situation actuelle à Fukushima, un autre problème de taille se pose : comment traiter les eaux contaminées au tritium qui continuent d’être stockées sur le site de Fukushima-Daiichi ? Pour refroidir le curium (cœur fondu), de la centrale, des milliers de mètres cubes d’eau ont été irréversiblement contaminés. Selon le journaliste japonais Kolin Kobayashi, il y avait en octobre 2020 1 043 réservoirs avec 1 233 985 m³ d’eau contaminée. Ces eaux sont appelées "eaux traitées" par Tepco pour minimiser leur nocivité, alors qu’environ 70 % de l’eau traitée contient des radionucléides dépassant la norme fixée par les autorités (2).
Le président de la Commission de régulation de l’énergie nucléaire (NRA) propose tout simplement de les rejeter dans la mer, perspective à laquelle les pêcheurs de la région sont fermement opposés, tout comme les pays voisins, notamment la Corée du Sud. Par ailleurs, au cours de réunions publiques organisées par le ministère de l’Économie et de l’Industrie (METI), de nombreux citoyen·nes ont insisté sur la nécessité d’un stockage au sol de ces eaux radioactives. Mais jusqu’ici, le METI n’a tenu aucun compte de ces opinions. La question est aussi internationale. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et l’ONU demandent au Japon de reporter sa décision de rejeter ces eaux dans l’océan pour pouvoir en discuter internationalement. Car d’autres solutions existent, comme l’évaporation ou le stockage de long terme, préconisé par Greenpeace par exemple.
Alors que les capacités de stockages sont proches de leur limite, que faire de ces eaux contaminées ? La mer est-elle vouée à devenir une poubelle nucléaire ? Le conseil citoyen japonais nommé "Arrêtez de polluer davantage la mer !" demande notamment à Tepco de prendre en compte l’avis de la population et d’organiser un grand débat national sur les moyens du traitement de l’eau radioactive de la centrale de Fukushima Daiichi. Kolin Kobayashi souligne qu’une commission citoyenne de l’énergie nucléaire, indépendante, propose de garder l’eau sur le sol pour 100 ans, soit sous la forme durcie à l’aide de mortier, soit en fabriquant des réservoirs gigantesques. Alors que la question est maintenant internationale, espérons que la pression permettra de ne pas détruire l’écosystème marin.
Le travail à risque du démantèlement
La situation des travailleurs du démantèlement a très peu changé en dix ans. Énormément de sous-traitance, des salaires très bas… et des risques de contamination. Selon le ministère du Travail, on compte 269 cas de maladies liées au travail ayant conduit à une indemnisation depuis le début de la catastrophe nucléaire à la centrale de Fukushima, dues aux conditions de travail très difficiles sur le site. En ce moment, environ 4 000 personnes travaillent chaque jour sur le site et beaucoup sont exposées à des rayonnements ionisants. L’agence Kyodo, qui relaie l’information du ministère, signale notamment six cas de travailleurs ayant développé un cancer ou une leucémie en raison d’une exposition aux radiations, et quatre autres qui ont souffert de maladies liées au surmenage. L’article mentionne aussi 313 accidents, dont trois mortels, sans expliquer le lien avec le chiffre précédent.
L’impossible recensement des cancers
Dans la région, d’après les examens de la thyroïde pratiqués sur les enfants et adolescent·es âgés de moins de 19 ans lors de l’accident nucléaire, le nombre de cancers diagnostiqués excède désormais les 200, dont 166 cas avérés après opération. Mais l’année dernière, la sous-commission d’évaluation des examens de la thyroïde a fait état de 11 autres cas, non comptabilisés dans ces chiffres (3). Dès le mois de mai 2011, l’Institut national des sciences radiologiques (organisme d’État) reconnaissait le cas d’une fillette de Futaba qui a reçu à la thyroïde une dose équivalente à 100 millisieverts (mSv). Or, jusqu’à présent, le gouvernement prétendait qu’aucun enfant n’avait été exposé à de telles doses.
Par ailleurs, la Commission de régulation de l’énergie nucléaire (NRA) a exprimé son intention de supprimer 2 400 bornes de mesure de la radioactivité installées dans le département de Fukushima, à l’exception de celles placées dans 12 municipalités désignées comme "zones évacuées". Cette mesure se heurte à une forte opposition de la population locale, notamment des mères d’enfants et d’adolescents. Un tiers des municipalités du département ont présenté au gouvernement des requêtes demandant le maintien de ces bornes. Le 24 août 2019, le gouvernement de la préfecture de Fukushima a annoncé l’arrêt de la surveillance médicale de la population pour la fin 2020. Les autorités s’appuient pour cela sur le fait qu’après le suivi de tous les enfants au moment de l’accident, il y aurait peu de cas d’augmentation des cancers de la thyroïde, que le suivi des femmes enceintes n’a pas révélé pour le moment de hausse des malformations, que le nombre de dépressions chez les mères est en constante baisse (passant en dix ans de 27 % à 21 %).
Les autorités de Fukushima affirment que les populations n’ont été exposées à la radioactivité que pendant les quelques semaines qui ont suivi l’accident. La réalité est toutefois différente : les maladies provoquées par les retombées de césium se déclenchent surtout après une dizaine d’années, de même pour les malformations chez les bébés (donc, en arrêtant le suivi maintenant, on évite de rendre les conséquences trop visibles). Du césium et même du plutonium (plus lourd, donc retombant sur des distances plus courtes) ont été trouvés à Tokyo, à 200 km des réacteurs et, surtout, les trois réacteurs accidentés sont toujours émetteurs d’un nuage radioactif aujourd’hui. En effet, les réactions nucléaires au sein des cœurs des réacteurs n’ont pas encore été arrêtées. Tout cela laisse à penser que la corrélation entre l’exposition aux radiations et les conséquences sanitaires a été soigneusement dissimulée par les autorités.
Monique Douillet
(1) Les simulations étaient basées sur une vague de 10, 2 mètres frappant les réacteurs nos 5 et 6, de 9, 3 mètres pour le réacteur no 2 et de 8, 4 mètres pour les réacteurs nos 1, 3 et 4. Le séisme envisagé était d’une magnitude de 8, 2.
(2) Revue Sortir du nucléaire, "Fukushima, désordre invisible pire que le visible", no 88, hiver 2021.
(3) Un fonds d’aide à ces patient·es a découvert que certains d’entre elles et eux avaient été opéré·es ailleurs qu’à l’hôpital universitaire de Fukushima sans être soumis aux examens officiels du département, lequel a décidé de ne pas les inclure dans ses études de cas. La sous-commission d’évaluation devrait entamer une recherche sur la corrélation entre l’accident et ce type de cancer. Mais son occurrence parmi les enfants et adolescents du département de Fukushima semble impossible à estimer, dans la mesure où certains cas échappent à un recensement qui n’est pas effectué de façon systématique.
La revue Silence est historiquement liée, et partage encore aujourd’hui ses locaux avec le Réseau Sortir du nucléaire. Depuis sa création à la fin des années 1990, cette fédération d’associations a su regrouper, autour d’une charte d’objectifs pour sortir du nucléaire, plus de 900 associations et 60 000 personnes. Outil d’information, de coordination et d’impulsion de mobilisation nationale, ce réseau permet d’ancrer sur le terrain et dans le discours la lutte antinucléaire, plus que jamais nécessaire. À l’occasion des dix ans de la catastrophe de Fukushima, le numéro 88 de la revue du réseau donne la parole à des chercheuses, journalistes et militant·es japonais·es pour faire un bilan d’étape de la gestion de la catastrophe nucléaire.
Sources :
Yu Kotsubo, ACROnique, 25 décembre 2020
Conférence de presse à Tokyo le 23 décembre 2020 (extraits The Associated Press)
ACROnique de Fukushima, 1er décembre 2020
Noriyoshi Ohtsuki, ACROnique de Fukushima, décembre 2020
Association Nos voisins lointains, message de Mme Ruiko Muto
Blog de Pierre Fetet : www.fukushima-blog.com
http://www.enfants-tchernobyl-belarus.org